26.08.15
Les interventions dans ce journal ont repris de façon moins assidue que je ne l’attendais. Par inertie, désaffection, paresse ? C’est tout le contraire. Voici ce qui se passe.
Je suis convaincu que la politique ne doit pas être affaire de spécialistes, en tout cas si l’on se reconnaît la moindre adhésion au principe démocratique. J’ai argumenté sur ce point, comme beaucoup d’autres avant moi, dans Après la révolution[1] – insistant en particulier sur le choix d’un style littéraire en politique, qui marque le refus de quelques autres manières d’écrire (style démagogique, style technique, voire un certain style spéculatif) et affirme le littéraire comme pratique de la langue commune, mais pratique attentive, cultivée avec soin, passionnelle et sensible. Le style littéraire en politique est celui de presque tous les dirigeants de la Révolution française, mais aussi de Jaurès ou de Gaulle. On pourrait remonter plus haut, vers les classiques, mais il faut un peu de recherches pour le dénicher aujourd’hui : le style démagogique et le style technique occupent de nombreuses tribunes. En tout cas, ce parti-pris résulte de la conviction que, sur des questions politiques, l’acquisition longue et lourde d’un savoir spécialisé ne doit pas être une condition à l’expression de points de vue, même convenablement argumentés.
Cependant, à mesure que j’avance dans la rédaction de ce « Journal », il m’apparaît que certaines lectures me deviennent indispensables. Soit pour rafraîchir l’ancienne fréquentation d’écrits qui valent comme références (en particulier les classiques du marxisme, dont je veux vérifier que je ne leur fais pas dire seulement ce qui me convient), soit au contraire pour prendre connaissance de réflexions récentes, lorsqu’elles peuvent stimuler. Me voilà ainsi plongé dans de très bons auteurs. Sans que mes convictions les plus profondes (éthiques, donc) s’en trouvent ruinées, je suis tout de même plus d’une fois inquiété, troublé, déplacé, par de belles intelligences et des thèses fortes. Mon trouble porte principalement sur la question suivante : y a-t-il le moindre sens, aujourd’hui, à se réclamer d’une perspective révolutionnaire, à espérer une transformation radicale de l’ordre ou du désordre, en particulier pour ce qui concerne l’épuisement du principe marchand qui soutient (ou mine) le monde, et l’injustice qui s’y couple ? Faut-il continuer à vouloir une autre architecture du devenir, qui permette à deux enfants nés dans des conditions extrêmes de ne pas se voir enfermés, par leur naissance, dans les destins opposés d’une vie de guerre, de misère, d’horreur et d’une vie de confort ? N’est-il pas plus sensé d’approuver les efforts réalistes de développement du monde comme il va ? En d’autres termes, pour revenir aux premiers mots de ce « Journal », ne faut-il pas, à contrecœur, se résoudre à choisir entre radicalisme et pragmatisme, dont j’ai voulu affirmer l’association paradoxale ?
Je le dis encore : ce qui résiste à cette résignation, c’est l’éthique, le sentiment moral. La certitude qu’on ne doit ni ne peut se résoudre à l’étranglement de populations entières par la misère, le dénuement, l’oppression brutale, le meurtre de masses, en continuant à profiter des bénéfices de l’aisance. Je suis loin de savoir ce qu’il faut faire de cette certitude intime, sensible – car l’éthique est une donnée sensible. Mais je ne peux pas l’effacer ou l’étouffer. Toutefois, pour argumenter de façon à peu près raisonnée sur quelques problèmes du temps, comme j’ai entrepris (à ma propre surprise) de le faire, il faut bien quelques lectures et observations sur l’état des choses. Sans attendre aucune exhaustivité, mais pour nettoyer le regard. C’est pourquoi je travaille. Et pourquoi certaines interventions, dont le thème patiente ou s’impatiente devant l’écriture, tardent à venir dans le « Journal ».
Mais je vais continuer, du mieux que je peux.
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[1] Après la révolution, Politique morale, Belin, coll. « Littérature et politique » (dir. Claude Lefort), 2003. Sur cette question, cf. en particulier la première partie, pp. 7-31, qui se confronte à la position du problème par Platon.