24.01.15

Comme je l’ai dit, je me suis fait une sorte de règle d’un principe d’inactualité – peut-être pour prétendre à une actualité plus profonde. En tout cas, je vais tenter de formuler quelques uns des présupposés, ou des axiomes, avec lesquels je tente de réfléchir, depuis d’assez nombreuses années.

1. Admettons qu’il existe sur notre planète quelque chose comme de la grande pauvreté, excessive ou abusive, et donc des pauvres, très pauvres, trop pauvres – et trop de ces pauvres. (Évidemment, « excessif, abusif » « trop », cela fait appel à une évaluation, à un jugement dont le fondement moral se devine sans peine. Je me suis expliqué sur cette nécessaire référence morale dans le livre Après la révolution.[1]) Admettons aussi qu’il existe des riches, trop riches. La confrontation de cette pauvreté et de cette richesse excessives prend la forme géopolitique d’un face-à-face entre concentration des pôles de richesse et extension des zones de pauvreté. Le ou les pôles de richesse étant plutôt situés au Nord-Ouest d’une mappemonde allant de l’Amérique à l’Asie, et les zones de pauvretés s’étendant plutôt au Sud-Est de cette carte, il est facile (et il a été courant) de désigner comme « le Nord » le pôle riche, et comme « le Sud » les zones pauvres. Ces noms peuvent être trompeurs, parce que : a) il n’est pas avéré qu’il n’y ait qu’un pôle d’enrichissement. Il peut y en avoir plusieurs. Cependant, du fait de la mondialisation, à peu près constatée par tous, il semble certain que ces pôles sont connectés et interdépendants.  b) Il existe des zones de pauvretés au « Nord », et des pôles de richesses au « Sud » : les banlieues des villes-mondes des métropoles riches, et les bourgeoisies capitalistes des pays pauvres. Il est donc nécessaire de nuancer, de complexifier le constat. Pourtant, on ne peut éluder une observation massive : il y a plus de richesses au Nord-Ouest, et plus de pauvretés au Sud-Est de cette carte. Plus de pauvreté à Calcutta qu’à New-York, au Cap qu’à Londres ou Paris. Mon axiome principal est donc le suivant : une confrontation mondiale principale a lieu entre le pôle d’accumulation des richesses et les zones d’extension des pauvretés – entre « Nord » et « Sud », ces deux derniers termes étant à prendre en ce sens contracté et avec beaucoup de prudence.

Deuxième axiome : l’accumulation des richesses au « Nord » est en rapport avec l’extension des pauvretés au « Sud ». Je ne dispose pas des instruments d’analyse socio-économique précis qui me permettraient d’étayer cette supposition. C’est pourquoi je l’appelle « axiome » : un axiome ne s’étaie pas. Toutefois, il me semble qu’on peut y souscrire. Les richesses, dans notre monde, ne sont pas produites par elles-mêmes, par la seule action de ceux qui les détiennent. Ce pourrait être le cas : quelqu’un produirait, personnellement, des objets si recherchés qu’ils les vendrait largement, et en retirerait un enrichissement personnel. Cela existe, sans doute. Mais ce n’est pas le cas le plus répandu. La plupart des richesses accumulées demandent, à partir d’une invention, d’une proposition ou d’un capital initial, l’emploi de personnes, souvent nombreuses, qui ne participent que très peu aux bénéfices des ventes de ce qu’ils produisent ou contribuent à produire. Dans le monde, de très nombreux producteurs coopèrent à la fabrication de produits qui engendrent des richesses considérables, alors qu’eux-mêmes vivent ou s’enfoncent dans une extrême pauvreté. En outre, ce lien (de l’accumulation des richesses avec l’extension des pauvretés) ne se limite pas au rapport d’exploitation d’une force de travail, mais concerne des relations voisines : extension du chômage, désertification des campagnes, croissance des mégapoles, évolutions et déséquilibres des consommations alimentaires, transferts de ressources (eaux, matières premières), détériorations d’environnements. Je pose donc (après beaucoup d’autres) que cet ensemble de données conduit à la constitution d’une confrontation mondiale entre richesses et pauvretés – entre « Nord » et « Sud ».

