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17.10.2022

(Une pensée pour Alexis Leprince)

J’aime Balotelli. Rarement consommateur du spectacle des sports, en particulier télévisé, aujourd’hui j’aime Balotelli. Pourquoi ? Lire la suite

17.10.2022

En 1981, paraissait un nouveau livre de Cornelius Castoriadis [1], intitulé Devant la guerre, 1. Les réalités. Cet ouvrage marque un moment très particulier dans la production du philosophe. En effet, Lire la suite

(Les Appels nocturnes, 21)

I. 

1. Comme on a pu le lire dans ces colonnes, je désigne ce dont il est question dans ma quête ou mon enquête les plus profondes, comme relevant du sens [1]. J’ai préféré ce terme à tout autre, Lire la suite

[4 août 2022. Ces matériaux contiennent sans doute des erreurs et coquilles. Si d’éventuels lectrices ou lecteurs souhaitent m’en signaler certaines, je leur en serai très reconnaissant. Je rappelle donc qu’il me paraît souhaitable de les lire dans l’ordre de leur rédaction, c’est-à-dire en commençant par les fragments 1 à 4, puis 5 à 7, puis 8 à 10 avant les 11-13 ci-dessous et les derniers qui suivront sous peu. ]

 

11.

Comme toutes les autres abordées ici, la question de la création se présente sous un aspect double. D’abord, elle concerne la raison d’être, ou le sens d’être, de l’univers. Il y a l’univers – mais cet il y a, qui se présente comme un constat de fait, est trompeur. Parce que l’univers n’est pas un simple fait, qui se donne dans la statique de son constat : c’est un développement, un processus, une histoire. Or, toute histoire est celle du sens de ses séquences, et de leur consécution, il n’y a pas d’histoire sans un sens de l’histoire [1]. Et cette histoire, posée comme sens, ne peut pas ne pas questionner le sens de son déclenchement. Pourquoi y aurait-il un sens patent, avéré de chaque moment de son processus, et pas un sens de ce moment « initial » ? Le sens de l’histoire se répercute comme sens de son lancement, de sa lancée. (Au passage : loin de considérer que c’est le commencement qui fait le sens de l’histoire, comme le veulent toutes les problématiques anti-historiques qui ont fleuri ces dernières décennies, renvoyant la réflexion historique à un a-priori de créationnisme, c’est au contraire le sens de l’histoire, sa processualité, son devenir ou ses devenirs, qui rétroactivement construisent la question de son lancement initial. L’histoire n’est pas prisonnière d’un schéma archéo- (ni, on y reviendra [2], téléo-) logique, ce sont les questions d’origine et de fin qui résultent logiquement de l’effectivité du processus, et de son sens.) Le processus de déploiement de l’histoire universelle projette vers son moment initial la question, inévitable, du sens de l’existence de cette histoire.

Mais cet aspect – la lancée de l’univers – n’est pas la seule face par laquelle se présente la question de la création. Et la seconde éclaire peut-être un peu la première. Car celle-ci pourrait avoir l’allure d’une interrogation purement énergétique : s’il y a une extraordinaire énergie au commencement de l’univers (disons : le Big-Bang, même s’il n’est pas établi qu’il s’agisse là d’un commencement pur), on pourrait penser que ce qui lance cette énergie soit à considérer en termes purement énergétiques : comme une force, une puissance. Ce qui a le considérable inconvénient de renvoyer sans cesse la question de la précédence vers un avant encore antérieur, et donc de laisser la question du début se poser dans cet infini rétroactif comme question d’une suite. Mais si l’on pose plutôt la question du lancement comme question de sens, et non plus comme question de force ou de puissance, l’interrogation se déplace peut-être. En gros, pour le dire en termes théologiques, si l’on renonce à poser la question du transcendant comme celle d’un Dieu puissant, puissant de sa capacité à lancer l’univers, mais si on l’énonce plutôt, à la façon du prologue de Jean, en termes de sens : quel est le sens de l’existence de l’univers, le contenu du concept de création se transforme peut-être. Non plus une question d’un être avant l’être, produisant son existence de façon séminale ou paternelle, mais plutôt la question du sens de l’être, indissociablement en lui et autrement que lui.

C’est à quoi conduit la deuxième valeur du problème : celle qui interroge non plus l’existence de l’univers, mais « mon » existence en son sein. Il y a, là aussi, une interrogation inévitable sur la création. Car le fait que l’univers existe ne suffit pas à rendre compte de mon existence. Peut-être de l’existence d’êtres humains comme faits objectifs : mais certainement pas de la « mienne », comme réalité irréductible à toutes les autres. Et là, le problème se duplique. Si mon existence a un sens (ce qui est incontestable, quand bien même ce sens ne serait que celui d’une interrogation sur le sens : mon existence a au moins ce sens constitué par le fait de s’interroger sur le sens de son existence – même si, à mon avis, le sens de mon existence ne s’épuise pas, pas du tout, dans cette seule interrogation), alors son sens renvoie inévitablement à la question du sens de sa venue, de ma venue dans l’univers. Et s’il y a bien quelque chose qu’il faut interroger comme en arrière-plan de l’univers, comme à l’arrière de l’existant universel (eh oui ! quelque chose comme un arrière-monde, mais en poussant très loin la suspicion sur le concept de monde – non pas le soupçon sur un arrière du monde, mais sur l’idée de monde pour rendre compte de l’existence de l’univers), alors il faut sans aucun doute questionner un espace qui se situe en arrière de moi, un arrière-moi, qui non pas me pousse comme une force, mais qui donne sens à mon être-là (au moins comme question de ce sens, et sans doute pas seulement.) Ce qui me pousse à vivre, ce n’est peut-être pas exactement, ou pas seulement une force de vie, mais le sens de vivre dont la question surgit à chaque pas de mon existence. Et ce sens de vivre vient redoubler, à chaque pas, la question du sens de l’univers. Ces deux sens dialoguent et s’interrogent réciproquement. C’est peut-être là une des portées profondes de cet élan qu’on appelle la prière.

 

12.

Mais quelque chose se déplace dans le dispositif. Je suis parti des deux infinis : l’infini cosmique, et l’infini intérieur. Souvent évoqués (le ciel et le puits [3]). Mais il faut élargir. Il y a d’autres transcendantaux de l’expérience. En voici trois – ce qui fait cinq, peut-être à grouper en trois. Donc, les nouveaux-venus :

a. La présence d’un autre humain. Dans ce cas, le regard (Sartre), le visage (Levinas), l’adresse (DG) attestent immédiatement une transcendance. C’en est peut-être l’attestation première, majeure. C’est en tout cas la seule qui soit absolument incontestable. À ce titre, c’est un transcendantal de l’expérience. C’est aussi la seule qui rend, à l’évidence, possible l’interlocution, l’appel, l’écoute, la réponse. Non que ces dernières soient assurément impossibles ailleurs, mais leur constat est plus incertain, troublé. Au point qu’il n’est pas impossible de penser, comme je l’ai approché plus haut, que l’idée de la prière (l’adresse au cosmos) ou de la plongée méditative (l’adresse à l’infini au fond de soi) ne se produisent que comme transferts de cette relation primordiale.

En un certain sens et dans une certaine mesure, ce lien peut-aussi se manifester dans le rapport à tel ou tel animal. Il y a évidemment un risque de projection anthropomorphique avéré, quand on discute avec une araignée ou avec une moule. Ceci nous conduit au « c » de ces remarques. Mais pour un chien, un cheval, un chat ou tels autres que je connais moins – et pas seulement domestiques – l’interpellation dans le regard ou l’interlocution dans les conduites représentent, à un degré différent mais tout de même certain, un certain rapport à une transcendance du sens.

b. L’existence d’un tiers humain. C’est peut-être ce que Levinas appelle l’illéité : le fait du il. Mais, contrairement à ce qu’indique Buber, le il n’équivaut pas au ça. Le ça concerne les choses, et à ce titre participe de l’infini cosmique. mais le « il » est autre chose. Différemment du « tu », c’est toujours un « tu » potentiel, une autre sorte de trou dans le tissu opaque des choses. Il faudra y revenir, c’est sûr.

c. Et puis, le fait de la vie. Le fait qu’il y a de la vie qui tremble, se meut, résiste et se propage, se défend et s’étend, se développe et s’affirme. Depuis longtemps (mais pas depuis le début). Le fait de la vie se connecte, d’une part à l’infini cosmique, dont il participe (et peut-être, sans doute, s’articule aux premiers tremblements de la matière – cf. « l’accident » de la rupture de symétrie, le boson de Higgs, selon Tonelli [4]), mais aussi, par l’autre bout, il participe de l’émergence de l’animalité, donc du regard du chien ou du chat ou du cheval, et bientôt de la présence du « tu », et donc aussi de l’infini intérieur.

