Je cherche un point, ou une zone, de croisement entre deux lignes de vérité. La ligne de l’athéisme [1], lequel est vrai comme critique des figures, déposition des idoles. Et la ligne de l’accueil d’un sens infini transcendant, dont la vérité est attestée par les élans de joie (esthétique, érotique, éthique et politique). Ma recherche – je ne suis pas sûr que ce mot soit le bon – est marquée par le fait de ne lâcher aucune de ces deux lignes. Mais j’espère ne manifester là aucun éclectisme. Il ne s’agit pas d’accommoder ces deux tendances l’une avec l’autre, d’accueillir le transcendant dans les plis de l’athéisme, ou l’inverse. Il s’agit de tracer, ou de voir se tracer, leur dessin avec le plus de fermeté possible, pour tenter d’atteindre à un point ou une zone de leur croisement.
Cet athéisme, s’il se veut fidèle à sa dimension la plus critique, ne doit consentir aucune compromission avec l’idolâtrie du néant, la conception substantielle du vide, ni avec le ritualisme et le fondamentalisme athées qui leur sont liés. En clair : avec un nihilisme. Conduit selon sa plus grande rigueur, l’athéisme se laisse inquiéter par ce qui le trouble, et récuse une théologie de l’immanence close, adhérente à elle-même et confinée dans sa consistance hermétique. Car le « monde », ainsi entendu, est une idole. Croire que le monde est tout, et que tout est monde, c’est encore croire – dans tout ce que ce mot comporte de restrictif, tout ce qui oppose la croyance à l’ébranlement positif de la foi. Nous n’avons pas d’autre verbe pour désigner, en mode verbal, ce qui correspond au substantif « foi », et pour y prolonger la distinction foi-croyance. Ou bien il nous faut dire « avoir foi en », ce qui est un peu lourd. Je rechigne quant à moi à proclamer « je crois », ou à m’identifier comme « croyant », malgré ce qui pourrait m’en rapprocher, et alors que je sens si fort l’emportement d’une espèce de foi.
Dans l’autre sens, j’y insiste souvent, il est crucial pour la foi d’entendre, de recevoir et d’accueillir la critique athée des représentations du divin, des images théologiques, jusqu’à, pour ce qui me concerne, une nécessaire prudence (le mot est faible) dans l’emploi du terme Dieu, où je vois une figure, un mythe parmi d’autres même s’il se montre plus complexe, une forme d’idole même si sa nature est langagière – sémantique ou syntaxique. La prudence, le détour, la distance à l’égard du nom de Dieu me semblent de première importance. C’est ainsi que j’entends la demande du Notre Père : que ton nom soit sanctifié – si sanctifié veut dire, aussi, tenu à l’écart, à distance de l’usage idolâtrique. J’entends ce même souci chez Jésus de Nazareth dans son emploi de la figure paternelle, avec la désignation du transcendant comme notre père, votre père, mon père, ce qui est une image, et dont l’emploi littéral ou en un sens supposé propre est un des meilleurs pourvoyeurs d’athéisme. Au fond, on pourrait dire que l’emploi du nom propre Dieu ne trouve sa place juste que comme trope, dans un discours qui fait signe vers la figure comme figure, la tenant dans son écart et sa distance inexpugnable – c’est-à-dire sans doute dans un poème [2]. Le juste emploi du mot « Dieu » est poétique. Figure qui s’avance comme figure, syntaxe qui s’expose comme syntaxe, au sens du « comme » que Michel Deguy, dans d’autres contextes, ne cesse d’élaborer.
Comment faire entendre cette référence double à l’écart de toute indécision, de tout syncrétisme, comme exigence de rigueur et de pensée ?
[1]Ou, au moins, d’un athéisme, puisque selon Simone Weil il y en a deux : « Il y a deux athéismes, dont l’un est une purification de la notion de Dieu. » Cf. S. Weil, La Pesanteur et la grâce[Plon 1948], 10-18 1979, p. 116. Et D.G., « L’un des deux athéismes », in Livraison et délivrance, Belin 2009, pp. 282 sq.
[2]Je l’ai suggéré, comme d’autres, dans une discussion à la Faculté de théologie de l’université de Genève, en avril 2018. Ces réflexions sont encore inédites. On en trouvera l’introduction (mais qui n’aborde pas directement ce point) à propos du nom de Dieu sur http://denisguenoun.org/2018/04/25/intervention-a-geneve-faculte-de-theologie/