Doit-on parler alors de luttes de classes à l’échelle mondiale, selon la terminologie marxiste classique ? Je n’en sais rien. Polarisation : assurément, à mes yeux. Classes : sans doute, même si le concept doit probablement en être développé et approfondi. Lutte : c’est là que je suis le plus incertain. Est-il exact de dire qu’il y a une lutte de classes à l’échelle mondiale ? Les « pauvres » du « Sud » sont-ils engagés dans un rapport de lutte contre la richesse mondiale, au sens où Marx fondait ses analyses sur les luttes du prolétariat ? L’élaboration de Marx, et le marxisme, se sont développés, non seulement après, mais surtout à partir de l’apparition des premières luttes spécifiquement ouvrières, dans le deuxième tiers du XIXème siècle. Ils se sont pensés comme la lecture et la compréhension de ces luttes, et comme le dégagement d’outils théoriques et pratiques pour les mener à la victoire. Ces luttes étaient économiques (grèves, revendications), sociales (insurrections ouvrières), politiques (tentatives de constitution de forces politiques exprimant le point de vue autonome du prolétariat) et donc théoriques (conflits de multiples travaux pour en penser la nature et les horizons). Je ne sais pas si l’actuelle confrontation est pensable selon le modèle de la lutte – donc dans un schéma dialectique, hégélien. Qu’il y ait des luttes (sur ce terrain) c’est visible : de masses parfois, collectives souvent, partielles, isolées, voire individuelles en de multiples cas. Mais que le schème général de cette confrontation mondiale soit à penser sous le concept de la lutte, c’est à débattre de façon très attentive.

Une précision : même s’il existe, dans les pays du « Nord », des oppositions entre riches et pauvres (et des foyers d’extrême pauvreté) on ne peut pas nier que la richesse, concentrée dans des couches très étroites, diffuse tout de même une aisance, des modes de vie, un confort bien plus répartis que dans les pays du « Sud ». D’autre part, la confrontation entre richesses et pauvretés, même si elle y existe, prend de plus en plus la forme d’une opposition, au sein même du « Nord », entre « Nord » et « Sud » : la pauvreté au « Nord » étant de plus en plus portée par des personnes (des quartiers, des professions) marquées par une provenance du « Sud » du monde[2].

Pour en finir avec ces axiomes, j’ajoute qu’un élément joue alors un rôle décisif : le fait que les protagonistes de cette confrontation, parfois très éloignés les uns des autres par la géographie, ont connaissance de leurs vies différentes, parce qu’ils se voient. C’est très nouveau. Je veux parler évidemment des images. Je ne sais pas si les ouvriers, ou les très-pauvres du « Sud », « luttent » contre les détenteurs des richesses accumulées au « Nord », mais je suis certain qu’ils les voient, au sens strict. Ils voient les riches, et plus encore les richesses : les écrans les leur montrent. Richesses vestimentaires, alimentaires, urbaines. Le côtoiement des richesses et des pauvretés a acquis, par les médias, une sorte d’immédiateté (on voit le paradoxe dans les termes) très puissante. Les pauvres ont la richesse qui leur est interdite, littéralement sous les yeux.[3]

Que le mot de « lutte » ne convienne peut-être pas de façon exacte pour définir la confrontation en cours, cela pourrait s’argumenter de multiples manières, mais il faut en dire une : le mode le plus actif, le plus complexe, le plus conflictuel et le plus massif de la confrontation « Nord » / « Sud », ou Nord-Ouest / Sud-Est, comme confrontation géopolitique mondiale des pauvretés avec les richesses, est la forme présente des migrations. L’émigration/immigration est la manifestation concrète, massive et individuelle à la fois, de l’exigence qu’expriment les humains du « Sud » de participer aux richesses du « Nord ». Ils les voient, ils les veulent, en veulent leur part. Et donc ils y vont, ou y viennent, pour en obtenir des morceaux. C’est pourquoi les questions liées à l’immigration, par leurs causes, leurs développements ou leurs conséquences, sont d’une acuité si violente dans les alternatives du moment : elles manifestent, de façon concentrée, la confrontation au cœur de notre monde, entre le creusement des pauvretés et la concentration des richesses.