Comment le fait de la vie peut-il être un fait d’expérience, et pas seulement l’objet d’un regard ou d’une pensée cognitifs ? Il y a, évidemment, le regard sur les plantes, etc. Mais ce n’est pas le point décisif. La vie est un fait d’expérience par sa traversée de l’infini intérieur, et très singulièrement par l’expérience de la jouissance, sexuelle, qui est en relation directe avec le vivant et son trouage du réel objectif.

Voilà les trois transcendantaux qui viennent s’ajouter à mes deux premiers. Pourquoi parler alors de groupement ? Parce qu’il faut bien assumer que le « je », le « tu », et le « il » participent d’un fait commun : l’humain, attesté par leur présence commune, pronominale, dans le langage. Il y aurait donc : le transcendantal cosmique, le transcendantal du vivant, et le transcendantal humain. Et il me faudra dire pourquoi je ne consens pas à la dissolution de cette dernière catégorie dans celle de l’altérité.

 

13.

Je ne sais pas si l’idée de création est la bonne, ni le mot approprié. Mais ce qui m’apparaît, c’est qu’il y a quelque chose comme un commencement. Disons : le Big-Bang, même si ce n’est pas un commencement absolu, ce qui me convient plutôt. Mais c’est un commencement : celui de l’univers observable. Pourquoi alors l’idée de création, plutôt que seulement le commencement ? L’objection d’abord : la création semble renvoyer, nécessairement, à un créateur, ou au moins à une instance créatrice. C’est cet aspect que dans l’état actuel d’une pensée possible je récuse : je ne vois pas comment un tel créateur, ou une telle instance créatrice, peut être pensée en se tenant quitte du modèle anthropomorphique de l’ouvrier ou de l’artiste. Mais la création dit aussi qu’il n’y a pas seulement un commencement de fait. Pas simplement le fait que quelque chose, qui n’était pas là, est là désormais. La création dit aussi que la réalité créée a un sens, a du sens. Si c’était un simple commencement brut, ce qui est créé pourrait (devrait) être dénué d’intelligibilité, de lois, d’ouverture à la compréhension. Par exemple : dénué d’histoire, de devenir pensable, sensé. Or, tout l’effort scientifique (mais aussi mythologique, littéraire, philosophique) tend à rendre compte de l’intelligibilité du devenir. La passionnante recherche sur les premiers instants de l’univers (cf. Tonelli, Genèse [5]) est l’enquête vers cette compréhension. L’intelligibilité du devenir est son sens. Pourquoi ce sens devrait-il être accessible à la compréhension des humains ? Telle est l’autre face de la même question. Il est difficile de concevoir un sens étranger à tout envoi, à un sens pour. Et pourtant : l’univers a du sens avant que ce sens soit interprété, compris, analysé par des humains. Il y a ce décalage, ce délai – entre l’histoire de l’univers et l’émergence du « phénomène humain ». Mais le décalage n’empêche en rien de considérer l’extraordinaire congruence qui existe entre le sens réel dans l’univers et les capacités des humains à les interroger. En vérité, et malgré tout, cela a quelque chose à voir avec l’interrogation de Heidegger sur le rapport entre l’être et l’être-là (Dasein), c’est-à-dire l’existence humaine, qu’il formule en disant que le Dasein (l’être-là des humains) est le seul étant où « il y va du sens de l’être », où le sens de l’être, le sens d’être, est mis en question [6]. Je l’énonce pour ma part en termes plus plats, plus réalistes, plus historiques : il y a une certaine congruence entre la création de l’univers et l’émergence, en son sein, du phénomène humain, dans l’interrogation que celui-ci soulève envers l’histoire de l’univers. On peut bien trouver là les deux faces du sens – à la condition de ne pas éluder le fait que l’univers a du sens avant que les humains ne l’interrogent. C’est la question de la transcendance pré-humaine ou extra-humaine, terreau de ce que beaucoup veulent attraper avec le nom Dieu. C’est dans l’espace de ce délai qui résiste à la pensée que vient prendre place la légitimité relative mais difficilement évitable du concept de création.

Or, cette question ne concerne pas seulement les instants initiaux de l’univers. Elle se répercute tout au long de son histoire. Je ne l’aborde pas selon le modèle de la « création continuée ». S’y met en jeu plutôt le fait que toute chose existante semble portée par un acte de création, qu’elle porte en elle, ou sous elle, comme un socle. Toute chose est fondée dans l’existence. Toute chose, même la plus apparemment absurde, a du sens, ne serait-ce que le sens qui autorise à interroger les lois physiques dans lesquelles elle s’exprime – et il n’existe aucune chose qui ne soit justiciable d’une interrogation sur les lois physiques qui décrivent son existence. Même les pensées ou les événements mentaux les plus subtils sont justiciables d’une interrogation sur les processus physiques qui les soutiennent. Cela n’implique absolument pas que ces processus épuisent la totalité de leur sens. Mais on ne peut pas exclure l’interrogation sur une matérialité qui leur soit liée. Et à ce titre ils contiennent, comme dans une espèce de fond, la trace ou l’effet ou la mémoire ou l’attestation d’un acte de création qui les soulève. L’obstacle immédiatement surgit, qu’on a déjà repéré : car dans « acte de création » le mot acte semble lié une intentionnalité ou une volonté. Ce n’est pas ce que je tente de dire, sans néanmoins éluder l’impossibilité de s’en tenir à un simple fait d’existence, dénué de sens. À supposer qu’une telle existence, insensée, si tant est que jamais elle existe, soit même concevable.

Il ne suffit pas de dire que les choses sont créées. La question de la création se pose aussi à l’intériorité, à ce que « je » suis ou éprouve comme existence. Il y a ce fait qui est derrière moi, qui me pousse. En tant qu’il me pousse, il est sensé. Cela n’est pas loin du sentiment obscur de la vie. Michel Henry, avant de céder à une sorte de semi-fascisme théologique [7], avait fait émerger avec beaucoup de force ce lexique et ce thème : la vie s’éprouvant elle-même selon une espèce de certitude obscure. Car la vie à la fois me traverse et me tient. En tant qu’elle me traverse, elle me perce et me déchire. En tant qu’elle me tient, elle assure ma consistance. Ce pourquoi je pense que cette question (de la création qui me tient et me pousse et me traverse) a pour mode d’effectuation particulièrement intense la jouissance, et précisément la jouissance sexuelle. Il n’y a peut-être qu’un seul sens à dire : je suis créé, et : je suis sexué. Mythologiquement : Dieu créa les humains à son image. Homme et femme il les créa. « Homme et femme » (qui, me dit-on, dans le texte hébraïque se dit plus précisément : mâle et femelle) signifiant ici, précisément et exclusivement : justiciable de l’interrogation sexuelle.

*

[1] Cf. l’argumentation précise sur ce point dans D.G., Des Verticales dans l’horizon, Labor et Fides 2018, chap. III.

[2] Les multiples références à des développements à venir traduisent un état de ce projet, lorsqu’il se concevait encore comme réunion de matériaux pour un livre à venir.

[3] Cf. Le ciel et le puits dans ce « Journal public », le 15.02.21.

[4] Guido Tonelli, Genèse­ – Le grand récit des origines, Dunod, 2022.

[5] Cf. note 4 ci-dessus.

[6] M. Heidegger, Être et temps, par ex. § 4.

[7] Tant ses affirmations doctrinaires (tardives, je le redis) sont assénées avec un autoritarisme et une brutalité sans contrepartie.

[3 août 2022 (suite). À celles et ceux qui souhaiteraient découvrir ces notes de travail, je me permets d’en conseiller la lecture dans l’ordre de leur rédaction, c’est-à-dire, en commençant plutôt par les fragments 1-4, publiés dans ce « Journal public » le 2 août, puis par ceux numérotés 5-7, publiés il y a quelques heures, puis par ceux qui sont proposés ci-dessous. Il s’agissait en effet initialement de matériaux pour un livre, rédigés durant le printemps et l’été 2022, où les réflexions étaient présentées dans une certaine suite. Viendront sans tarder les fragments suivants d’un ensemble qui en comporte, à ce jour, 17.]

 

8.

