Pour la troisième fois, je viens de porter à son terme ce que j’ai longtemps appelé « le chantier ». Troisième fois : la première en 2016-17, la deuxième en 2018 [1] et la troisième aujourd’hui. Ce travail d’écriture, entrepris à la fin de l’année 2008, m’a donc occupé, à ce jour, exactement quinze ans. Pas exclusivement bien sûr, mais de façon très prenante et tout de même exclusive à certaines périodes, comme ces derniers mois. Rappelons ce dont il s’agit.
À l’automne de 2008, dans un certain désarroi sous l’effet d’événements personnels et professionnels mêlés, j’ai voulu tenter de m’expliquer avec Éros. Je l’ai fait d’abord, pendant quelques mois, sous la forme d’une sorte d’autobiographie érotique, dans laquelle j’ai consigné mes souvenirs et mes questions avec le plus de loyauté dont je me sois senti capable dans une telle matière. Or, à peine cette première écriture terminée, d’un trait (au printemps 2009), au lieu d’en amorcer la révision comme cela m’était habituel, j’ai immédiatement mis en chantier un deuxième livre, un essai, théorique, sur les mêmes questions. Puis, avant même d’avoir mené celui-ci au bout, et sans en abandonner l’écriture, j’ai entamé de façon tout à fait déraisonnable la rédaction d’un troisième ouvrage, qui se présentait, lui, comme ce qu’on appelle généralement une fiction, d’allure romanesque, et qu’en l’occurrence j’ai toujours préféré désigner comme une fable. Tout cela a été réalisé, dans un élan torrentiel, jusque, me semble-t-il, en 2010 environ.
Le résultat constituait un ensemble très volumineux. Plusieurs centaines de pages en tout, dont la moitié environ pour le premier volume, et un quart pour chacun des deux suivants. J’ai présenté cette tentative, publiquement, à deux reprises : au tout début de la mise en route, à l’occasion d’une invitation à Montreuil par le groupe d’équipes Cap* [2]. Cette première présentation, intitulée « Route de nuit », est inédite à ce jour. Je la publierai peut-être un jour ici. Le second exposé a été donné en clôture du colloque qui m’a été consacré à Lausanne et Genève à la fin 2017, et dont les actes ont paru aux éditions Metispresses (Genève) en 2020 [3]. Mon intervention y figure sous le titre « Le chantier ». C’est à cette occasion que j’ai eu conscience, à nouveau, du fait que le travail n’était pas encore dans un état satisfaisant pour moi. J’en ai alors entrepris une révision générale, tout en respectant sa structure d’ensemble, en 2018 [4]. Enfin – si je peux employer ce terme –, de façon tout à fait inattendue, j’ai remis le tout en chantier depuis cet été 2023, avec la conviction de trouver le résultat aujourd’hui, sinon définitif, au moins à peu près stabilisé.
Cette nouvelle forme est très différente des précédentes. D’une part, il s’agit maintenant de trois ouvrages, assurément liés par leur objet, mais distincts, lisibles séparément. En effet, dans la première version, les « genres » littéraires ne cessaient de se mêler dans les trois parties : l’autobiographie initiale comportait de longs développements théoriques sur Platon. L’essai médian comprenait des digressions autobiographiques nombreuses. Et la fable finale était abondamment mêlée d’autobiographie et de réflexions, portant en particulier sur le processus d’écriture lui-même. Ce qui m’avait conduit, un temps, à concevoir – et à proposer à des éditeurs, très perplexes – l’ensemble comme un seul livre, intitulé d’abord Eros, chantier, puis L’Expérience. Cela faisait un volume à la fois écrasant par sa taille et insaisissable par l’incessant va-et-vient de ses formes. Dans sa construction d’aujourd’hui, ces croisements ont été éliminés, de sorte que chaque livre ressortit clairement à un genre : récit « autobiographique » (je précise ci-dessous), essai de réflexion, affabulation romanesque. D’autre part, les volumes sont devenus bien plus courts, chacun correspondant à 150 pages environ. Des parties entières ont été supprimées, et les trois ouvrages ont été resserrés, dans le but de leur donner une forme plus droite et plus ferme.
Ce sont donc désormais trois livres, terminés, présentables. Je ne leur connais pas de titre d’ensemble fixé, et peut-être n’en faut-il pas. Pour mes fichiers personnels, je les rassemble sous la rubrique de Triptyque des seuils (comme un écho à la Trilogie de Pâques de mes années 1984-1992). En voici une brève présentation.
L’essai, initialement écrit en second, devient le premier panneau de ce triptyque. C’est celui dont j’ai repris d’abord, en cet été 2023, la réfection. Pourquoi ? Certains de mes lecteurs, proches amis, consultés durant ces années de gestation, l’avaient reçu comme le travail le plus visiblement nécessaire, et avaient pensé sa publication comme la plus envisageable dans un premier temps. C’est aussi l’impression que j’en ai eue, après une longue pause (2018-2023), durant laquelle, après quelques tentatives d’édition, j’ai bien cru bien avoir rangé le tout au placard des espoirs sans suite. Mais brusquement, sans m’y attendre, cependant que je travaillais à autre chose, j’ai vu clairement surgir la possibilité d’en faire un essai net, simple, qui disait sans détours ce qu’il avait à dire. J’ai alors délaissé tous les travaux en cours et, pris d’une véritable addiction d’écriture, j’ai donné corps à cette nouvelle version d’un seul trait. J’y ai réintégré les parties sur Platon qui figuraient dans le récit biographique et, inversement, supprimé les incessants écarts personnels qui venaient croiser la réflexion. J’ai changé le titre, reprenant celui d’Homosexualité transcendantale, qui était déjà le nom d’une conférence donnée en 2007 à la Sorbonne sur le dramaturge Jean-Luc Lagarce, à propos de sa pièce Le Pays lointain [5]. Je souhaite d’ailleurs en republier le texte, qui a tout lancé, en annexe de l’ouvrage. J’ai terminé cette réfection à fin de juillet 2023, et l’ai fait parvenir illico à plusieurs de mes connaissances qui pouvaient être de bon conseil. J’ai reçu des échos très encourageants, et en tout cas une belle proposition de publication. L’ouvrage devrait voir le jour, seul, en 2024 j’espère. Je préciserai ici, dès que possible, le lieu et la date de cette édition.
