Dans le cadre de la Biennale internationale du spectacle vivant (Nantes, 17-18 janvier 2018), j’ai été invité par Fabien Jannelle à faire une brève intervention sur la « Déclaration de Villeurbanne » adoptée par une réunion de directeurs de théâtres publics en mai 1968.

J’avais eu à travailler sur ces événements, de façon approfondie, pour l’écriture de la pièce Mai, juin, juillet (Editions Les Solitaires Intempestifs 2012), qui a été créée au TNP (Villeurbanne) en 2012, puis au Festival d’Avignon 2014, et reprise au TNP en mai-juin 2015.

On trouvera ci-dessous le lien vers la vidéo, suivi du texte de cette intervention à Nantes.

Vidéo Villeurbanne

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Sur la « Déclaration de Villeurbanne »

(Biennale internationale du spectacle, Nantes, 18 janvier 2018)

 

Le soulèvement de mai et juin 1968 a été vécu, par ses protagonistes, comme une insurrection des formes de vie créatives, productives et autonomes. À leurs yeux, cette révolte avait pour but d’ébranler, ou de mettre à bas, les contraintes et limites imposées par des pouvoirs étatiques, marchands, et par des structures sociales figées. Il se trouve qu’au théâtre, la levée de ces forces s’est exprimée par deux mouvements différents, et en un certain sens contraires.

D’une part, pour un bon nombre de praticiens, il s’est agi, là comme ailleurs, d’une auto-affirmation des tendances les plus inventives, aspirant à plus d’autonomie, de liberté d’action, de moyens économiques. Cette dynamique s’est conçue comme solidaire, et partie prenante, du mouvement qui soulevait les universités et les lieux du travail salarié. Elle s’est manifestée chez les metteurs en scène et directeurs de théâtres publics réunis à Villeurbanne. Ceux-ci ont voulu proclamer leurs droits à une création libre et à un meilleur soutien des pouvoirs publics. Dans l’esprit des plus déterminés, par une confusion sincère et un peu aveugle, cette exigence ne faisait qu’un avec leurs propres revendications corporatives, en tant que metteurs en scène (pour le pouvoir artistique) et directeurs (pour la liberté de programmation et l’autorité). La formule « le pouvoir aux créateurs » – le mot « créateurs » étant ici entendu comme synonyme de metteurs en scène-directeurs – formule dont l’invention semble revenir à Roger Planchon[1], exprimait l’unité de ce point de vue. Elle n’a pas manqué de créer quelques différences d’appréciation avec d’autres participants à la vie théâtrale, par exemple les personnels techniques et administratifs, réunis au même moment à Strasbourg. « Différences d’appréciation », on l’aura compris, est un terme pudique pour conjurer le spectre, au sein des théâtres, d’une possible lutte des classes.

Car par ailleurs, et simultanément, le soulèvement du printemps 68 s’exprimait par une tout autre dynamique : la mise en cause générale de la « culture », dans son organisation effective, considérée par une aile marchante du mouvement comme une composante du monde ancien, et à ce titre souvent vue par les insurgés en tant que « culture bourgeoise ». Cette conception interprétait les institutions culturelles comme structures sclérosées et caduques – au même titre que l’université, alors au centre de la tourmente – dont il fallait bouleverser l’organisation et jusqu’aux principes. Le caractère réservé de la culture, privilège d’une part étroite de la société, était attaqué, au même titre que sa pratique hiérarchique, distinguant les pratiquants actifs des spectateurs passifs – division déjà vivement contestée dans l’enseignement supérieur. Le théâtre, élément central de la vie culturelle, n’allait pas échapper longtemps à cette mise en question, générale et profonde.

Deux tendances, donc : l’une affirmant, voulant renforcer les droits du théâtre et de ceux qui le pratiquaient, et le dirigeaient, l’autre entendant mettre à bas la forme même du spectacle hiérarchique et privilégié, comme appareil d’un monde à refaire.