La présence, l’être-là du sens sont à peu près impossibles à formuler avec les codes sensés dont nous disposons. La raison en est assez simple, et peut se dire selon un vague théorème de Gödel pour ignorants, dont je suis : la présence du sens est une méta-donnée du sens, un méta-langage qui se contient difficilement dans la langue dont elle énonce la possibilité et le principe. La présence du sens (en particulier dans l’univers) peut seulement être constatée. En rendre compte ou raison, cela ne peut se faire que dans la langue du mythe, par la figure et le récit : s’agissant de l’univers, le mythe opère en posant un père ou (plus rarement) une mère du sens, en tout cas un donateur responsable du sens par sa donation. Mais la figure mythique écrase ce qu’elle veut éclairer : elle en annihile la transcendance. Le mythe est exactement cela : l’expression de la transcendance dans les récits de ce qui est là, constatable et dicible [1]. Donner un père au sens, c’est écraser la transcendance de la présence du sens dans une mythologie de la génération, de la filiation, de la personnalité (dans le cas de Jésus, par exemple) rapportée à sa provenance génétique. Cette figuration est à la fois désormais caduque et néanmoins difficile à éconduire. Caduque, parce que quelque chose dans la sensibilité moderne, généralisée et irréductible, empêche d’accorder un authentique crédit au mythe du père. De cette caducité, Bultmann a donné la description incontestable [2]. Et résistante à son congé, parce qu’aucune autre disposition de langage n’est disponible pour remplacer aisément la figure et le mythe par d’autres propositions. La seule possibilité reste alors d’exposer la figure comme telle, de la rendre visible dans son statut mythologique, et de faire travailler celui-ci par toutes les ressources du langage – de faire du mythe un usage poétique, et prosodique.

Poétique, la chose est généralement accordée. La nécessité d’une théologique poétique, d’une poétique théologique, est reconnue. Mais prosodique, c’est un peu moins habituel. J’en donne un exemple. Voici deux vers de Hugo :

Et ce n’est pas pour vous que je parle en ce lieu

Je parle pour le ciel qui m’écoute, et pour Dieu [3].

J’ai toujours été frappé par le fait que, pour moi qui suis si rétif à l’usage du nom Dieu, dont la prononciation me donne toujours l’impression, quasi-physique, d’une sorte d’obscénité, la diction de ces deux vers est d’une extrême douceur, et j’y perçois une profonde beauté, en particulier dans leur fin. Il me semble que cela s’explique (non la beauté des vers, mais le fait que je la reçoive si paisiblement). Le fait que Dieu soit précédé de la formule « le ciel qui écoute », prépare pour le terme Dieu un statut résolument métaphorique. Parce qu’il est difficile de considérer « le ciel » comme une entité personnelle, et donc de poser raisonnablement qu’il écoute. Qu’un habitant du ciel écoute, c’est un mythe courant. Mais que le ciel lui-même soit en train d’écouter, c’est bien moins concevable, et donne à l’expression une très grande force (parce qu’une grande incertitude) poétique. Alors vient Dieu : mais il n’est pas dit que ce soit lui qui écoute, en tant qu’habitant du ciel. Le ciel écoute, et lui aussi. Dans son étourdissante virtuosité inventive, Hugo n’aurait pas eu grand mal à trouver une formule pour indiquer que Dieu, logé dans son habitacle céleste, était bien l’auditeur. Mais la formule ne dit pas cela : elle attribue l’écoute au ciel, et, aussi, à Dieu.

Ceci participe du registre poétique. Autre chose vient accorder une extrême force à cet énoncé, qui ne ressortit pas à cet usage tropique, mais à une pratique de la prosodie. Car l’alexandrin hugolien est, à la fois métrique (douze pieds) et rimé (assonance des terminaisons des vers). Cette assonance, dans ces vers, fonctionne par doublets : les vers se succèdent, et riment deux à deux. (Cela peut être différent dans d’autres constructions prosodiques [4]). Après avoir entendu le « lieu » qui termine l’avant-dernier vers ce cette tirade, on connaît la rime qui viendra au terme du suivant, et l’auditeur l’attend. On attend un « ieu » qui viendra conclure. Et Hugo le fait attendre le plus longtemps possible. Car, selon usage, après un vers sans coupe interne, qui coule de façon fluide (Et ce n’est pas pour vous que je parle en ce lieu), par contraste, il conclut par un vers fortement coupé. Mais il introduit la coupure très tard, laissant le flux de langage couler encore pendant neuf pieds (je parle pour le ciel qui m’écoute), puis, après la virgule coupante, laisse tomber à la fin du distique le bref groupe de trois pieds, et donc la dernière syllabe, et donc Dieu. Le mot « Dieu » est ainsi lesté d’une forte charge prosodique : par le calcul syllabique, par la coupe, et par la rime qui l’annonce. Dieu est ici traité, par la métaphore qui le prépare (le ciel qui m’écoute) et par la rythmique qui l’annonce, comme un pur mot poétique. Et c’est pourquoi sans doute je l’entends, ou le prononce, avec joie et douceur. Il arrive que, sous la plume du même Hugo, le même mot me paraisse lourd, déclamatoire, et difficile à faire sortir de la bouche [5].

 

9.

Déjà Spinoza avait vertement critiqué la figuration de Dieu comme un roi, et dépouillé le transcendant de ses attributs monarchiques. Par là, il était entré d’un bon pied dans la déposition de la mythologie personnelle qui leste le sens transcendant. Dans l’analyse du « concept » de Dieu, dans sa description et sa configuration, la remise en cause de sa figure personnalisée était allée très avant. Sauf pour le nom. Spinoza le maintient – de façon très forte, puisqu’il en fait le titre de la première partie de son Éthique, posant cette nomination, et son analytique, comme porche et clé de la compréhension de toute sa structure. S’il est vrai qu’au cours de cette analyse, de nombreux éléments dépersonnalisants transforment la notion du divin, il reste que Spinoza écrit « Dieu ». L’usage du nom propre entraîne avec lui des contraintes syntaxiques, qui font de « Dieu » le sujet de certaines actions. D’où découle l’attribution à « Dieu »  d’une capacité d’amour, évidemment détournée de sa compréhension usuelle, mais où la forme grammaticale continue d’exercer son emprise [6]. Malgré tout le dispositif non-personnel puissamment à l’œuvre dans la pensée de Spinoza – et qui lui a été imputé comme crime, nourrissant les accusations de panthéisme, d’athéisme ou de matérialisme visant ses ouvrages, et son influence – il reste que l’usage grammatical, syntaxique du substantif Dieu et son emploi dans des phrases comme sujet ou complément d’un verbe, support de diverses attributions, maintiennent l’engrenage fondamental qui figurent le sens transcendant dans le modèle de la personne. Ce modèle est anthropomorphique, malgré tous les efforts pour montrer que cette personne-là n’est pas à penser selon son type humain. (Même s’il faut assurément reconnaître que, à l’intérieur d’un tel cadre linguistique, la pratique spinozienne du mot et du concept sont une des expérimentations les plus hardies pour en défaire la texture idolâtrique.)

Ces dénégations, qui tentent de secouer la camisole du langage personnel et de son inéluctable schéma directeur, se heurtent à l’obstacle biblique. Bien sûr, dans la Bible des récits multiples traitent Dieu comme sujet humain, depuis les récits de la création et des premiers moments de l’histoire humaine, jusqu’au dialogue avec Moïse et les prophètes, aux interpellations des psaumes, et à la représentation linguistique comme Père, dans les paroles de Jésus et leurs commentaires. Mais surtout, pourrait-on dire, le texte biblique fournit un patron de compréhension à cet anthropomorphisme, en programmant le fait que Dieu a fait l’homme « à son image », et qu’il y a donc une parenté morphologique entre Dieu et l’humain. Peu importe ici que l’initiative de cette ressemblance revienne à « Dieu », comme le dit la Genèse, ou aux humains, comme le soutient Feuerbach en retournant le modèle. L’analogie formelle est, dans les deux cas, validée, et autorise le traitement de Dieu comme une sorte d’humain – avec sentiments, amour, et surtout volonté [7]. Traiter Dieu comme Dieu, ou comme un dieu, c’est dans tous les cas le traiter comme un humain. Et ce traitement est contenu dans ce noyau irréductible qu’est la nomination du sens comme Dieu. Même si, on le verra, ce moment du mythe peut nourrir désormais d’autres sortes d’interprétations et appeler d’autres lectures.

 

10.

