31.07.14

(Une précaution liminaire. La note ci-dessous utilise à nouveau des instruments empruntés à Marx et ses continuateurs. Je sais que certains lecteurs, qui ont la gentillesse de s’intéresser à ce journal et me le font savoir, n’usent pas de ces références et ne se situent pas dans ce cadre de pensée. Il se trouve que, pour renouer le fil d’une réflexion critique, j’éprouve la nécessité de partir de ce dispositif marxien. La raison en est simple, je l’ai déjà évoquée : je ne vois pas de meilleure manière de caractériser le système actuel de domination du monde que le concept de capitalisme. Et pour tenter d’y mettre un contenu précis, je ne sais pas me passer de l’analyse marxienne, au moins comme point de départ. J’espère avoir l’occasion de montrer chemin faisant que, même au-delà de ce dispositif, certaines préoccupations, ou même certaines hypothèses, peuvent être partagées avec d’autres, qui réfléchissent avec d’autres outils.)

Lorsque les fondateurs du marxisme évoquaient la nécessité de la dialectique, ils indiquaient souvent leur refus de l’illusion que les choses sont identiques à elles-mêmes, dotées d’une essence fixe et immuable, et donc leur volonté de penser le changement (bien sûr), le mouvement, mais aussi la non-identité, la connexion universelle de tout, et de se déprendre des oppositions « métaphysiques », qui posent des entités se faisant face comme des données incompatibles et séparées. Tout ceci est bel et bon, et évoque pour un lecteur d’aujourd’hui des développements ultérieurs comme ceux de Whitehead, autant que des pensées plus anciennes comme on en trouve dans les textes majeurs du bouddhisme. Par bien des formules, ces réflexions semblaient annoncer les avancées récentes de la « déconstruction », ou tout simplement les progrès de la pensée critique, souvent liés aux développements des sciences.

Mais, lorsque le marxisme – peu à peu institué en système, chez Engels, Lénine, puis Politzer par exemple ? ou bien déjà chez Marx ? – a formulé cette pensée dialectique en termes de « lois », il en est venu rapidement à énoncer, comme une de ses postulations fondamentales, celle de l’universalité de la contradiction. Sous plusieurs formes : unités des contraires, négation de la négation, etc. Or, si je médite cette « loi » de la contradiction, une interrogation s’ouvre, chez moi comme chez bien d’autres depuis longtemps. Au nom de quelle présupposition la contradiction devrait-elle être pensée comme universelle, comme formant une sorte de noyau nécessaire des choses ? La différence, sans doute, la non-identité, la mutation, la connexion, le processus – tout cela semble s’imposer à un esprit contemporain, non comme de nouveaux nom des essences, mais précisément dans un mouvement de dés-essentialisation de la pensée. Mais pourquoi la contradiction ? Pourquoi y aurait-il, au fond de l’être, ce régime singulier de constitution de tout ? Cette question se divise elle-même en deux branches.

a) la contradiction est une opération de pensée et de discours, une modalité logique. Contredire, c’est dire le contraire. Une contradiction s’institue, d’abord, entre des énoncés. Au nom de quel présupposé cette donnée langagière serait-elle nichée au fond des choses ? Par quel décret y serait-elle posée ? La question – souvent soulevée – est d’autant plus troublante que, dans sa critique de Hegel, dans sa volonté de « remettre la dialectique sur ses pieds », alors qu’elle « marchait sur la tête », le marxisme a beaucoup insisté sur le fait que la dialectique hégélienne est une logique, qui instaure au fond de l’être une opération idéale, le devenir d’un logos, et qu’il s’agit précisément de sortir de cet idéalisme pour penser à partir du réel, et en particulier du monde matériel. Par quel mystère, métaphysique pour le coup, cette logique de la contradiction serait-elle disposée dans le cœur de tout ? N’y a-t-il pas là, tout simplement, une sorte de persistance, ou de revanche, de l’ontologie métaphysique dont il s’agissait de s’affranchir ? La question apparaît avec force dès que la « loi » dialectique se formule en loi de la « négation de la négation », comme c’est le cas chez Engels et ses successeurs. La négation est, de façon patente, une opération logique, un mode de discours. Son redoublement dialectique est foncièrement logicien. Et il en va de même lorsqu’il s’agit d’antagonisme, notion dont le noyau, sauf erreur, est rhétorique (l’agôn, le conflit des argumentations).

b) mais, même en supposant que l’on s’affranchisse de cette dépendance logicienne ou idéale de la dialectique pour penser en termes de « lutte des contraires » (plutôt que de contradiction des énoncés), donc même si l’on suppose à cette loi de la contradiction un statut ontologique censément épuré de sa nature discursive, et plus essentiellement matériel (substantiel ou énergétique), la question demeure. En effet, en vertu de quoi le fond du réel serait-il, par essence, articulé sur un conflit ? C’est-à-dire une lutte, un combat intime ? Ne faut-il pas voir là l’importation, au cœur des choses, d’une notion purement humaine, voire animale, celle de l’affrontement ? Bien sûr, on peut analyser certains processus à l’aide de la catégorie de la négation, il n’est ni possible ni souhaitable de l’exclure de la pensée. Mais le fait d’y voir une sorte d’invariant universel ne repose-t-il pas sur une ontologie implicite du combat, voire de la rivalité ? N’y a-t-il pas là un héraclitéisme plus ou moins avoué, qui voit Polemos, la guerre, comme l’essence des choses ? La guerre au cœur de l’être, on peut y croire ou pas, selon ses goûts. Mais n’est-ce pas exactement un présupposé foncièrement métaphysique, et donc, proprement, une croyance, une sorte de foi ?

