21.07.15
1. Il ne me semble pas que ce soient « les politiques d’austérité » qui appauvrissent une partie des populations européennes, mais bien le capitalisme, son développement, ses crises, son développement par les crises. En quoi cela fait-il une différence ? Ne peut-on voir là deux manières de désigner la même chose, et penser que les « politiques d’austérité » sont simplement la manifestation, l’expression du fonctionnement capitaliste actuel ? Peut-être. Mais cela entraîne tout de même une sensible divergence. Parce que, si les « politiques d’austérité » sont en cause, l’objectif est de les changer. Il faut, dans ce cas, changer de politique – et le problème est alors la mise en place d’un pouvoir politique décidé à ce changement. Si la cause est le capitalisme, l’amélioration véritable ne peut procéder que de la transformation des rapports sociaux, et ce qu’il s’agit de changer, ce ne sont pas (de façon décisive au moins) les gouvernements et leurs politiques, mais les rapports sociaux de production : la propriété du capital, et le lien d’exploitation (le salariat) qui lui est associé. Ce qui suppose ou entraîne évidemment un changement de politiques, mais à une tout autre échelle.
2. Car le capitalisme, tout le monde le dit maintenant, est mondial. Si la source du problème se trouve dans le capitalisme, cela signifie que sa réalité profonde est mondiale. Et que donc toute prétention à le dépasser dans un cadre restreint (national, ou continental) est une illusion, une mystification volontaire ou involontaire. En effet, les états-nations, ou leurs alliances, sont pris dans un réseau de relations sociales, industrielles, financières, règlementaires, dans des flux de circulations de marchandises, de personnes et de biens, dans une organisation du mode de production et de distribution qui sont désormais complètement intégrés, sauf exceptions marginales, dans le tissu mondial du capitalisme. « Maintenant », « désormais » : ces mots ne doivent pas nous abuser. Disons que ces mutations sont maintenant, et désormais, entrées dans le cycle des idées courantes. Mais la réalité, même si elle s’est énormément accélérée et intensifiée, n’est pas récente : le capitalisme est mondialisant par essence, Marx l’avait indiqué depuis longtemps, et on peut dater le devenir-mondial des affaires européennes de la fin du moyen-âge au plus tard – et c’est encore une approximation – : de la révolution technique (les « grandes découvertes ») et géographiques (la circumnavigation terrestre) avec les débuts du processus de colonisation qui en ont résulté. Donc il est essentiellement illusoire d’espérer résoudre des problèmes liés au développement capitaliste en échappant à cette dimension mondiale.
3. Mais ne peut-on vouloir nier cette évolution économique, sociale, géographique, et revenir à un cadre antérieur ? Assurément, on peut le vouloir. C’est vouloir que l’histoire fasse machine arrière. Rien n’interdit ce désir : mais il est foncièrement réactionnaire, au sens littéral. Plus que conservateur, rétrograde : il propose une rétrogradation du processus historique, une volte-face vers le passé. Sans même se demander si la chose est possible (après tout, on peut désirer ce qui ne l’est pas) il faut admettre que, dans ce cas, on devrait rompre avec toute la dimension sociale, économique, relationnelle, culturelle, de ce qui fait les sociétés d’aujourd’hui. C’est à peu près ce qu’ont tenté les Khmers Rouges : retour forcé à la campagne, volonté de réinstaurer une économie autarcique, etc. C’est hostile au processus de développement vivant des affaires humaines, – le vivant ne fait aucune machine arrière – et donc sans doute essentiellement morbide. On peut bien sûr souhaiter que le développement présent de l’humanité soit radicalement critiqué, réorienté, restructuré : dans ses données de consommation et de production. Je le souhaite. Mais quant à moi, j’espère que cette réorientation pourra se faire comme une transformation et une prolongation du devenir, et non comme sa négation. Comme processus de vie, et non de mort.