Cette nomination repose sur un autre socle. C’est le fait que, de très longue date, les humains ont éprouvé (peut-être pas dans toutes les civilisations, mais dans nombre d’entre elles [8]) le désir, pas seulement de se représenter le transcendant sous une forme figurée, généralement divine, mais aussi de s’adresser à lui, de lui être relié par une interlocution, une adresse, une parole. Or, il est bien clair que, pour s’adresser à une réalité quelconque, ou lui parler, il est plus commode de se la représenter sous une forme plus ou moins personnelle. Surtout lorsque, comme c’est le cas dans un bon nombre d’adresses ou de paroles, on attend en retour de cette interpellation au moins une écoute, et souvent une réponse, quelle qu’en soit la forme. Dans le cas des pensées les plus proches (de « nous », par la géographie et l’histoire), et qui font état d’une telle ouverture à un sens transcendant, ce désir de parole prend, très souvent, la forme de ce qu’on appelle la prière. De de fait, le problème de la nomination et de la personnalisation du divin se pose souvent comme celui de la possibilité de la prière.

On peut concevoir ce problème de deux façons distinctes. Ou bien il faut, comme le pensent beaucoup de celles et ceux qui se pensent ou se disent athées, préalablement admettre la possibilité d’une personnalité divine pour pouvoir prier. Sans Dieu, pas de prière possible, et la question n’a plus d’objet. Ou bien – pour ma part j’incline plutôt en ce sens –, on constate quelque chose comme un besoin, un désir, un penchant orienté vers de la « prière », élan préalable à toute position d’une entité divine, qui pouvant être vu alors comme une donnée à priori de l’expérience humaine [9]. Dans cette seconde pensée, la formation d’une divinité figurée, voire personnelle, vient après-coup, conséquence du sentiment de cette nécessité (de prier). L’ouverture à la prière, l’adresse au sens transcendant est l’élément fondateur, et il s’exprime ultérieurement par la figuration personnelle du divin, qui en est l’effet – et peut-être le détournement.

À ce propos, je fais deux remarques. D’une part, il est effectif qu’on s’adresse à des entités non-personnelles. La poésie regorge d’exemples, sans doute depuis un temps très ancien. Des prières antiques s’adressent au soleil, à l’orage, aux nuées. Cette histoire, mène par exemple au Lac de Lamartine, qui s’adresse au temps, et aux heures (« Suspendez votre cours »), à l’Éternité, au néant, au passé, aux sombres abîmes (« Que faites-vous des jours que vous engloutissez ? ») et encore aux choses de la nature (« O lac ! rochers muets ! grottes ! forêt obscure ! ». Dans les écrits plus modernes, de telles adresses foisonnent, comme le monologue de Marthe au début de l’acte III de L’Échange de Claudel, qui dans sa première version hèle et salue en les tutoyant successivement la Justice, le noir, les figures célestes, la Nuit, son petit frère mort, Dieu et son amant, l’Océan, la Mélancolie, la solitude, la distance (« Je te salue, solitude (…), je te salue, distance ! ») et bien d’autres choses[10]. On pourra voir là un « procédé », une méthode du discours poétique, produisant des ornements stylistiques sans valeur de réalité. Mais la question est celle de la source, de la portée, des effets d’un tel langage. Pourquoi la poésie est-elle si puissante, au cœur des émotions, des pensées, des douleurs et des fureurs ? Pourquoi sait-elle si bien dire ce que d’autres formes d’expression, apparemment plus appropriées à leur objet, manquent à manifester et à faire ressentir ?

Il faut peut-être renverser la charge de la figure. Au lieu de considérer qu’il y a des choses, et qu’on les exprime, de façon plus ou moins appropriée ou figurale, avec des procédés de langage, pourquoi ne pas supposer, comme je l’annonçais à l’instant, que les choses vont dans la marche inverse, et qu’il y a d’abord l’adresse, structure fondamentale de la parole, qui cherche, à l’aveugle, puis de façon plus ou moins féconde, les objets vers où elle se porte ? Dans cette hypothèse, ce qui est à penser devient l’adresse comme ouverture à priori au sens, dont les objets sont des fixations ultérieures instables, provisoires. Cela déborderait beaucoup la question du supposé divin, mais permettrait d’envisager l’ancrage de la position de prière dans les terreaux profonds de la signification, et la nomination du divin comme une tentative d’ancrer (et de capturer) son énergie primordiale dans des figures qui la cautionnent après-coup.

Par exemple : beaucoup de philosophies se sont penchées sur la structure fondamentale du rapport Je-Tu. Martin Buber a donné à cette enquête une formalisation décisive. Du coup, la tendance est forte de considérer ce rapport comme un apriori de l’expérience, qui rendrait possible, comme dans un second temps, l’interlocution de personne à personne (et peut-être même la constitution de la personne comme telle, dans la possibilité de ce rapport). Mais ne faut-il pas plutôt procéder de façon, là encore, inversée, dans une attitude quelque peu feuerbachienne (l’importance de Feuerbach dans cette lignée interrogative sur le Tu est probablement déterminante[11]) ? Et se dire alors à peu près ceci : il y a des rapports d’interlocution entre des « personnes ». C’est dans ce rapport langagier d’expérience commune que se constitue la forme Je-Tu. Dns cette forme même, les interlocuteurs font l’expérience d’une transcendance qui excède autant la description objective (du « il », du « ça ») que l’expérience intérieure censément solitaire du « je ». Cette approche d’allure empirique permet sans doute de tenir compte de la constitution historique de la personne, qui n’est certes pas un donné général de l’humain (à moins de dater l’humain d’une période très récente), mais le fruit et la trace d’un devenir processuel. De ce fait, l’empirisme apparent est ce qui permet de circonscrire et de repérer la situation du transcendant : comme se produisant et se donnant à éprouver dans la relation de personne à personne. Et c’est alors par une sorte de transfert, comme vers le haut, qu’émergerait l’appel à cette hauteur comme à un Tu, délié de l’existence des personnes. Ce déliement, cette déliaison soulève une énorme question. Est-il loisible de considérer quelque transcendance que ce soit en dehors de cet ancrage dans la relation entre des personnes ? Il faudra nécessairement y revenir.

Mais le fait de situer l’autonomisation du transcendant comme fruit d’un tel processus, et de le rapporter à l’expérience primordiale de l’interlocution entre humains, ne revient absolument pas à en faire une illusion, qu’il suffirait de dissiper : ici on s’écarte de Feuerbach. Quelque chose comme une transcendance se donne à éprouver (et à formaliser comme Tu) dans l’expérience entre humains, et il est légitime qu’à partir de là, son surgissement permette de réinterroger le rapport interhumain (qui n’est pas une juxtaposition ou une interaction d’individualités analogues) et d’étendre ce questionnement à la nature, aux animaux, et à quelque chose comme « le ciel ». Oui, il est possible de parler à un chien ou un cheval, et de questionner alors ce qui advient, dans le pré-humain, comme possibilité de cette parole, qu’ici on dénomme comme sens. Sens pré-humain, et pré-animal aussi. Ce mène au sens de la création.

*

[1] Cf. D.G., Des Verticales dans l’horizon, Labor et Fides 2018, chap. IV.

[2] Cf. D.G., Des Verticales dans l’horizon, ibid.

[3] Hernani II, iv, vv. 667-668.

[4] Rimes croisées par exemple (dans un sonnet, ou d’autres formes).

[5] Dans un poème que j’aime énormément, « Le crapaud », en dehors des parties narratives les discours sur Dieu me paraissent pesants, difficiles à entendre désormais.

[6] Livre V, proposition XXXVI (Dieu s’aime), démonstration (Dieu se considère), corollaire (l’amour de Dieu envers les hommes), proposition XL, scolie (l’entendement de Dieu). De même l’emploi de l’expression « volonté de Dieu », certainement travaillée comme un vieux matériau pour le faire plier dans un usage neuf, mais, là encore, maintenue dans sa forme, avec les effets de représentation que cela induit.

[7] Cf. sur cette homogénéité des volontés, A. Malet, Mythos et logos – La pensée de Rudolf Bultmann, Labor et Fides 1971, p. 31.

[8] Cf. M. Meslin (dir.), Quand les hommes parlent aux dieux, Bayard, 2003.

[9] Une sorte « d’existential », selon une certaine terminologie philosophique.

[10] P. Claudel, L’Échange, 1ère version.

[11] C’est-à-dire dans les pensées de Buber, Gabriel Marcel, Levinas et d’autres.

