La presse concernant le spectacle Jules César, créé en juillet 1976 au Festival d’Avignon (Off), a été exceptionnellement abondante, pour une compagnie toute jeune et complètement inconnue, jouant (ce qui était encore peu fréquent) dans un lieu totalement hors circuit : l’église Saint-Joseph de Champfleury.

Un dossier de presse assez complet figure dans les archives déposées à la Bnf : voir le lien Ouverture d’un fonds d’archives à la Bnf

Les articles les plus mémorables, parmi beaucoup d’autres, étaient par exemple ceux de Matthieu Galey dans Le Quotidien de Paris ou de Caroline Alexander en double-page dans L’Express au mois d’août. Mais on retiendra surtout les trois colonnes dans Le Monde du 24 juillet, sous la signature de Colette Godard, portant le titre retentissant (et légèrement agacé) : « Tout le monde parle de Jules César ». En voici le texte :

Tout le monde parle de  » Jules César « 

Il se produit actuellement à Avignon un phénomène  » parisianiste  » à propos de la troupe Compagnie off, venue de Strasbourg, qui présente un Jules César à Champfleury. À peine est-on arrivé de la gare à la place de l’Horloge que déjà on le sait : c’est le  » spectacle à voir « .

À Champfleury, au milieu d’une ZUP et bordant un cercle de gazon, s’élève l’église Saint-Joseph, d’architecture moderne, avec d’un côté un toit courbe à pointes façon pagode, de l’autre un toit plat, et, entre les deux, une haute flèche agressive. Le spectacle commence à la lumière du jour, sur le terre-plein, entre l’église et le gazon où les enfants jouent. Ces précisions ne sont pas inutiles, car les comédiens installés là depuis trois mois façonnent admirablement l’espace scénique, sans essayer de faire oublier ce qui l’entoure : le grondement des trains, les gambades bruyantes des enfants, l’herbe, les murs grisâtres des immeubles. La représentation assume son cadre, si bien que celui-ci ne peut pas devenir gênant.

Des bancs massifs de bois clair délimitent la géographie du lieu. Il suffit de les déplacer pour qu’elle se modifie, se multiplie. Surface, volume, distance, tout est pris en charge.

Les acteurs se tiennent tout près des spectateurs et loin les uns des autres, ou inversement. Cassius, pantin noir, glisse sur les courbes du toit-pagode, et le ciel lui donne son lyrisme. Sur le toit plat trottine Cicéron, silhouette ronde de philosophe bonhomme et désabusé qui regarde l’agitation sans s’y mêler, ou bien apparaissent, figures menaçantes dressées dans le crépuscule, les conjurés. Lorsque la nuit vient, les comédiens apportent de lourds projecteurs noirs sur pied qui dessinent une rosace de lumière, salle où César est enfermé.

La représentation se poursuit à l’intérieur de l’église. Là encore, tout est utilisé : le mystère du culte, le grand vide sombre derrière les bancs où le public est assis, l’écho répercuté par les murs invisibles, la porte qui parfois s’ouvre sur la nuit, sur le monde du dehors devenu un ailleurs, l’harmonium qui répète une brève ritournelle nostalgique accompagnant le rituel du meurtre de César. Scène étonnante, faite de gestes symboliques où la métaphore prend peu à peu une force terrifiante de réalité.

On bascule sans cesse de l’admiration à l’agacement : certains partis pris trouvent sans doute leur nécessité dans le travail interne de la troupe, mais apparaissent comme des solutions de facilité. S’inspirer de Brook, de Ronconi de Vitez, citer Sergio Leone, peut être efficace si la référence n’intervient pas comme un effet purement décoratif. Jouer la dérision peut produire une grande force si cela ne s’arrête pas à la simple parodie, si cela met en relief le tragique.

Ou alors les contradictions deviennent confusion. Peut-on ou non briser le récit, et pour proposer quoi ? La ligne dramaturgique apparaît superficielle : les hommes sont des grains de sable entraînés par le mouvement de l’histoire. Le postulat n’évolue pas, on reste dans l’intemporel, donc dans les idées générales.

Quand on ne se méfie pas des rumeurs qui promettent le chef-d’œuvre, l’agacement risque de l’emporter sur l’intérêt, de cacher le travail, dense, foisonnant des comédiens, les multiples possibilités dont il est porteur. La troupe réunie par Denis Guenoun existe depuis environ un an et travaille habituellement dans un café-théâtre. À Avignon, elle prouve son imagination, son intelligence théâtrale. Elle n’a pas besoin d’un rayon de gloire, mais de moyens qui lui permettraient d’intensifier sa recherche sans discontinuité.