4. Donc, si l’on veut résoudre le problème évoqué (l’appauvrissement de certaines populations européennes) en allant de l’avant dans le devenir historique, et non en niant celui-ci pour le retourner vers l’arrière, il faut le traiter en tant que problème mondial, mettre en œuvre l’approche mondiale d’un problème dont l’essence est mondiale. Or, en examinant la question des appauvrissements à l’échelle mondiale (qui est leur véritable échelle, si la source des appauvrissements réside dans les développements présents du capitalisme, essentiellement mondialisant), on est frappé de constater que les appauvrissements les plus intenses, les plus étendus et les plus graves n’ont pas lieu principalement en Europe, mais dans des zones extra-européennes : Afrique, Asie, et même Amérique latine, c’est-à-dire dans des zones anciennement colonisées par l’Europe, au moins en partie. Or, le développement du capitalisme, depuis le XVIème siècle et encore plus le XIXème, a été profondément lié aux colonisations. Les colonisations n’ont pas été une excroissance externe, un développement surnuméraire d’un capitalisme dont la structure aurait été européenne : le capitalisme européen s’est développé comme colonisateur, et son extension extra-européenne était intimement liée à son intensification (à son intension, si l’on veut) au cœur de l’Europe. Le phénomène a éclaté, dans sa sinistre évidence, au début du XXème siècle, avec la première guerre mondiale : laquelle était, par son déclenchement et son territoire initial, une guerre européenne, mais qui avait pour enjeu déterminant la lutte des grandes puissances coloniales (ou insuffisamment colonisatrices) pour la domination planétaire. En outre, depuis le milieu du XXème siècle, l’aggravation des conditions misérables dans de très larges zones du monde extra-européen n’est pas liée seulement à des données locales, à une arriération ou un retard à la suite d’un développement plus rapide du capitalisme européen (ou désormais nord-occidental), mais elle est intensifiée, accentuée, et même en grande partie produite par le développement mondial du capitalisme. On n’a plus affaire à des survivances de modes de vies anciens, pauvres ou marqués par une frugalité, mais à des formes neuves de misère moderne et post-moderne, liées à l’exode rural, à la croissance des mégapoles, à l’industrialisation sauvage importée, à la surexploitation : au capitalisme mondial dans sa phase actuelle. L’appauvrissement de populations européennes ne peut donc être pensé, et a fortiori traité, que dans le cadre de ce développement intensif des misères mondiales : puisqu’il résulte du capitalisme mondial, dont elles sont l’effet le plus profond.
5. Il va de soi que ces appauvrissements multiples, qu’il s’agisse de la misère exorbitante dans d’immenses régions de ce qu’on peut appeler, pour faire image, le Sud global, ou qu’il s’agisse de l’appauvrissement d’une partie des populations du Nord, n’est que l’autre face d’un phénomène que je mentionne ici sans l’analyser pour lui-même : l’enrichissement relatif d’autres populations du Nord, (et d’une partie de populations du Sud), et le « développement » qui accompagne ce qu’on appelle « la croissance », dont les phases d’accélération ou de ralentissement relatifs font l’objet de toutes les attentions. Les uns et les autres (enrichissements et appauvrissements) sont l’expression de processus de développements capitalistes mondiaux. Sur le fait d’évaluer si la richesse, relative ou arrogante, conquise par certains, suffit à justifier la misère où on voit les autres, on peut laisser chacun aux prises avec sa conscience intime.
6. Or la confrontation entre les misères du Sud global et les richesses du Nord prend plusieurs formes, parmi lesquelles on peut en relever deux principales : d’une part, le face-à-face entre zones de misères du Sud et zones riches du Nord, et d’autre part, une confrontation interne au Nord, du fait des immigrations anciennes ou récentes. On ne le dira jamais assez : le Sud n’est pas seulement au Sud du Nord, mais en son plein cœur, au cœur de son cœur. La totalité des grandes métropoles du Nord voient se développer des zones de grande pauvreté, différenciée selon les lieux, habitées par des migrants du Sud. Dans les pays du Nord se côtoient ainsi désormais deux prolétariats distincts : un prolétariat issu des pays du Nord ou de leur voisinage, et qui compose une part des couches populaires « classiques » (par leur mode de vie et leurs types d’activités), et un autre prolétariat composé de migrants du Sud. Chacun de ces deux prolétariats est doublé d’un sous-prolétariat : pour les couches populaires classiques, mendiants et déshérités en nombre croissant ; pour les couches populaires récentes, désœuvrés et marginaux (au regard des critères socio-économiques habituels). L’appauvrissement des couches populaires dans les zones du Nord (par exemple en Europe) prend donc deux formes distinctes : une détérioration des conditions de vie de couches populaires « classiques », souvent originaires du Nord ; et une misère, relative selon les lieux et les situations, de pauvres issus de l’immigration – dont la situation semble parfois tout de même plus désirable, malgré les morts et les naufrages, à celle des zones d’origine. C’est une des caractéristiques principales des situations présentes : la cassure du prolétariat et des couches populaires des pays du Nord en deux fractions hétérogènes.