[3 août 2022. Le travail dans lequel s’intègrent les fragments ci-dessous a été rédigé durant le printemps et l’été 2022. Il s’agit de notes en vue d’un éventuel ouvrage à venir, qui sont, à ce jour, au nombre de 17. J’en ai entrepris la mise à disposition sur ce site, en publications successives. Je me permets de conseiller aux éventuels lecteurs et lectrices de les approcher dans leur ordre chronologique, qui correspond à la succession des numéros, et traduit une certaine suite dans les pensées – et ainsi, de commencer plutôt par les fragments 1-4, publiés le 2 août, avant de lire ceux-ci.]

 

5. 

Pourquoi pas Dieu, alors. (Note à l’intention du correcteur ou de la correctrice, s’il devait se faire [1] que ces lignes soient imprimées un jour ou l’autre : le point à la fin de la phrase ci-dessus est volontaire ; prière instante de ne pas le remplacer par un point d’interrogation [2].) Parce que l’emploi du nom « Dieu », quoi qu’on fasse, est irrévocablement solidaire de l’image d’une personne, du caractère d’un dieu personnel. Je sais qu’on peut vouloir tirer l’idée de Dieu vers l’impersonnel, mais alors il faut cesser d’appeler ce dont il s’agit du nom personnel « Dieu ». Dieu, comme l’étaient les dieux, est une personne – même modalisée. Et la tendance principale de la théologie, par exemple chrétienne, mais pas seulement, insiste énormément sur ce caractère personnel. Comme les « théologies » juives – disons : l’écriture biblique – ou les pensées islamiques le font aussi, sauf erreur. Quant aux spiritualités, très puissantes, qui renvoient à une transcendance impersonnelle, elles n’usent pas pour cela du nom « Dieu », en Inde ou en Chine. (Affirmation beaucoup trop massive pour être strictement exacte.)

Or, le modèle de la personne est trop petit, étroit, limité pour contenir la transcendance infinie du sens de l’univers. Je comprends qu’en d’autres temps culturels – et donc parfois encore aujourd’hui, tant les temporalités se chevauchent – ait prévalu le besoin, impérieux, de figurer le transcendant dans le modèle de la personne. Mais cela devient de moins en moins possible, et en tout cas ne l’est plus « ici ». Quelle que soit la définition à donner de ce lieu. L’emploi du nom « Dieu » requiert un consentement à la figure, personnelle. On peut consentir à d’autres figurations : « le ciel », ou « les cieux », par exemple. Les cultures, la poésie et le langage courant le font avec abondance. Mais l’emploi de l’emblème personnel (« Dieu ») devient de moins en moins supportable. Je vois, chez beaucoup, une résignation entêtée, un renoncement dans l’emploi le terme. Bultmann a définitivement caractérisé ce repli comme « sacrifice de l’intellect » – même si ce n’était pas à propos du nom « Dieu », dont il persiste à user résolument. Son argumentation impeccable s’applique directement à l’emploi de ce nom et de ce modèle [3].

Mais alors, comment concevoir qu’un sens impersonnel, une sorte de nappe ou de flux de sens, sans provenance et sans fin, engagé dans un incessant devenir, puisse répondre à la question du sens d’une vie – par exemple ( !…) la mienne ? Comment concevoir, en conséquence, une possibilité de la prière ? Sur la prière je vais revenir avec attention. Mais sur le sens de ma vie, voici. S’il y a du sens infini de l’univers, alors il y a du sens à l’évolution cosmique. S’il y a du sens à celle-ci, alors il y a du sens à l’émergence de la vie et puis de l’humain. L’arrivée de la vie puis de l’humain dans le cosmos ont du sens. S’il y a du sens à l’humain, alors il y a du sens à la singularité d’une vie, puisque l’humain n’existe que dans le mode de cette singularité – tout comme la singularité irréductible de chaque vie humaine se constitue historiquement dans le devenir de l’humain, dans l’humanisation de l’humain. Et la singularité irréductible de chaque vie s’éprouve dans ce fait inouï que constitue l’intériorité, la subjectivité, l’intériorité subjective. Celle-ci se donne toujours dans l’expérience comme la mienne. Non pas la mienne en général, mais la mienne, précisément dans le sens où je l’éprouve en écrivant ces lignes, et toi sans doute en les lisant. Donc, en reprenant le fil par ses deux bouts (sans bouts) : s’il y a un sens infini de l’univers (et il y en a), alors le fait que ma vie s’éprouve dans son intériorité irréductible a du sens, et le sens de mon existence s’inscrit de façon sensée dans ce sens que de l’univers il y a. S’il y a du sens de l’univers, ma vie a du sens. C’est impensable, mais c’est ainsi.

Je comprends qu’il soit plus facile de concevoir le sens de l’univers sous la forme d’une personne qui en prend soin. Grande personne assurément. Mais ce n’est plus possible, en aucun sens. Ce consentement à la personnalité de Dieu prenant soin de l’univers ne peut se faire qu’au prix d’un sacrifice de l’intellect – dont le caractère purement intellectuel n’est pas seulement en cause ici. Ce qu’il faut sacrifier pour y consentir, c’est la totalité de la sensibilité intellectuelle, pratique et morale qui fait notre condition datée, située, présente. Donc, il y a du sens de l’univers. Il y a du sens de ma vie. Et cette proposition d’apparence insensée selon laquelle ces deux sens sont connectés ensemble est la proposition la plus sensée qui soit. Elle seule peut permettre de vivre.

 

6.

Le pire des noms : Seigneur. Car à l’erreur de nommer, il ajoute la figure de la domination, avec la soumission qui en est l’envers. Dans son cœur vif, la foi n’est pas une soumission, mais une liberté. Je comprends pourquoi la soumission, ou l’obéissance, ont pu longtemps sembler des figures nécessaires de la foi : elles opposent, à la maîtrise de soi, à la domination de soi-même, et à l’illusion décisionniste d’une souveraineté de soi sur soi, le modèle d’une dépendance. Mais on ne réduit pas une structure de domination en recourant à une autre domination de même forme. On ne réduit pas la souveraineté par soumission à un souverain de rang supérieur [4]. Ce qu’il s’agit de mettre en jeu, c’est la non-indépendance du sujet, c’est la valeur intrinsèque de la réception, de l’accueil. La capacité d’ouverture, la bonté de l’être-affecté. Or, cette puissance de réception (cette passivité transcendantale) n’a rien à voir avec une soumission nouvelle. Et donc, la transcendance n’a pas à être exprimée comme Seigneurie, ou comme archi-maîtrise. Cette figure est d’un autre temps. Elle n’a plus de prise sur notre expérience, sensible et pensante. Ou si elle en a une, celle-ci n’est pas recommandable. Le temps d’une transcendance qui nous domine, en tant que Seigneur, est révolu. La transcendance désormais nous traverse, nous transit, nous dépasse et nous déborde. Elle périme toute aspiration à une domination de soi sur soi, toute souveraineté de l’ego. La tâche est de penser un autre modèle de la liberté, qui ne se formule ni ne s’éprouve comme souveraineté et maîtrise de soi – et à cette invention la foi peut infiniment nous aider. La foi libère, mais en nous rendant apte à recevoir et accueillir ce qui nous déborde, et non pas en nous contractant sur notre autocontrôle. Ce qui n’implique aucune soumission à quelque grand Maître, à quelque seigneurie que ce soit. Le Christ a indiqué quelque chose de cet ordre : il ne suffit pas de dire Seigneur, Seigneur [5]. La traduction du tétragramme hébraïque imprononçable par Seigneur est une catastrophe (de même que son anticipation par les périphrases hébraïques elles-mêmes, qui circulent dans l’espace de la Seigneurie.)

Alors, comment nommer la transcendance. Nous voici appelés à traiter la question avec une incessante réserve, à réserver le nom. À ne l’employer qu’avec patience et humilité métaphorique, en associant toujours plusieurs noms, toujours impropres, afin que leur juxtaposition accentue leur impropriété. Il faut en user poétiquement, par des images qui s’avouent images, comme le ciel. Mais s’il en est ainsi, si est reconnue la pratique de cette impropriété active, patente, pourquoi ne pas créditer de ce même décalage poétique les nominations personnelles, qui sont des images aussi ? Cela devrait être recevable, au sein d’une accumulation métaphorique où chaque terme n’est qu’une station destinée à être dépassée, une borne à franchir. Or il n’en va pas ou plus ainsi, même si cette stratégie a pu briller de quelque gloire [6]. Désormais, les noms personnels bloquent le passage : quand la transcendance se voit désignée comme Dieu, Père, Seigneur, ces noms ne s’ébranlent pas l’un l’autre, mais se renforcent et s’intensifient par leur amoncèlement. Parce qu’ils se fondent sur un même socle : personnalité, masculinité, autorité, domination. La tâche est de desceller cette base, de la faire glisser, dériver comme une coulée dans une avalanche. Seul ce déplacement peut libérer la foi, et son aptitude à nous libérer.