2. Pour se donner une représentation d’elle-même, la confrontation « Nord » / « Sud » a eu recours, successivement, à plusieurs modèles. En premier lieu, le schéma des luttes anti-coloniales.  Il y aurait beaucoup à en dire : car son résultat (la décolonisation) est aujourd’hui admis par tous comme un fait, mais le schéma lui-même (anti-colonialiste) était initialement un modèle formulé du point de vue du « Sud » – les modèles et terminologies utilisés par les pouvoirs coloniaux étant alors tout différents. Il faudrait rappeler aussi que les formes-nations, appliquées aux réalités du « Sud » (leurs définitions, délimitations, frontières, dispositions étatiques) ont été en grande partie construites par la colonisation elle-même. Peu après ce premier modèle, et s’articulant avec lui, a prédominé le schéma anti-impérialiste. Celui-ci entretenait un rapport assez profond, avec le conflit Est-Ouest (la guerre froide), et avec les luttes ouvrières ou syndicales dans les pays du Nord. Lien variable selon les courants de pensée : depuis l’idée que ces trois types de forces (pays dits « socialistes », mouvement ouvrier occidental et forces anti-impérialistes du « Tiers-monde ») étaient naturellement alliées dans la lutte contre le Nord-Ouest capitaliste, jusqu’à des conceptions soutenant, au contraire, que la lutte du « Sud » contre le « Nord » devait conduire à la remise en cause des modèles staliniens dans les pays de « l’Est ». En tout cas, un certain marxisme à orientation mondiale se présentait comme disponible pour les forces et individus qui prétendaient exprimer les luttes des pauvres du Sud-Est du monde contre les forces accumulatrices et exploiteuses rassemblées au Nord. C’était le mode de figuration le plus répandu pour cette opposition jusqu’à la fin des années 1980.

La dislocation du bloc à l’Est de l’Europe, le recul du marxisme qui lui a été lié, la crise d’un nationalisme post-colonial qui avait donné ses cadres à de nombreux états du « Sud », ont laissé vacante la légitimation des luttes des pauvres du monde contre la richesse injuste. Cette place vide a été vite réoccupée, dans un grand nombre d’espaces, par des références religieuses. La religion musulmane, dans diverses formes, a été utilisée comme modèle substitutif pour figurer la lutte des pauvres contre les riches à l’échelle mondiale, et la réfutation du modèle occidental qui lui est associée. Pourquoi l’Islam s’est-il présenté comme une substitution possible à l’ancien modèle révolutionnaire tenu pour caduc ? On peut y voir un certain nombre de raisons, que j’avais approchées dès les Hypothèses sur l’Europe, texte dont je dois rappeler qu’il a été écrit en 1994, publié en français en 2000 et traduit en anglais (USA) en 2013[4].

Tout d’abord, l’Islam historique, dès sa fondation, s’est présenté comme alternative au monde romain (c’est-à-dire au projet d’unité du monde qui s’exprimait dans cette période). Deuxièmement, cette alternative s’est située, dès son premier essor et dans les siècles qui ont suivi, au Sud et à l’Est du monde nord-occidental constitué par la romanité d’abord, puis par l’Europe et son prolongement américain. Troisièmement, l’Islam, à la différence d’autres religions, s’est d’emblée conçu comme projet de monde, projet universaliste pouvant donc rivaliser avec le processus de mondialisation nord-occidental porté par la colonisation et ses suites impérialistes. Quatrièmement, majoritaire dans de nombreux pays placés au Sud-Est de l’Europe et du monde occidental, le monde arabo-islamique en est venu à constituer une sorte de frontière Sud/Sud-Est de ce monde, et s’est donc trouvé en position particulièrement adéquate pour figurer l’opposition des régions et populations pauvres face à la richesse du Nord-Ouest. L’Islam est ainsi aujourd’hui (depuis l’effacement de la référence prioritaire au communisme comme modèle alternatif) la principale figure de l’opposition au monde de la richesse du Nord-Ouest, aux modes de vies qui l’expriment, et d’un projet de monde qui s’y oppose. Cette alternative s’exprime en termes principalement religieux, parce qu’en terme sociaux ou économiques cela lui serait impossible : il faudrait combattre, avec la même fermeté, les capitalismes florissants du « Sud » ainsi que les bourgeoisies enrichies qui en tiennent les rênes et en contrôlent les rouages. La référence à l’Islam permet de poser une alternative au monde nord-occidental, sans questionner la nature capitaliste profonde de l’accumulation des richesses ni rechercher un mode non-capitaliste de développement de la planète. Mais quoiqu’on en pense et quoi qu’on veuille, l’Islam est devenu la figure principale de l’opposition des pauvres de toute une partie du Sud-Est du monde à la domination d’un Nord-Ouest enrichi.