7. Or, ces deux fractions se reconnaissent à des traits ethniques. Il y a longtemps, Etienne Balibar avait parlé, avec une grande lucidité, d’« ethnicisation des rapports de classes ». Cette ethnicisation prend des traits multiples : par exemple le fait que certaines professions parmi les plus subalternes sont majoritairement occupées par des non-européens « d’origine » – éboueurs, caissières de supermarchés (pour prendre l’exemple de la France, ailleurs ce sont d’autres professions, ou bien la progression est plus lente, plus tardive, en tout cas le phénomène est global), etc. Pour ce qui nous occupe ici, l’ethnicisation concerne non la répartition par professions (encore que les deux phénomènes s’influencent), mais la division, ethniquement marquée, au sein des couches populaires, entre un « prolétariat » et ses alentours, d’origine européenne, et un autre issu des immigrations du Sud. La constitution du phénomène ne présente aucune énigme particulière : elle est directement issue des rapports coloniaux, des phénomènes de néo-colonialisme après les indépendances, et des migrations récentes liées aux pressions économiques, politiques, climatiques etc., qui s’orientent vers les anciens pays colonisateurs (familiarité géographique, présence de proches, usages langagiers etc.) Cette division ethnicisée des couches populaires tend à nourrir des conflits violents, ou dont le durcissement peut être sans cesse observé.
8. Donc, pour revenir à notre point de départ, l’appauvrissement de certaines couches populaires des pays européens ne doit pas être pensé dans un face-à-face avec l’état-nation, supposé responsable de tous les maux parce qu’il aurait choisi de ne pas appliquer la bonne politique, ni même dans un cadre continental, mais doit être situé par rapport à deux phénomènes fondamentaux qui le conditionnent : le caractère mondialisant du capitalisme, et le fait que les collectivités pâtissant le plus durement de ces évolutions capitalistes sont les populations les plus misérables du Sud global, vivant dans leurs zones d’origine ou migrantes dans les zones riches du Nord. Une politique d’émancipation doit chercher le moyen de défendre les populations appauvries d’Europe, en reliant leur appauvrissement aux misères du Sud. C’est une exigence d’efficacité (parce qu’une réponse dans le cadre national ou continental n’a aucune chance de réussite) et un impératif éthique de solidarité. On ne combat pas le capitalisme en se retournant contre ses victimes.
9. On voit que l’objectif ainsi défini est horriblement difficile à concrétiser. Pour deux raisons, aussi prégnantes l’une que l’autre. D’une part, nous ne disposons aujourd’hui d’aucun modèle politique ou économique permettant de penser une réponse émancipatrice universaliste à la crise et aux méfaits du capitalisme. Nous connaissons quelques outils parcellaires, de petite taille, et quelques traditions de pensée héritées d’états antérieurs du monde. Toute volonté de trouver une solution globale à la crise présente paraît donc irréaliste. D’autre part, les divisions entre les deux prolétariats, ou couches populaires, tendent à s’aggraver, les hostilités à s’accroître, sous l’influence grandissante des extrémismes réactionnaires dans les deux camps. On ne voit donc pas, aujourd’hui, où trouver les voies permettant de dégager des solidarités entre les deux sortes de milieux populaires, opposés.