Pour ce verrou de la personnalisation, le nom n’est pas seul en cause. Le verbe agit aussi. Ce qui fixe la transcendance en image (en idole) personnelle, n’est pas seulement de la constituer comme quelqu’un, mais aussi, surtout, de rapporter à celui-ci l’initiative d’une action. Il est celui fait ceci ou cela, et qui pour le faire est mu, comme en tout acte, par une volonté : une délibération, et un choix. Dieu veut, Dieu fait, Dieu protège, Dieu aime. Toute cette bimbeloterie doit être rangée au magasin des idoles déposées. Le dépôt n’exclut pas d’occasionnelles visites, émues parfois d’une certaine tendresse : il n’y a pas lieu d’ignorer ce qui a cherché à se dire par ces formules, ni de s’en proclamer étranger. L’heure est au dégagement de leur sens, lavé à neuf. Ainsi : Dieu aime. La question d’être aimé par ce qui nous transcende et nous traverse touche au cœur de la foi. Mais l’heure est à délier cette touche de sa capture dans le schéma idolâtre, personnel et dramatique.

Or, ce que dit l’histoire de Yechu (prononcer Yechou – avec accent sur la première syllabe ? [7]) est exactement ceci : le sens n’est ni une souveraineté, ni une seigneurie. Cette histoire le dit au moins trois fois, ou selon trois modes.

D’abord, par les paroles du protagoniste. Tout ce qu’il dit, en particulier dans les trois premiers évangiles, se concentre sur la déposition de la souveraineté, de la maîtrise, de la domination. Et même lorsqu’il emploie un mot ou une image qui leur sont liés (royaume, règne, royauté) c’est pour en inverser le sens. L’ensemble de ces paroles constitue la plus stupéfiante entreprise de congédiement de la souveraineté ou de la domination qu’ait connue l’histoire humaine. Même le Bouddha qui, semble-t-il, va très loin, ne va peut-être pas aussi loin. Le but n’est pas d’attribuer une palme, mais de caractériser une singularité sans quoi, semble-t-il, on ne comprend pas le développement historique dont nous sommes les fruits et les agents.

Ensuite, sa vie participe d’une telle opération. Comme la plus grande partie des actions qui lui sont attribuées, en dehors de ses paroles, sont des « miracles », c’est-à-dire pour l’essentiel des gestes de guérison, on peut comprendre le cœur de ces actions, ou leur sens, comme une mise au jour du sens de la vie par la mise à l’écart de toute souveraineté. C’est la portée de ce qu’on appelle la foi, dans l’acception toute particulière qu’il lui accorde. La foi n’y est jamais reconnue comme soumission (au contraire, c’est souvent une insoumission) mais comme accueil et liberté, comme accueil libérateur. Et d’ailleurs, lorsqu’après l’irruption d’un salut il dit « ta foi t’a sauvé(e) », il donne rarement, très rarement (jamais ?) à cette foi un objet quelconque, foi en ceci ou cela, mais la pointe comme un pur mouvement de l’âme : ta foi, tout simplement. En tout cas dans les trois évangiles dits « synoptiques ».

Enfin, et c’est le plus complexe ou le plus problématique, ce congé donné à toute seigneurie est manifeste dans son supplice et sa mort. L’un et l’autre multiplient les signes d’humiliation, d’abaissement qui contredisent toute royauté, ou ne la nomment que par ironie méprisante (comme fait l’inscription posée sur la croix). Mais cette fin, sa réception et son récit, induisent un énorme risque : celui de dramatiser sur le mode sacrificiel le rapport à la souveraineté, et donc de rétablir une telle seigneurie en forme négative. La postérité ne s’en est pas privée : c’est l’interprétation dominante – qui trouve ses fortes sources dans Paul sans doute. Mais il existe une autre voie : peut-être celle que donne le symbole de la tombe vide. Non par rehaussement dans une gloire qui renverse le supplice en son contraire, mais dans une évacuation de la croix et de sa symbolique sacrificielle. Le sacrifice, en quelque sorte, y est annulé.

 (Parenthèse sur les paroles. Il faut reprendre l’analyse de l’élaboration théologique opérée par l’évangile de Jean, non pas au sens de la divinisation idolâtrique du moi, mais au contraire comme une tentative, contenue dans ses limites conceptuelles, d’évacuer toute relève du divin comme seigneurie. Par exemple : mon royaume n’est pas de ce monde, cela peut s’entendre ainsi. Si le monde est l’espace de la monarchie, si la monarchie – ou l’empire – est la forme de régie de ce monde, alors le fait que « mon », « royaume », relève d’un autre régime que le monde peut s’entendre aussi comme une tension injectée dans la forme de la royauté-règne, comme par désir de la faire échapper au mode seigneurial, ou hyper-seigneurial, de la souveraineté.)

 

7.

Mais la seigneurie n’est pas seule en cause. Ou plutôt : la seigneurie hyperbolise une autre opération qui la précède et la fonde : la mise en coupe du sens comme subjectivité, le fait de poser le sens transcendant comme émanation d’une intelligence, de désirs et d’une volonté personnels. C’est dans cette subjectivation du sens transcendant que réside le nœud qu’il faut dénouer.

Or le rapport entre souveraineté et subjectivation n’est pas accessoire. Corneille l’a formulé avec profondeur est, dans un vers célèbre : « Je suis maître de moi comme de l’univers [8] ». Il y construit une double relation. Voici la première : je suis maître de moi, et maître de l’univers. Ces deux maîtrises sont liées, et posées simultanément. On peut dire que l’acquisition de cette simultanéité, et de ce lien, est le processus précis sont la pièce raconte et dramatise l’histoire. Maître de l’univers, Auguste l’est depuis le début de l’œuvre, et l’énonce en toute rigueur au début de l’acte II par la formule

Cet empire absolu sur la terre et sur l’onde,

Ce pouvoir souverain que j’ai sur tout le monde [9]

formule elle-même divisée, comportant une dualité qui se réplique : empire et pouvoir, absolu et souverain, terre et onde. En revanche, une telle domination, ou maîtrise – caractérisée comme souveraineté – souffre d’un manque, car elle ne s’exerce que sur le monde, et pas sur le sujet, dont l’intériorité en toute rigueur n’est pas incluse dans le monde. C’est le gain de cette deuxième souveraineté, parachèvement de la première, qui tissera le processus dramatique de la pièce, et qui sera déclarée dans le vers célèbre sur les deux maîtrises.

Mais une seconde relation vient doubler celle-ci : les deux maîtrises ne sont pas seulement simultanées, ni même liées, elles se voient réunies par un « comme ». Maître de son moi, Auguste ne l’est pas seulement en même temps qu’il domine l’univers, mais il l’est comme cette domination elle-même s’exerce sur le monde. La souveraineté impériale se réplique dans la domination de soi : par l’empire sur soi, par le rapport à soi conçu comme impérial, sur le mode de la souveraineté. Cette mutation est de première importance. C’est elle que je voulais élucider, depuis longtemps, dans un petit essai qui aurait porté pour titre Souverain sujet [10]. Subjectivé dans le mode de la souveraineté, tel est le sens transcendant lorsqu’il est formalisé comme seigneurie. C’est de cette seigneurie qu’il faut l’émanciper, comme on s’est progressivement émancipés de quelques autres munies de ce même titre. La théologie ne peut plus se prolonger à l’identique, avant et après la Révolution (française, en l’occurrence).

J’y reconnais bien la trace d’événements personnels. J’ai grandi dans une famille habitée par la vénération de la Révolution française, créditée de nous avoir libérés de la seigneurie des Seigneurs (c’est-à-dire des féodaux), qui avant elles dominaient l’ensemble des humains par état de fait et droit divin. Ceux-ci avaient été renversés pour rendre les humains égaux et donc libres de toute sujétion. Le roi lui-même, dont on admirait la déposition sans forcément s’enthousiasmer pour sa mise à mort, était emblème et garant de ce régime social révolu. Je suis pénétré de ce sens égalitaire, libre et fraternel dont la république française est symboliquement dépositaire. Et, même si Hans Christoph Askani a tenté de me convaincre, lors d’un beau débat [11], que la seigneurie divine était précisément celle qui nous affranchit de toutes les autres, je n’en suis toujours pas convaincu : ne serait-ce que parce que, tout au long de l’Ancien Régime, la seigneurie divine, loin de pourvoir à une telle émancipation, s’était fort bien accommodée de son équivalence symbolique avec les pouvoirs sociaux et politiques, et de la caution circulant entre elle et eux à double sens – sous les auspices du droit divin, précisément [12].