Cette opposition vaut aussi bien dans ceux des pays du Sud-Est où la référence religieuse islamique est répandue, que dans les zones du Nord-Ouest dont les populations sont déshéritées et plongées dans la pauvreté. Là, le recours à une certaine référence islamique (sur le mode paisible ou violent) exprime, à travers des traditions anciennes ou par choix (conversions), l’opposition au fonctionnement nord-occidental de l’accumulation des richesses[5]. C’est pourquoi l’Islam dans certains milieux d’immigration au Nord fonctionne comme recours contre une société dont les richesses (et les modes de vies) paraissent inaccessibles, et condamnables, et comme projet de monde alternatif par rapport à celui qui les porte et les justifie. Toute approche de ces questions suppose donc, à mes yeux, outre l’élémentaire respect indispensable envers cette immense culture, comme envers toute autre, de ne jamais oublier quelle signification le recours spirituel ou religieux peut prendre pour les pauvres et les déshérités de notre monde. C’est exactement ce qu’affirmait Marx, lorsqu’il écrivait que « la détresse religieuse est pour une part l’expression de la détresse réelle et pour une autre la protestation contre la détresse réelle. »[6]

La conséquence en est que les problèmes des « quartiers », des « banlieues », de la « laïcité », de « l’intégration » peuvent sans doute, et doivent, faire l’objet de politiques d’amélioration, mais qu’ils ne peuvent être compris en profondeur qu’en référence à la confrontation mondiale des pôles de richesses et des zones de pauvretés. Dans cette perspective, leur résolution profonde ne peut être que liée à une rénovation planétaire du partage des biens, à l’évolution concomitante des formes de vie, et à la citoyenneté (planétaire) qui permettrait d’en formuler le projet et d’engager sa réalisation.

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[1] Après la révolution, Politique morale, Éd. Belin, coll. « Littérature et politique » (dirigée alors par Claude Lefort), 2003.

[2] C’est ce qu’Etienne Balibar a désigné, voilà déjà deux décennies au moins, comme « ethnicisation des rapports de classes » : en France, il est désormais plus que rare de voir de tâches de femme de ménage, d’éboueur, de caissière de supermarché, d’ouvrier spécialisé dans certains travaux (la liste pourrait être allongée) assumées par des Français de longue ascendance métropolitaine. On pourrait faire le même constat dans de grandes parties des USA pour certains métiers, de même qu’en Allemagne ou au Royaume-Uni. Le phénomène s’étend à des pays où l’immigration était traditionnellement moins nombreuse (qui sont souvent des pays d’anciennes émigrations : Italie, Pologne, etc.)

[3] Côtoiement renforcé par le fait que la richesse du « Nord » s’exporte, comme mode de vie, dans toutes les métropoles du « Sud ». Occidentalisation du monde, si l’on veut (c’est donc bien de Nord-Ouest qu’il faudrait parler) – ou devenir-monde comme occidentalisation.

[4] D.G., Hypothèses sur l’Europe, Circé, 2000. Trad. angl. par Christine Irizarry : About Europe, Philosophical Hypotheses, Stanford University Press, 2013.

[5] Il pourrait être assez simple de comprendre pourquoi, selon ce schéma, ce type d’opposition ne concerne que certaines populations et pas d’autres (les populations asiatiques, ou certain milieux africains par exemple), mais aussi comment et pourquoi des révoltes à étendards islamistes peuvent se lever contre des Etats comme la Russie, la Chine, voire l’Inde.

[6] Marx, Introduction à la Critique du droit politique hégélien (1843), in K. Marx, Écrits philosophiques, trad. Lucien Sève, Champs-Classiques, Flammarion, 2011.