Il me semble nécessaire, dans la phase où je me trouve, de faire un point. (Parenthèse. Dans ce qui suit, j’emploie beaucoup la forme je, ou ses voisines. Mais tout conduit à interroger cette forme, par dépassement, ou forage interne, ou dépassement par forage, ce qui laisse apparaître, au fond du fond, un trou, vertigineux et bienfaisant.)
Quand on les considère sur quelques décennies, mes activités ont longé plusieurs axes. Quels sont les principaux ?
1. Théâtre.
J’ai écrit environ une vingtaine d’œuvres pour la scène, depuis au moins 1974 (et avant), jusqu’à 2017. J’ai réalisé une vingtaine de mises en scènes, depuis 1975 (et avant) jusqu’en 2015. J’ai joué, en tant qu’acteur, à diverses reprises, mais plus ou moins selon les périodes. Cette activité s’est interrompue depuis plusieurs années. Ce n’était pas la première coupure, et j’ai pu penser, chaque fois, que j’avais délaissé définitivement le théâtre en tant que pratique. Pourtant, il semble bien, aujourd’hui encore, que ce ne soit pas le cas. Après chaque halte, des possibilités se sont ouvertes et je les ai envisagées de façon positive. C’est ce qui a lieu, de nouveau.
2. Philosophie.
J’ai écrit de nombreux essais, longs ou brefs, imprégnés de philosophie (depuis au moins 1968), puis décidément philosophiques, en particulier depuis 1991 (et avant) jusqu’en 2023. La réflexion y était nourrie d’interrogations politiques (ou plus largement historiques), chacun des deux langages influant fortement sur l’autre.
Mais les deux domaines principaux où j’intervenais, théâtre et philosophie*, m’ont longtemps paru disjoints. Comme expériences personnelles, mais surtout dans leurs manifestations externes. Leur relation* n’était pas apparente.
3. Erotique.
Il s’agissait pourtant d’une seule vie. J’ai cru comprendre, il n’y a pas si longtemps**, que le point d’articulation entre ces deux formes d’action (et quelques autres) pouvait résider, de façon inattendue, au sein d’une érotique générale – dont l’appel se faisait entendre partout, mais comme de façon assourdie, depuis un sous-sol.
En effet, j’avais entrepris, depuis dix ans, la rédaction de trois ouvrages pour tenter de m’expliquer avec Eros. Ce travail avait commencé de façon biographique, poursuivant en cela la percée d’un livre antérieur, dont l’écriture puis la publication s’est avérée d’une importance durable pour cette histoire : le récit Un sémite, rédigé entre 1993 et 2000, publié en France en 2003*** puis en traduction aux Etats-Unis en 2014 – mais dans cet ouvrage Eros n’était pas directement en cause. Les trois volumes sur Eros ont alors comporté, outre une autobiographie (érotique), un essai, puis un récit romanesque, que j’appelle une fable.
Ces trois livres sont inédits à ce jour. L’essai devrait paraître d’ici un an : j’annoncerai cette édition dès qu’elle sera datée. Les deux autres, récit autobiographique et fable, n’ont pas d’édition prévue, malgré de multiples efforts.
Il faut y ajouter un recueil de « nouvelles », qui frôlent l’autobiographie ou y plongent. J’ai pu envisager leur publication groupée avec la « fable » ci-dessus, ou bien de façon indépendante. Rien ne s’annonce, à ce jour, pour ces textes. Cela fait donc trois, ou quatre livres, écrits et non encore publiés – malgré mes tentatives.
On peut se douter que le « point d’articulation » évoqué plus haut ne concerne pas seulement une vie personnelle. Cette mise en rapport a pris, dans ces années, à travers ce dialogue avec Eros, une valeur générale, une portée qui me dépasse. En tout cas cette espèce de découverte ne me conduit en rien à sous-estimer l’autonomie des différents domaines que j’ai explorés : théâtre, politique, histoire. Elle les met simplement en relation, par un lien qui se tisse entre elles, comme une toile au départ inaperçue.
4. Théologie.
Dans les mêmes années, le noeud entre ces différents fils de mon histoire s’est mis en jeu autrement. J’avais en effet, après un long processus que j’ai brièvement raconté, eu la chance de voir publier successivement trois livres animés de pensées « théologiques »****. Les guillemets expriment le fait que cette théo-logie se voue à la critique de toute confiscation d’un sens transcendant par le mot « theos » – Dieu. Le travail s’est poursuivi, récemment, grâce à mon accueil à la Faculté de théologie de l’université de Genève, dans le cadre d’un doctorat. Sa préparation a fait naître un essai, intitulé Tu, sous-titré Recherches sur la possibilité de la prière. Une première rédaction de ce livre, attentivement revue, vient d’être terminée. C’est ce qui a motivé la présente nécessité de faire un point.
Car, avec la mise au net des trois (ou quatre) livres portant sur Eros, et du manuscrit de l’essai théologique, il me semble bien me trouver dans une situation toute nouvelle. Des travaux de longue haleine, menés sur une quinzaine d’années (et avant) sont parvenus à une relative stabilité dans leur expression. J’espère leur publication un jour ou l’autre. En tout cas, je vois avec netteté que ces deux « chantiers » si absorbants convergeaient vers un même point : sur le fond de la matière Histoire, dont il s’agit toujours d’explorer la raison et, je le maintiens, le « sens », questionner la passion du je, et son creusement, son dépassement érotique et théologique. L’unité de cette enquête tient à la recherche d’un percement de l’identité-image, identité-objet, par une autre puissance. Celle-ci se cherche à travers le je (et non le moi). Elle s’éprouve comme réponse à un appel, ici appelé tu : fraternel, sororal, sensible et transcendant. Ce qui, on le comprend, ne vaut pas seulement pour les individus.
Viendront, je suppose, d’autres réalisations, d’un autre type. Mais je voudrais m’occuper à rendre lisible, audible, le tracé de ces lignes et la netteté de leurs croisements. Je suis convaincu que tout ceci forme un ensemble (pour ne pas me précipiter sur le mot « œuvre ») qui mérite une certaine attention. Je tenterai, encore, de faire connaître les parties importantes qui ne sont pas accessibles. Et je chercherai à faire mettre en lumière l’élan fondamental qui porte ces différentes formes d’élaboration.
Ce site, et son « Journal public » devraient être un lieu d’élection pour travailler à ces éclaircissements.
*
* Cf. Relation – Entre théâtre et philosophie, éd. Les Cahiers de l’Egaré 1997, réédition prochaine sur ce site.
** Dans la préparation puis le déroulement d’un colloque, tenu en 2017 à Lausanne et Genève à propos de mes travaux.
*** Ed. Circé.
**** Des Verticales dans l’horizon, Labor et Fides, 2018; Trois soulèvements, Labor et Fides, 2019; Matthieu, Labor et Fides, 2021.