 

Or, la « déclaration de Villeurbanne », de façon inattendue, exprime dans sa structure cette contradiction. De façon inattendue, parce qu’il s’est produit à Villeurbanne un phénomène assez fortuit. La réunion s’est ouverte peu après le 20 mai, au plus haut de la vague insurrectionnelle. Les directeurs étaient à la fois enthousiastes et désemparés. Pendant quelques jours, le pouvoir politique a pu sembler frappé de paralysie, et les perspectives révolutionnaires les plus audacieuses, ouvertes. La réunion a souhaité s’exprimer par une « Déclaration » – les journées, et l’époque en général, étaient très déclaratives. Mais, ne sachant trop qu’y mettre pour se hausser à l’altitude de ces jours d’exception, elle a en a confié la rédaction à un des présents, presque marginal : Francis Jeanson. Philosophe, très proche de Sartre, connu comme animateur des « réseaux Jeanson » pendant la guerre d’Algérie – réseaux de soutien, et d’aide clandestine, à la lutte des révolutionnaires algériens –, l’homme semblait avoir les qualités littéraires, pensantes et politiques convenant à une telle secousse. L’assemblée lui a délégué la tâche avec, on imagine, un certain soulagement. Mais Jeanson était peu représentatif de la réunion dont il devait formuler les pensées : les hasards d’une biographie agitée, et de liens familiaux, lui avaient fait rejoindre depuis peu l’équipe du Théâtre de Bourgogne dirigé par Jacques Fornier. Jeanson n’était pas un homme de théâtre au sens ordinaire, ni même un professionnel de la culture – ce qu’il sera ensuite, pour une brève période. Il rédigea un document, qu’il n’est pas excessif de tenir pour assez décalé par rapport aux points de vue qui couraient dans ces séances. Au centre de ces courtes pages, se trouve l’expression caractérisée, déterminée, quoique formulée en termes très originaux – car Jeanson portait une authentique pensée personnelle – de la deuxième tendance dont j’ai parlé : une mise en cause de la culture bourgeoise, de son caractère de privilège, par l’invention, à vrai dire assez géniale, d’un concept exprimant cet écart entre les théâtres et la société en mouvement : le concept de « non-public », appelé à une forte et longue résonance. Mais ceci n’avait rien à voir, et manifestait même une contradiction sourde – dont les signataires n’eurent sans doute pas une conscience immédiate –, avec les exigences corporatives des directeurs assemblés. Ces demandes-là trouvèrent place dans une annexe à la déclaration, due, elle, sans doute à Roger Planchon, et qui formulait des exigences de niveaux de financements, d’autonomie de décision et de programmation – avec quelques concessions latérales aux idées cogestionnaires, lesquelles envisageaient une part plus active des personnels et usagers. La déclaration de Villeurbanne et ses annexes expriment donc de façon quasi parfaite, épurée, ce qu’on peut interpréter ou comme une ambiguïté intérieure, ou comme une contradiction latente, dans la réunion de ce séminaire de travail. Séminaire dont Vilar, qui refusa de s’y joindre, en raison sans doute du caractère écarté, et fermé, des séances, désignait les participants comme « les séminaristes »[2].

 

Cette contradiction nous habite encore. On peut y voir l’expression de la tension intime, qui hante le théâtre, entre ceux qui le font et ceux qui le regardent, ou entre ceux et celles que passionne la singularité de la création, et d’autres qui s’exaltent pour l’universalité de son adresse et l’extension de sa pratique – même si nous sommes tous emportés par l’espoir de voir la contradiction se surmonter et la tension se résoudre. Elle s’entête pourtant, dans l’écart entre une défense de l’identité-théâtre – au nom de la promotion de l’art – et une mise en cause de sa structure comme pièce d’un monde confisqué. Par les temps qui courent, la voix des forces théâtrales créatives s’est beaucoup renforcée, non pas tant grâce aux directeurs que par le fait d’une couche sociale en puissante expansion, le peuple des acteurs et actrices, artistes en général, ou « compagnies », qui existaient alors de façon moindre et s’exprimaient peu. L’autre pan, la critique de l’étroitesse du monde culturel, semblent moins portés par un soulèvement social pugnace qu’intégrée aux préoccupations marchandes et aux circulations de commerce, dont nous ne pouvons pas, dans ces murs, ignorer l’énergie. Ce n’est pas une raison pour ne pas espérer que l’incongruité de la déclaration de Villeurbanne trouve des lecteurs et des héritiers.

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[1] Cité par M. Bataillon, Un défi en province, Planchon, récit d’une aventure théâtrale, 1957-1972, Marval, 2001, p. 320.

[2] Indication fournie par la très regrettée Sonia Debeauvais, tout récemment disparue. Sur tout ceci, voir Denis Guénoun, Mai, juin, juillet (Sur les théâtres de 1968), Ed. Les Solitaires Intempestifs, 2012.