La chose étant ainsi relancée, et sous l’effet de ces premières réactions positives, qui différaient nettement des précédentes, je n’ai littéralement pas pu m’empêcher d’entamer la reprise du premier volume qui, on le comprend, devient désormais le deuxième. Cette autobiographie a été allégée d’une de ses parties – un bon tiers – et, plus encore que l’essai, considérablement resserrée, voyant disparaître de nombreux développements qui, subitement, ne m’ont plus paru indispensables. Cela fait un récit qui trace plus décidément sa route. Je ne l’ai à ce jour soumis à aucun nouveau regard. Il s’intitule Surfaces, profondeurs. Est-ce vraiment une autobiographie ? Oui et non. Assurément la matière est extraite de mon expérience. Mais, pour d’évidentes raisons de respect, tous les noms de personnes et de lieux ont été transposés de la façon la moins reconnaissable possible (sinon pour les tout proches, peu nombreux [6]), et, au-delà, l’affinement ou la condensation que j’ai opérés font que le récit « colle » moins à mon histoire, et devient une sorte d’épure biographique, à ce titre relativement transposée. Le narrateur y est anonyme. On pourrait dire, si le nom n’était pas trop lourd, que c’est plutôt une para- ou une méta- biographie – ou, plus simplement, une écriture de soi, une autographie [7]. Nous verrons.
Enfin, j’ai considérablement transformé le troisième livre. D’une part, j’ai supprimé tous les noms de personnages et de lieux – concernant ici des figures inventées –, les remplaçant par des périphrases, et surtout, pour les personnes, par des initiales abstraites. Un peu comme dans certaines dernières œuvres de Beckett. Et j’ai tellement resserré l’ensemble, éliminant toutes les digressions et les autocommentaires qui figuraient en grand nombre, que le résultat, initialement assez bref, prend maintenant la taille d’une sorte de longue nouvelle, de soixante-dix pages environ. J’aime beaucoup mieux ce texte, que je trouve fait pour être lu – ce n’était peut-être pas tout à fait le cas de la version précédente. Une de mes amies me racontait tout récemment, à propos d’un de ses premiers livres, qu’un excellent éditeur lui avait désigné tous les développements environnants comme « l’échafaudage » qui avait servi à bâtir le livre, et qu’il fallait alors retirer. C’est exactement ce qui m’est arrivé. Mais le mien (qui n’est pas le premier…, quoique tout de même oui, si c’est une sorte de roman) apparaît désormais comme un discret petit bâtiment, fin, dégagé. Il me semble qu’il tient debout. Cela s’appelle Devant la maison. Le titre est inchangé depuis le début.
Constatant alors la grande brièveté de ce troisième ouvrage, et aussi sa forme, j’ai eu l’idée de lui adjoindre une série de petits récits écrits en 2021, autour d’une nouvelle assez consistante intitulée Jean Durant. J’ai d’abord craint que cette mise bout à bout soit artificielle. Mais, à la lecture, il ne me le semble pas – surtout parce que l’objet de ces récits s’articule clairement à celui des trois livres du chantier. Nous verrons. En tout cas, cela s’intitule désormais : Devant la maison suivi de Histoires de Gilles. Gilles est le nom du narrateur qui court dans ces nouvelles (venues).
À ce jour, je constate avec un grand étonnement la mise au point, à peu près stable, d’une entreprise qui m’aura tenu quinze ans. Je ne suis pas certain de chercher tout de suite, en tout cas très activement, une publication pour les volumes II et III. Je vais d’abord observer comment se développe le projet d’édition de l’essai, qui méritera bien, pour le coup, cette appellation.
(20 octobre 2023)
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[1] Voir sur ce site : Panneau : sortie de chantier, Actualités, le 23.07.2018.
[2] Prononcer Capétoile. Il d’un regroupement de plusieurs compagnies (théâtre, danse, cinéma). En l’occurrence l’invitation émanait de la compagnie Le Réseau et de son animateur Bernard Bloch, ami de toujours. La séance a eu lieu le 18 mai 2009.
[3] Voir sur ce site l’annonce de ce colloque, et celle de la parution du livre qui en est issu.
[4] Cf. ci-dessus note 1.
[5] Le texte de la conférence a été publié dans les actes de cette rencontre, et repris dans mon volume Livraison et délivrance, Belin, 2009 (dans la collection « L’extrême contemporain » que dirigeait le cher Michel Deguy.) Cf. le compte rendu de Jean-Louis Jeannelle dans « Le Monde », le 4.06.2009.
[6] Ma vie s’étant déroulée comme elle l’a fait, il ne s’agit là d’aucune célébrité, et dans le public personne ne devrait se précipiter pour les reconnaître. Ce n’est en aucune façon une écriture « à clés ».
[7] Cf. « Althusser autographe », in Livraison et délivrance, op. cit., pp. 245 et suiv.