25.06.14 

Dans un grand nombre de positions politiques, spontanées ou réfléchies, prises du côté où on se réclame d’une pensée critique à l’égard du monde institué, je vois souvent depuis des années une confusion entre deux plans qu’il faudrait, à mon avis, distinguer précisément. Le plan de ce qu’on pourrait appeler un engagement révolutionnaire, d’une part, et d’autre part la prise de parti dans une conjoncture. Evidemment, ces deux positions doivent être, autant que faire se peut, liées. Mais ce lien suppose qu’on les distingue avec précision.

A un premier niveau, on peut souhaiter une mise en cause du fonctionnement social dominant. Avec, comme conséquence, un souhait de le voir aboli, ou essentiellement transformé. Appelons ce fonctionnement : capitalisme, ce qui me paraît, jusqu’à nouvel ordre, la dénomination la plus pertinente.  (« Libéralisme » semble désigner plutôt une idéologie, et donc « néo-libéralisme » un avatar de celle-ci, alors que « capitalisme » caractérise un certain type de rapports sociaux, et l’organisation qu’il entraîne.) On peut aspirer à ce que le capitalisme ne soit pas le dernier mot de l’organisation des sociétés humaines. C’est clairement mon cas – certains parmi mes très proches ne partagent pas ce souhait. Pour ma part, ce qui est en question concerne l’injustice – non pas l’injustice occasionnelle, mais l’injustice structurale et permanente. Cela concerne, disons, le fait qu’un enfant puisse naître dans une famille aisée au cœur d’un pays riche, et un autre dans un bidonville dans une zone de misère, de violence et de guerre. Cette disparité ne me paraît en rien « naturelle », j’y vois une injustice, produite par le fonctionnement social. Je ne peux pas l’admettre comme fatalité définitive, indépassable destin. D’autres raisons m’engagent à ne pas considérer le capitalisme comme un principe de réalité : mais celle-ci est la principale.

Dès lors que le capitalisme est vu comme une réalité provisoire, quoique très ancrée dans le réel et les consciences, émerge la question des possibilités de le dépasser. C’est une question analytique, et stratégique. On se demande comment concevoir un autre régime social, et quelles sont les modalités d’y parvenir. En principe, pour la pensée tout au moins, la première question conditionne la seconde – quoiqu’on puisse tout à fait imaginer que des transformations pratiques, historiques, relativement imprévues viennent anticiper la conception théorique qu’on peut s’en faire – comme cela s’est produit récemment, par exemple avec les soulèvements arabes. Mais, pour réfléchir, il est tout de même nécessaire de savoir, au moins un peu, où est le but, avant de chercher comment on y va.

Or, on doit bien constater que, s’il existait un modèle théorique général du dépassement du capitalisme (disons : celui que fournissait l’analyse marxiste, avec son horizon communiste), il a été mis en crise profonde depuis quelques décennies (même si ni le marxisme ni le communisme ne sont, à mes yeux, à considérer comme liquidés : ils doivent être intellectuellement retraversés, interrogés, pour mieux savoir ce que leur crise enseigne, et nous lègue). Donc, aujourd’hui, il est important de ne pas oublier que, même si le capitalisme nous insupporte (ce qui n’est pas une position universelle), nous ne savons pas comment nous en défaire, ni ce qui peut lui succéder. Et la tâche, ici, serait avant tout de travailler à l’élaboration de cette analyse, et à la formation de ces perspectives.

Il existe évidemment un second niveau de l’approche des faits sociaux ou politiques. Car on ne peut pas attendre qu’une nouvelle théorie des transformations sociales soit prête pour prendre parti dans les situations où nous sommes plongés. Dans les conditions de nos vies, dans chaque conjoncture, il faut choisir. En désirant, bien sûr, choisir le meilleur. Celui-ci peut être raisonnablement apprécié, même en l’absence de perspectives de transformations sociales essentielles. Tout ce qui contribue, par exemple, à faire reculer ou à diminuer les injustices, à faire progresser les libertés, à ouvrir la compréhension entre les humains, peut et doit être considéré comme souhaitable. Quant à cela, les appréciations peuvent diverger, en fonction des priorités, ou du fait de ce qu’on appelle des « valeurs ». Mais ces désaccords peuvent être discutés, plus ou moins âprement, et pour chacun d’entre nous, donner lieu à des choix. C’est ainsi que, pour ma part, je souscris à de nombreuses formes de luttes contre les injustices économiques et sociales, pour l’amélioration de la situation des plus pauvres, pour une solidarité planétaire, contre les haines raciales et nationales, etc.

