On pourra trouver ci-dessous deux célèbres poèmes de J.-L. Borges, dont je me suis risqué à proposer une nouvelle traduction, à l’occasion d’une présentation au Colloque sur les pensées du corps dans la culture hispanique du XXème siècle.

 

Spinoza

(El Otro, el mismo, 1964)

 

Las traslúcidas manos del judío

Labran en la penumbra los cristales

Y la tarde que muere es miedo y frío.

(Las tardes a las tardes son iguales.)

Las manos y el espacio de jacinto

Que palidece en el confín del Ghetto

Casi no existen para el hombre quieto

Que está soñando un claro laberinto.

No lo turba la fama, ese reflejo

De sueños en el sueño de otro espejo,

Ni el temeroso amor de las doncellas.

Libre de la metáfora y del mito

Labra un arduo cristal: el infinito

Mapa de Aquél que es todas Sus estrellas.

 

Les mains translucides du juif

Travaillent dans la pénombre les cristaux

Et le soir qui meurt est peur et froid

(Les soirs aux soirs sont pareils.)

Les mains et l’espace de jacinthe

Qui pâlit au confin du ghetto

N’existent presque pas pour l’homme tranquille

Qui rêve un labyrinthe clair.

La gloire ne l’agite pas, ce reflet

De rêves dans le rêve d’un autre miroir

Ni l’amour peureux des jeunes filles

Libre de la métaphore et des mythes

Il travaille un cristal ardu : l’infini

Carte de Celui qui est toutes Ses étoiles.

 

 

 

 

Baruch Spinoza

(La moneda de hierro, 1976)

 

Bruma de oro, el Occidente alumbra

La ventana. El asiduo manuscrito

Aguarda, ya cargado de infinito.

Alguien construye a Dios en la penumbra

Un hombre engendra a Dios. Es un judío

De tristes ojos y de piel cetrina;

Lo lleva el tiempo como lleva el río

Una hoja en el agua que declina.

No importa. El hechicero insiste y labra

A Dios con geometría delicada;

Desde su enfermedad, desde su nada,

Sigue erigiendo a Dios con la palabra,

El más pródigo amor le fue otorgado,

El amor que no espera ser amado.

 

Brume d’or, l’Occident éclaire

La fenêtre. Le manuscrit assidu

Attend, déjà chargé d’infini.

Quelqu’un construit Dieu dans la pénombre

Un homme engendre Dieu. C’est un juif

Aux yeux tristes et à la peau citrine ;

Le temps le mène comme le fleuve mène

Une feuille dans l’eau qui décline.

Peu importe. Le sorcier insiste et travaille

Sur Dieu avec géométrie délicate ;

Depuis sa maladie, depuis son rien ;

Il continue d’ériger Dieu par la parole,

L’amour le plus prodigue lui fut octroyé,

L’amour qui n’attend pas d’être aimé.

 

 

Trad. D.G.