*

[1] Cf. évidemment P. Claudel, Le Soulier de satin, préface.

[2] Il m’est arrivé, il y a vingt-cinq ans, d’exiger des épreuves d’un éditeur qui voulait se dispenser de les communiquer. J’ai dû procéder avec fermeté, frôlant l’épreuve de force juridique. En recevant finalement lesdites épreuves, j’ai pu corriger quelques « corrections » à contre-sens et, entre autres, rétablir un point à la fin d’une phrase d’allure interrogative, à la place du point d’interrogation que le bon sens éditorial avait voulu lui substituer.

[3] J’ai résumé et commenté cette célèbre analyse de R. Bultmann dans Des Verticales dans l’horizon, Labor et Fides, 2018.

[4] Cf. ci-dessous note 11.

[5] Mt 7, 21-22.

[6] Cf. Denys l’Aréopagite, Des noms divins.

[7] Dans cette indication, aucune prétention philologique. Seulement une sensibilité au prénom, et à sa prononciation, qui me le rend plus proche.

[8] Cinna, V, iii, v. 1696.

[9] II, i, vv. 357-358.

[10] Titre qui devait son inspiration au « Citoyen sujet » de Balibar.

[11] Organisé à la faculté de théologie de Genève à l’occasion de la parution des Verticales dans l’horizon, le 10 avril 2018. Cf. https://www.unige.ch/theologie/irse/actualites/table-ronde-avec-denis-guenoun-10-avril-2018/

[12] Sur ce point je me souviens de la réaction de Michel Deguy lorsque je lui parlai du « seigneur des non-croyants » de Bonhoeffer – « Seigneur… », fit-il avec un moue de retrait.

J’entreprends, à partir d’aujourd’hui, la publication sur le « Journal public » de 17 notes de travail provisoires, qui s’avancent à partir de questions de théologie, et d’un point de vue qui se veut non-théiste, Lire la suite

[2 août 2022. Les fragments ci-dessous ont été rédigés durant le printemps et l’été 2022, comme notes de travail en vue d’un éventuel ouvrage à venir. Ils sont, à ce jour, au nombre de 17. J’en entreprends la mise à disposition sur ce site, en publications successives. Le dispositif du « Journal public » leur convient – leur rédaction ayant été influencée par la forme des notes de ce journal, devenue un mode d’écriture depuis 2014. Je me permets de conseiller aux éventuels lecteurs et lectrices de les approcher dans leur ordre chronologique, qui correspond à l’ordre des numéros, et traduit une certaine suite dans les pensées.]

 

1.

L’univers a du sens [1].

Faut-il dire qu’il en « a » ? Le rapport de l’univers au sens est-il un avoir ? En préférant le verbe être (par exemple : « l’univers est le sens »), on unifie l’univers et le sens de l’univers, alors qu’il s’agit de maintenir leur difficile distinction. Ou plutôt : de maintenir l’écart entre une volonté de constater l’univers, en se tenant quitte de son sens, et un autre regard, ou une écoute, qui assument que l’univers n’est pas pensable sans le sens qu’il « a » – et qu’il faut donc bien prendre en compte ce sens distinctement du seul constat d’existence, au moins comme interrogation. L’univers est là, c’est certain. Mais, de plus, il manifeste du sens. Il serait possible de tourner la difficulté en envisageant plutôt des expressions comme : l’univers porte, ou est traversé par, du sens. Mais l’affirmation ainsi modifiée se complique et s’alourdit. Alors qu’elle voudrait bien s’avancer dans une certaine légèreté.

Il faut donc retenir la formule, en pointant, au passage, l’hypothèse que l’avoir n’ait pas pour seule modalité la possession, appropriative. Il est pensable d’avoir quelque chose sans pour autant le posséder, comme un capital. Par exemple dans l’expression française : il y a. Ce qu’« il y a » n’appartient pas nécessairement à un propriétaire. Dans l’univers, il y a du sens.

 

2.

Le fait qu’il y a du sens appelle l’interprétation. Interprétation du sens qu’il y a, et de ceci : il y en a.

 

3.

Qu’il y ait du sens dans l’univers peut s’interpréter sous le nom « Dieu ». Mais :

 – Cela ne s’interprète pas sous ce seul nom. Des recherches scientifiques s’en occupent, qui laissent souvent ce nom en suspens. Certains creusements de l’idée de « matière » explorent aussi cette interprétation. De façon satisfaisante ou non, ce n’est pas dit. Elles la considèrent, la fouillent.

 – Le nom « Dieu » ne fait pas qu’interpréter ceci qu’il y a du sens dans l’univers : simultanément, il l’obture, le voile. « Dieu » interprète du sens en l’obturant, en le voilant. Mais il faut distinguer : obturer et voiler ne s’équivalent pas. Obturer clôt une ouverture, cependant que voiler laisse apparaître quelque chose de ce qui s’agite, derrière. Le voile montre tout en cachant. Ainsi « Dieu » laisse deviner du sens dans l’univers. Cependant, alors que « Dieu » manifeste, au moins un peu, ce qui est caché par son nom, c’est l’interprétation que simultanément il en obture. Dieu clôt l’appel à l’interprétation que lancent le sens, et ceci : il y en a. Ouvrir l’interprétation appelle à déposer (effacer, briser) le nom.

 – Le jeu entre voilement et obturation est historique. « Aujourd’hui », le voile s’épaissit, l’obturation prime. Du sens appelle à désobturer l’interprétation, à dé-voiler. Reste à envisager ce que veut dire « aujourd’hui ».

 

4.

Or, déterminer ce sens comme sens est la voie pour ne pas se satisfaire de sa nomination (de sa capture, de son détournement) comme (un) dieu, ou comme Dieu. Quelqu’un a déjà proposé un tel déplacement, dans ce but.

C’est l’auteur du « Prologue » de l’Évangile de Jean. L’auteur, l’autrice, singulier ou plurielles, on ne sait. Dans son verset 1, « Au commencement était le logos », le terme logos est très difficile à traduire. On a pu choisir parole [2], ou raison [3], ou d’autres formules. Mais dans ce contexte, et en dehors de toute prétention philologique, le mot « sens » n’est pas plus mauvais qu’un autre [4]. Par exemple, il n’est pas plus décalé que verbe, qui a été traditionnel [5].

Ce qui est surprenant dans ce verset, c’est le fait de poser « le logos » au commencement. Car, au commencement, l’habitude serait plutôt de situer quelque chose comme un chaos, aux prises avec un dieu, ou Dieu [6]. C’est précisément ce que cette proposition évite. Quelle que soit la traduction, il est très singulier de lire, par exemple : au commencement était le parler. Ou la parole (et non pas le parleur, le discours et non pas son émetteur éventuel). Retenons donc, pour la suite de notre écoute, la formule qui fait réentendre cette surprise : au commencement était le sens.

Le sens de quoi ? La difficulté paraît vive, puisque si le sens « était » au commencement, il était donc préalablement à tout être dont il pouvait être le sens. Le caractère extraordinaire de cet énoncé consiste à poser le sens (ou le logos, ou la parole, ou le verbe) préalablement à tout autre « donné » dont il serait le sens. Là est l’étrangeté, l’obstacle. Et là peut-être la ressource de ce stupéfiant passage. Car, dans notre compréhension ordinaire, le sens est dérivé, ou second, par rapport à ce dont il est le sens. Il y a les êtres, les choses, ou ce qu’on voudra, et il y a leur sens, en quelque sorte ensuite, de façon seconde. Au mieux, comme Deleuze n’a cessé de le chercher à partir des stoïciens [7], le sens est au bord de l’être ou des choses, à leur surface, il les longe et les double. Ici, tout au contraire, il est avant tout existant ou tout étant dont il pourrait être l’attribut.