10. Trois tâches se présentent donc, prioritaires, devant nous. Qui paraissent toutes trois hors de portée. Mais cette impossibilité apparente ne suffit pas à dissuader de les dire. Ce n’est pas du possible (à court terme, avec nos critères de visibilité) que nous avons besoin aujourd’hui – mais du nécessaire.
a) Les problèmes des Européens les plus attaqués par la gestion capitaliste autoritaire et bureaucratique doivent être posés dans un cadre global. Leur traitement politique a pour préalable l’exigence d’une citoyenneté planétaire. L’humanité ne pourra sortir de ces temps difficiles que par l’ouverture vers une solidarité, et – osons le dire – une fraternité, une tendresse vouée à tous les enfants d’humains[1]. On s’étonnera de voir le concept de tendresse s’introduire dans une réflexion politique – et même celui de fraternité paraît déjà un peu obscène. Laissons les froids à leur froideur. Cette solidarité demande une expression politique : la citoyenneté, qui doit être reconnue en commun à tous les humains de la terre (on verra un peu plus tard pour les autres : non humains, non terriens…). Le supposé réalisme qui qualifie ces horizons comme inaccessibles a son champ de légitimité, indubitable, à très court terme. Mais pour l’essentiel, le cœur de ce qui nous occupe désormais, il est un cynisme. L’humanité ne sortira de son trou, actuel ou menaçant, que par un transport de fraternité solidaire qui l’emporte tout entière vers tous et chacun.
b) Pour les problèmes présents, cela suppose de travailler dans deux directions principales. D’une part, de dégager, à chaque moment, l’articulation exacte et précise entre la résistance à l’appauvrissement au Nord et la lutte contre la misère au Sud. Ces deux combats doivent être pensés ensemble. La position de l’un sans l’autre est inutile et néfaste.
c) Mais, plus difficile encore, il est nécessaire de chercher à construire des solidarités entre les populations originaires du Nord, prolétariat ou couches populaires classiques résistant à leur appauvrissement, et le néo-prolétariat ou sous prolétariat des migrants. Lutter pour les uns en ignorant les autres, dans chacun des deux sens, conduit non seulement à favoriser le racisme, mais aussi à conforter la domination capitaliste dans une de ses principales stratégies. Il faut découvrir des solidarités des « Européens » avec les migrants, et aussi des migrants avec les Européens. C’est une condition absolue de l’ouverture vers des progrès dans l’émancipation.
11. En attendant, comme je l’ai écrit à plus d’une reprise dans ces pages, je me sens plus favorable aux politiques visant l’amélioration des situations difficiles, qu’à celles qui s’appliquent à leur aggravation. Dans le conflit européen actuel, je me sens plus proche des orientations qui veulent atténuer l’austérité que de celles qui travaillent à la creuser. Mais ce sont des modalités de gestion du capitalisme, et non des politiques d’émancipation. Souhaiter une reculade de la ligne Schaüble est une marque de santé morale élémentaire. Mais une telle reculade n’aboutira pas à une transformation radicale du problème de l’austérité (outre le fait qu’approuver toute relance de « la croissance » ne devrait pas faire oublier la question du type de croissance souhaité – et donc du type de développement économique, social et écologique désiré pour la planète et ses habitants). Ce serait seulement un progrès dans une gestion « à gauche » du capitalisme – mais gestion du capitalisme tout de même – dont j’ai déjà écrit plusieurs fois qu’elle ne peut assurément pas nous être indifférente.
12. Préférer la gestion gauchère plutôt que droitière du capitalisme : sans aucun doute. Mais l’émancipation appelle : la citoyenneté planétaire, l’articulation des luttes entre pauvretés du Nord et misères du Sud, et la construction de nouvelles solidarités entre couches populaires « classiques » et migrants.
*
[1] Paola Marrati m’a souvent fait remarquer, dans la lignée des analyses de Derrida (Politiques de l’amitié, Galilée, 1994) que le concept de fraternité paraît définitivement marqué par un caractère masculiniste. Je partage cette réserve. Mais il ne suffirait pas d’adjoindre la sororité puisque, selon la même lecture, cela resterait pris dans le schème familialiste, très lié au précédent. Aussi bien n’est-ce pas à ce titre que je retiens, avec une obstination un peu obscure, quelque chose de la fraternité. Pour y voir plus clair, il me faudra, d’ici pas trop longtemps si possible, m’expliquer avec le livre de Derrida. C’est promis. Pour l’instant, je m’entête un peu – mais en assumant l’importance de l’objection.