La dialectique, dans cet aspect en tout cas (universalité de la contradiction, comme négation au cœur des choses, ou guerre au fond de l’être) semble assise sur une métaphysique de l’opposition, à quoi la pensée la plus contemporaine incline à résister.

Si j’en parle ici, ce n’est pas pour lever ce lièvre comme tant d’autres avant moi. C’est parce que cette particularité (métaphysique) de la dialectique a des conséquences déterminées dans la réflexion politique, et singulièrement dans ses prolongements actuels. En effet, l’opposition (la contradiction, l’affrontement, l’antagonisme, etc.) suppose, ou constitue, deux éléments dans un face-à-face. Elle implique une sorte de symétrie, et en tout cas de dualité (de duel). Dans une contradiction, les deux éléments contradictoires sont de statut équivalent, au moins en tant qu’ils s’affrontent. Soit comme énoncés, soit comme forces. Et c’est bien ce que voulait dire le marxisme classique, lorsqu’il appliquait la « loi » de la contradiction au domaine historique. Le moteur de l’histoire, disait-il, est la lutte des classes : et cette lutte oppose, pour la période présente, dans un face-à-face frontal, la bourgeoisie et le prolétariat. D’autres classes, d’autres forces, sont impliquées dans ce conflit. Mais celui-ci se détermine, par sa donnée essentielle, comme cet affrontement symétrique et bipolaire des deux classes en lutte l’une contre l’autre. Si donc il y a là une loi universelle des choses, et en particulier de l’histoire, il faut chercher aujourd’hui quelles sont les deux forces qui s’opposent, ou devront s’opposer, pour que le cours de l’histoire continue sa progression. Supposons que l’une de ces forces soit à peu près identifiable : le capitalisme mondial, la bourgeoisie planétaire, les propriétaires des moyens de production organisés en multinationales etc. Alors il faut trouver quelle est la force qui s’oppose à cette domination. Ou bien le prolétariat mondial, ou bien quelque chose qui puisse venir prendre sa place, et qui fonctionnera, dans cette opposition, comme sujet de la séquence historique en cours et porteur de l’énergie du devenir.

Or, on peut considérer – c’est ce à quoi j’incline – qu’il n’en va pas nécessairement ainsi. En effet, un autre modèle peut se présenter à l’esprit lorsqu’on examine la situation présente : un autre schéma que celui de l’affrontement de deux entités symétriques. On peut concevoir que l’effet du développement du capitalisme est de mettre en tension (mot provisoire), d’une part une zone de polarisation, qu’on pourrait caractériser comme la domination capitaliste du monde, ou comme la concentration mondiale de la propriété des moyens de production, ou encore géo-politiquement comme le Nord-Ouest du monde, Nord-occident constitué de l’Europe du Nord-Ouest, de l’Amérique du Nord, et de ses prolongements ou antennes sur la planète. Appelons-cela, très provisoirement, la domination capitaliste mondiale. On peut alors supposer (ce n’est qu’une supposition) qu’à ce pôle de domination se trouve opposé, non pas un autre pôle unitaire, mais au contraire une diffraction de zones, un ou des processus de différenciations, ou de disséminations. Ce que la domination produit comme son « autre », ce ne serait pas nécessairement un prolétariat mondial sur le mode de l’ancien prolétariat industriel des pays développés, exprimant une essence homogène, comme le pensait le marxisme classique, mais une diffraction de zones de misère, de pénuries produites, et aussi de contestations diverses : culturelles, sociales ou sociétales, économiques, politiques. Le modèle n’est alors plus exactement celui de la contradiction, mais celui d’une dissymétrie dans laquelle l’on peut voir un énorme handicap (l’absence d’unité disponible à priori) ou une immense ressource (une pluralisation, une diversification, voire une universalisation potentielle).

Ajoutons, en vue de développements à venir

– d’une part, une remarque : l’unité qui se forme du côté de la domination est celle de l’appropriation. Appropriation des moyens de production, d’échange, de distribution : appropriation du monde, au bout du compte. Or, cette appropriation ne peut (peut-être) se trouver mise en cause que si on en critique radicalement le noyau : certes la propriété (privée), comme l’ont fait la plupart des fondateurs du socialisme. Mais aussi l’appropriation en général, la logique du « propre », qu’a analysée Derrida, et au bout du compte l’identité comme telle. L’identité, l’être-propre en général, expriment peut-être, en sa pointe extrême, le mode de pensée qui ressortit à la logique de la domination. La pensée qui veut s’en affranchir doit alors construire d’autres modèles de positivité que celle de l’être soi, de l’être-en-propre, et donc de la propriété de soi et du monde, comme l’enseignent depuis longtemps des spiritualités non-européennes.

– d’autre part, une question : si les adversaires de la domination capitaliste du monde sont constitués en zones de différenciation, en instances disséminées et diffractées, quelle pourrait être leur convergence ? Il faudra bien un ensemble d’alliances et de dialogues pour produire du nouveau, d’autres régimes de partage, et pour substituer au capitalisme d’autres formes de vie. A mes yeux, ce que le capitalisme induit comme son extériorité peut être désigné par plusieurs concepts : l’universel (la mondialisation capitaliste n’est pas universalisante), l’humain, le vivant, ou encore – c’est le terme qui a ma préférence, le planétaire. La planète, et la citoyenneté planétaire, me paraissent notre seule instance d’alternative au capital-monde. Mais c’est une alternative extrêmement puissante.