Le ou les rédacteurs ou rédactrices ont eu conscience de cette difficulté. Ils ont immédiatement fait suivre cette affirmation d’une autre, qui la modifie ou la déplace : le sens était auprès de Dieu [8]. Nous voilà rassurés, et établis dans un espace qui nous est plus familier. Si le sens est auprès de Dieu, c’est que Dieu est là, près de lui, son contemporain. L’effet de l’antériorité chronologique contenue dans la phrase précédente est corrigé. Il nous reste désormais un existant, Dieu, quel que soit le mode de son existence, et un sens qui le côtoie et le double. Le sens et l’être sont bien parallèles, comme le veut la conscience commune (quoi qu’il soit tout de même assez étrange que le sens soit « auprès » de Dieu, sans eu rien n’indique un rapport d’émanation de l’un à l’autre, ni même un rapport tout court, excepté cette proximité). Soit. Reste l’étrangeté de la juxtaposition de ces deux formules, dont la seconde semble corriger la première : 1. Le sens est avant tout, avant l’être – extrêmement difficile à penser, et 2. Le sens est avec l’être, ce qui repose. Mais pourquoi donc avoir conservé les deux, et leur succession ?

Et voici qu’une troisième formulation vient encore tout brouiller, ou bien tout éclairer, et tout secouer en tout cas : « le sens était Dieu ». Cette manière de dire nous occupera beaucoup. Le sens, c’est « Dieu », tout simplement. Dieu, c’est le sens. Or, un tel écrasement d’un mot sur l’autre est facile à écrire, mais bien plus complexe à articuler, et on comprend alors la raison, peut-être, de cette juxtaposition, de ce vacillement entre des énoncés successifs, dont chacun semble en partie nier le précédent. 1. Le sens est d’abord. 2. Le sens est à côté de Dieu. 3. Le sens, c’est Dieu. Donc, « Dieu » et le sens désignent une seule et même chose, et pourtant nous ne pouvons pas nous dispenser de leur distinction. Le sens fait appel à ce dont il est le sens, ou à ce qui le produit comme sens. Et néanmoins ce côtoiement ou cette origine ne peuvent pas être séparés du sens lui-même. Le sens et l’être sont à penser ensemble. Le sens, c’est le sens de l’être ; l’être, c’est le sens de l’être. Être et sens : le même.

Si nous nous contentions de cette assimilation, de cet écrasement du sens sur l’être et inversement, nous courrions le grand risque de considérer que le sens de l’être, c’est l’être. Et que donc, être sensé revient à être. C’est le danger de l’immanentisme. Il y a ce qu’il y a, et il n’y a pas d’autre sens à chercher que cet « il y a » lui-même. Mais le danger inverse existe aussi : le sens de l’être, c’est le sens. Il n’y a que le sens, qui pourrait alors être pensé séparément de ce à quoi il donne sens. Eh bien non, il faudra nous y faire, il y a l’être et le sens, ils sont auprès l’un de l’autre, et pourtant ils son co-essentiels, un seul et même être, un seul et même sens. Débrouillez-vous.

Si le sens de l’être, c’était le sens, seul, posé dans son autonomie absolue (c’est ce qu’on désigne comme idéalisme) le risque serait grand qu’il soit quitte de l’existence des choses et des êtres, de leur effectivité matérielle, corporelle. Si le sens de l’être (ou l’être du sens) c’était l’être, il y aurait le risque aigu de consentir à l’être comme être, sans que soit possible son interrogation. Alors, comment comprendre, comment penser, cet écart entre l’être et le sens, qui se pose dans leur entretissage indissociable ? De mon point de vue, aujourd’hui la différence entre l’être et le sens de l’être peut être approchée par un mot, qui résiste à ses usages et à son usure : foi. La foi engage et considère ceci qu’il y a du sens de ce qu’il y a, et pas seulement son il y a. Foi veut dire : il y a ce qu’il y a, mais ce n’est pas pensable sans le sens de ce qu’il y a.

Les auteurs-autrices de l’évangile de Jean continuent, immédiatement après ces formules vertigineuses du premier verset : Elle (il s’agit de la Parole, dans la traduction de la Nouvelle Bible Segond) « était au commencement auprès de Dieu. » C’est la reprise, à l’identique, de ce qui a déjà été formulé dans la deuxième phrase, juste au-dessus, juste avant l’identité d’essence entre la Parole et Dieu. Si le sens est Dieu, on ne peut pas supprimer un des termes en disant Dieu était auprès de Dieu. Il faut nommer cet écartement interne, qui s’appelle ici la Parole, le parler, le sens. Et puis le texte poursuit : « Tout est venu à l’existence par elle, et rien n’est venu à l’existence sans elle ». Voyons-y deux déplacements/renforcements de première importance : tout ce qu’il y a est doté de sens, il n’y a rien qu’il y ait sans le sens de ce qu’il y a. Il n’y a pas d’existence nue, insensée, quoique le mot « nu » soit ici malvenu, parce que la nudité de ce qu’il y a est peut-être exactement cela, son sens, sa dotation de sens, sa sensation. Mais aussi : cette indissociabilité de l’existence et du sens est une venue. Un processus, un devenir. Ce n’est pas une dotation simple, il n’y a pas ce qu’il y a comme étant tout bonnement, mais ce qu’il y a vient à l’existence par le sens et comme sensé. La venue à l’existence n’est pensable que comme sensation.

(Le mot sensation est ici employé de façon un peu forcée, ou avec une légère inflexion néologique. De même que la fixation est le devenir-fixe de ce qui est fixe, ou la matérialisation le devenir-matériel, la sécularisation le devenir-séculier, la particularisation le devenir-particulier, on pourrait tenter d’entendre ici la sensation comme le devenir sens du sensé, le devenir sensé de ce qu’il y a.)

La venue à l’existence n’est pensable que comme devenir-sensé. Or : « ce qui est venu à l’existence en elle [9] était vie », je passe pour l’instant sur cette nouvelle mutation cardinale, l’articulation du sens avec le vivant, il faudra y revenir, « et la vie était la lumière des humains ». Il y a là une chaîne si intense, sens-vie-lumière-humanité, que je suis obligé de la laisser de côté pour le moment, mais cela ne pourra pas durer. Pourquoi la laissé-je à l’écart ? Pour remarquer ce qui la suit et qu’elle provoque : « La lumière brille dans les ténèbres, et les ténèbres n’ont pas pu la saisir » [10].

J’ai entendu plusieurs commentaires de cette formule, qui en particulier posaient une ambiguïté du verbe « saisir », dans cette version. D’une part, l’acception habituelle : les ténèbres n’ont pas compris la lumière, elles ne l’ont pas accueillie, elles l’ont refusée. Mais aussi : elles n’ont pas pu s’en emparer, elles n’ont pas pu l’agripper et la capturer de façon définitive. Quelque chose de la lumière leur échappe. Ce qui m’importe ici est que cela, sens (ou parole) – vie – lumière – humanité, ne s’impose pas de façon naturelle et nécessaire. Cela peut échapper à la saisie, compréhension ou capture. Il y a dans cet ensemble, que j’appelle ici provisoirement le sens, la possibilité de ne pas être reçu, ou accueilli. La différence entre ces deux possibilités, entre l’accueil et le refus, est exactement ce que désigne le mot : foi. Il y a l’être, et le sens. Ils sont indissociables. Et pourtant, ils peuvent être séparés ou liés. Leur lien, leur réception (leur logos), leur sens, le sens du sens et de l’être, et du sens de l’être ou de l’être du sens, est devant le regard ou l’écoute qu’on appelle : foi.

La foi vise ceci qu’il n’y a pas seulement de l’être, mais aussi du sens. La foi est foi en ceci : il y a du sens [11].

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[1] (Début : 07.05.22).

[2] Bayard (Florence Delay, Alain Marchadour) ; Nouvelle Bible Segond (NBS) ; et beaucoup d’autres.

[3] Rarement utilisé dans ce cas, mais c’est pourtant une tradition philosophique fréquente du mot, pour la langue grecque ancienne.

[4] « Le logos » (Chouraqui) ; « Le parler » (Tresmontant).

[5] TOB ; Vulgate (verbum) ; et tant d’autres.

[6] Gn 1, 1-2 : « Au commencement Dieu créa le ciel et la terre. La terre était un chaos, elle était vide » (NBS) ; « Entête Elohîm créait les ciels et la terre, la terre était tohu-et-bohu » (Chouraqui).

[7] En particulier dans leur interprétation par V. Goldschmidt. Cf. G. Deleuze, Logique du sens, Éd. de Minuit, 1969.

[8] « La parole était auprès de Dieu », Jn 1, 1 (NBS).

[9] Dans la Parole, dans le sens.

[10] Tout ceci : Jn 1, 1-5.

[11] Cf. D.G., Trois soulèvements – Judaïsme, marxisme et la table mystique, Labor et Fides, 2019.