14.12.14

Ce blog, et le « Journal » qui désormais en fait (battre) le cœur, déclenchent en moi un projet déraisonnable, qui m’exalte, et sur lequel il faut que je m’explique, un peu. Pas trop : décrire le projet pourrait prendre tant d’énergie qu’il en resterait peu pour le réaliser. Voici. Il s’agit d’utiliser ce véhicule (le « blog ») pour tenter de comprendre, de composer, de raconter ce qui agite une vie de travail, celle-ci, la « mienne », disons, depuis une quarantaine d’années à peu près. Cette vie a été pleine de défauts, d’incertitudes, cahotante et marquée de brusques virages, comme une vie. Mais une chose est à peu près certaine : elle s’est montrée, plutôt, productive. Sont venus au jour des livres, des articles, des spectacles, des événements, des cours, et quelques autres fabrications encore. De façon intime – et peut-être pas depuis si longtemps – je suis convaincu qu’une ou deux énergies fondamentales ont porté tout cela, s’exprimant dans une ou deux lignes de force (ou lignes de fuite, ou de faille), simples et constantes, et même, ma foi, assez droites – au sens géométrique, et peut-être aussi moral du mot. Or cette obstination n’apparaît pas. Tout au contraire : à première vue, le terrain semble faire apparaître une grande dispersion.

Lorsque paraît, en 2013, aux Etats-Unis, la traduction d’un livre de philosophie de l’histoire, About Europe, initialement publié en français en 2000, et reprenant lui-même une recherche menée depuis 1992, c’est évidemment une occasion de joie. Ce livre est salué, quelques mois plus tard, dans le Times Literary Supplement, ce qui me fournit l’occasion d’une belle invitation à la London School of Economics, au début 2014. Séquence proprement philosophique, ou philosophico-politique, dont un intellectuel peut à bon droit se réjouir. Un travail, déjà ancien, trouve de nouveaux lecteurs et un nouveau canal pour se faire connaître, dans une autre langue de surcroît. C’est bien. Au même moment, une œuvre littéraire et dramatique, Mai, juin, juillet, est montée par le Théâtre National Populaire au Festival d’Avignon. Assurément pour un auteur de théâtre vivant une grande satisfaction, une belle « reconnaissance ». Où est alors la question que j’en viens à poser ? Elle est simplement que les lecteurs de l’œuvre philosophique ignorent tout de l’écriture théâtrale, qui s’affaire pourtant à faire résonner des interrogations toutes proches : sur le statut présent de l’idée de révolution. Que les spectateurs du Festival d’Avignon, ou les lecteurs de la pièce, n’ont en général pas la moindre idée de ce que l’auteur développe ailleurs une recherche de philosophie historique, publiée et discutée au loin, dans une autre langue – où s’exprime néanmoins une pensée qui agite le travail de théâtre. Bien sûr, l’auteur n’est pas Sartre – et les spectateurs de Huis Clos n’ont pas tous lu L’Etre et le néant. Mais un grand nombre sait que Sartre dramaturge est aussi philosophe, et qu’un lien unit ses deux activités. Et sans doute les lecteurs de L’Etre et le néant, ou de la Critique de la raison dialectique, ont-ils lu, pour la plupart, Huis clos. Je ne questionne pas ici l’ampleur du succès : ma notoriété n’est pas comparable à celle des grands penseurs-écrivains. Je me soucie seulement de l’articulation interne de ces décennies de travail.

Du côté de l’édition, la philosophie n’est pas seule : presque simultanément, paraît aux Etats-Unis la traduction d’un ouvrage littéraire, récit intitulé Un sémite. Côté théâtre, l’écriture personnelle n’est pas toujours le centre : on donne à Chaillot, ou Genève, à Shanghai, ou au Festival d’Avignon encore, des réalisations de mise en scène, à partir de textes d’Artaud, de Barrault, d’Augustin, de Hugo, de Perec, de Spinoza. Cela fait quatre directions au moins : philosophie, littérature, mise en scène, écriture dramatique. Il y en a d’autres. Jamais, nulle part, l’articulation ou la com-position de ces différents travaux n’a été donnée à voir, encore moins à comprendre. C’est la place très singulière de ce blog : il est le premier lieu où ces lignes d’action ont commencé de se montrer côte à côte. Et le « Journal » est le premier espace où je peux, comme j’ai commencé de le faire, réfléchir à leurs intuitions communes, à la visée d’ensemble qui les porte. Ce qui le rend, désormais, central.

Je voudrais donc développer le blog – pour en faire un véritable instrument de recherche, de production, d’édition.

D’abord, je souhaite publier certains inédits, et republier des écrits devenus introuvables. Je vais ainsi rendre disponible sous peu, ici même, le texte de la pièce Le Règne blanc, que m’avait commandée Robert Gironès et qu’il a montée dans une production de Chaillot en mars 1975. Pour des raisons dont je m’explique assez soigneusement dans une préface, écrite ces derniers jours[1], cette pièce me paraît constituer une clé d’entrée dans tout le travail qui a suivi, et le fait qu’elle soit restée impubliée a peut-être rendu moins lisible le parcours ultérieur. De même, j’ai senti intensément l’été dernier, lors des représentations de Mai, juin, juillet, qu’il était absurde et dommageable, cette pièce étant jouée dans de si belles conditions, que les trois œuvres qui la précèdent et en éclairent la proposition esthétique soient aujourd’hui totalement inaccessibles : Le Printemps (1985), La Levée (1989) et Le Pas (1992). Je vais donc republier ces pièces ici, avec un appareil de préfaces et de notes qui permettent d’en resituer les tentatives, et qui proposent une réflexion sur ce qu’elles ont expérimenté. Mon but est que les œuvres récentes puissent être comprises dans le parcours artistique et éthique dont elles sont le résultat et la continuation.

En second lieu, je souhaite poursuivre, de façon aussi constante que possible, la rédaction du « Journal ». Il est le moyen neuf, et particulièrement approprié, pour proposer des éléments d’analyse sur les questions qui n’ont cessé d’agiter ce travail d’écriture et ce chemin d’existence : les voies d’une politique d’émancipation, le lien entre éthique et soulèvement, la part des arts dans la production du nouveau.

Troisièmement, je vais tenter de faire aboutir un énorme chantier d’écriture, littéraire et réflexive, qui est en cours depuis le printemps 2009. Plusieurs centaines de pages rédigées sont en cours de révision. Tout ceci suppose un rehaussement des moyens techniques du blog, permettant d’en améliorer le maniement, la lecture, l’usage qui s’y fait de supports divers (images, sons).

Cette entreprise n’est pas raisonnable. Elle est raisonnée. Tenter de donner à voir le fil qui lie ce que j’ai fait, poursuivre son explicitation, faire venir au jour une aventure de formes et de pensée : rien moins que l’approche, pas à pas, du sens d’une vie. C’est beaucoup. Mais cela me soulève.