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Or, il me semble que ces deux plans sont, plus d’une fois, confondus. J’en donne deux exemples. Le gouvernement de Barack Obama n’est pas révolutionnaire. Il ne travaille pas à l’extinction ou au remplacement du capitalisme. Ce point est assuré. Qu’est-ce qui peut vaincre le capitalisme, en particulier aux USA, et plus encore qu’est-ce qui peut lui succéder ? Je n’en sais rien, et il ne me semble pas être le seul. Faut-il travailler à comprendre comment le capitalisme, entre autres aux USA, peut être dépassé ? Sans aucun doute, à mes yeux. Ceci relève du premier plan que j’essayais de caractériser. En revanche, l’administration Obama est-elle meilleure que celle de ses prédécesseurs ou adversaires républicains ? L’évaluation me paraît indiscutable – en tout cas si l’on se réclame d’une critique des pratiques autoritaires, inégalitaires, agressives. Cette différence apparaît aussi bien sur le plan de la politique étrangère, que de la politique de la santé, ou, plus encore peut-être, quant aux évolutions symboliques de la question des races, des mœurs, du rapport Nord-Sud, etc. On peut diverger sur l’importance de ces améliorations, les trouver plus ou moins significatives. Mais les nier, les juger inexistantes, revient à mon avis à abdiquer tout engagement concret dans une conjoncture donnée. Ne pas comprendre la valeur de la présidence Obama (comparée à celle de George Bush ou à celle qu’aurait pu mettre en place une victoire des républicains), équivaut à pratiquer la politique du pire, ou de la terre brûlée. Il faudra s’en expliquer plus en détail à propos de telle ou telle conjoncture. J’essaierai de le faire.

Je pourrais développer une argumentation comparable à propos de l’attitude devant le gouvernement de François Hollande. Que celui-ci n’engage  pas une mise en question du capitalisme, c’est une évidence. Mais qu’on puisse ne trouver aucune différence pertinente entre sa gestion des affaires et celle de Nicolas Sarkozy me paraît de très mauvaise politique. Or, cette position repose sur une confusion des niveaux d’analyse, et d’action. Je crois pouvoir me considérer comme partisan d’une prise de parti révolutionnaire devant la situation sociale. Je cherche, de tout cœur, les forces et les pensées qui pourraient permettre de dégager une telle perspective, qui reste aujourd’hui complètement bouchée, me semble-t-il. Pendant que ce travail se fait ou s’explore, il me semble devoir à la plus élémentaire éthique politique de ne pas poser que tout se vaut.

Cette confusion n’a pas seulement la conséquence, à mes yeux nuisible, que je viens de dire. Elle a un effet plus profond, que je vais tenter de caractériser. Car si, en l’absence totale de perspectives révolutionnaires, on prétend tenir dans la conjoncture, et en quelque sorte à l’aveugle, une position censément radicale, on agit comme si une perspective de cette sorte existait, alors qu’elle manque. On suppose acquis un débouché qui fait défaut. Et puisque celui-ci est absent, la critique, supposément radicale, de la situation telle qu’elle est, se donne des objectifs où elle les trouve : pas dans le futur (ils y sont introuvables), ni dans le présent bien sûr, ce qui n’aurait aucun sens – donc dans le passé. Je ne veux pas dire par là que le prétendu radicalisme le plus courant fait appel à un vieux futur : le communisme, la révolution à l’ancienne, etc. S’il en était ainsi, ce ne serait à mes yeux qu’un mal circonscrit. Mais ce n’est pas ce qu’on observe : il est très rare d’entendre les nouveaux radicaux réclamer l’appropriation collective des moyens de production, l’état de classe, l’internationalisme prolétarien, etc. Ce n’est pas dans les futurs du passé que l’on puise : c’est dans le passé du passé, le passé qui a eu lieu, le passé réel. Par exemple : lorsque l’on critique, dans un radicalisme proclamé, la « mondialisation (néo)libérale », la quasi-totalité des mesures préconisées revient à préconiser le retour aux prérogatives du pouvoir d’état, c’est-à-dire de l’état national, dans ses vertus présupposées de protection et de républicanisme. Je vois à cela deux inconvénients principaux. D’une part, cette position est passéiste, et me semble totalement inopérante. L’histoire, on devrait l’avoir appris, ne fait pas machine arrière. Mais un autre défaut est plus grave : c’est que cette attitude revient à parer l’état-nation de vertus mythiques, qui étaient exactement celles que les révolutionnaires d’antan ont combattues avec la dernière énergie. L’idée que l’état de la Troisième ou de la Quatrième République était garant de la protection sociale, de l’éducation républicaine, des droits sociaux etc. aurait fait hurler tous les révolutionnaires authentiques de ces époques révolues, qui ne cessaient de dénoncer ces illusions, ces idéologies, et de s’en prendre à l’Etat comme pourvoyeur et garant de la domination du Capital. Bien des radicaux d’aujourd’hui invoquent l’Etat comme une sorte de puissance neutre et universaliste, ce qui revient à relancer idéologiquement l’Etat du capital, et donc la nation de l’Etat-Nation, là où les révolutionnaires ne cessaient d’appeler à leur critique et à leur dépassement. La position de ce prétendu radicalisme n’est donc pas seulement passéiste : elle est exactement réactionnaire. Pas seulement illusoire, mais activement néfaste.

Je ne veux pas induire qu’il faille attendre la reconstruction des « idéaux » pour agir avec profondeur et détermination. Ce n’est d’ailleurs pas d’idéaux qu’il s’agit, mais d’analyses concrètes et d’objectifs définis. Je dis que la confusion entre les plans aboutit à obscurcir la pensée, et l’action, aussi bien quant aux directions fondamentales que sur les options de conjoncture. Il ne faut jamais omettre de se demander dans quel schéma historique peuvent prendre place les changements qu’on appelle. Pour le dire autrement, « radicalisme et pragmatisme vont désormais de pair »[1].

 

[1] « Hypothèses et questions politiques » (2007), in Livraison et délivrance, Belin, 2009. Lien : Hypothèses et questions politiques .