Dans le vocabulaire religieux, auquel je suis si rétif, un mot a fini par rayonner, jusqu’à traverser mon expérience : foi. Je parviens à l’entendre, à peu près dépouillé de ses encombrantes parures et de sa solennité empesée, jusqu’à l’employer moi-même sans trop me sentir couvert d’un vêtement d’emprunt. Mais, à peine prononcé, il ouvre sur un abîme : foi en quoi ?
Je peux dire, à peu près : foi en un sens, ou plutôt du sens. Foi en ceci que l’univers a du sens, qu’il est sensé, et que l’histoire l’est aussi. Pour préciser, il faut écarter deux figures. D’une part, ce n’est pas une foi en quelqu’un. Je n’ai pas foi en l’existence d’une personne invisible, qui flotterait dans ce monde ou ailleurs. Non que cette existence me paraisse trop belle, c’est le contraire : l’idée de personne m’apparaît comme une trop petite chose, une figure infiniment trop étroite pour convenir à ce sens qui parcourt et anime le cosmos et l’histoire. Je vois la figure de la personne comme un petit fétiche, un pantin articulé fabriqué par les petites mains humaines pour modéliser ce sens cosmique et historique infini. En ce sens, je reste feuerbachien[1] : les dieux, puisqu’il s’agit d’eux, sont de petites fictions, façonnées par analogie avec les figures humaines. Humains, définitivement trop humains pour exprimer l’infinité transcendante du sens, ou des sens, qui portent l’aventure cosmique et historique qui nous embarque.
Mais que je n’aie pas de foi en quelqu’un ne signifie pas que j’aie foi en quelque chose, si cette dernière expression désigne un objet quelconque, inférieur à la personne dans la hiérarchie du sens. Certaines religions me semblent vouloir que le sens transcendant soit personnel, parce que la personne est la forme la plus haute qu’elles reconnaissent à la production et à la réception du sens. L’humanité est alors supposée se situer au sommet de l’édifice universel. Elle paraît produire et recevoir plus de sens que le monde minéral ou végétal ou que le reste des espèces animales, par la pratique du langage d’abord, mais aussi par d’autres fonctions significatives supérieures (le rire, la pensée consciente articulée, la communication développée, le travail productif etc.). De ce fait, pour reconnaître une valeur éminente au sens transcendant il faut lui attribuer un statut personnel. Mais celui-ci reste encore trop limité. De ce point de vue, dire que le sens ne prend pas la forme d’une personne, ni donc d’un dieu, n’est pas admettre qu’il s’agisse seulement d’un grand flux para-matériel, d’une puissance significative de rang inférieur à celui des personnes humaines. C’est plutôt penser que ce sens se situe au-delà, et, ne craignons pas de le dire, au-dessus de la personne dans l’échelle des possibles sensés.
Le sens de l’infini cosmique et historique, que je trouve avéré, est radicalement trop vaste pour convenir à la figure, à cet égard un peu dérisoire, de la personne. Je ne pense ni possible ni souhaitable d’accréditer l’idée que quelqu’un, doté d’un vouloir, d’une sensibilité, d’une intelligence ou de ressources émotives, se cache quelque part dans un quelconque régime de transcendance, pour sur-veiller et régir les devenirs du cosmos et de l’épopée humaine. Je trouve cette hypothèse déplaisante, qui nous condamne au statut de captifs contrôlés par un grand œil invisible. La foi, dans ce qu’elle a d’exaltant, se contient mal dans ce régime d’images.
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De ce sens, il est plus difficile de formuler quelque caractère positif que de dire ce qu’il n’est pas : pas une personne, et pourtant pas une simple chose (ni un gros animal, ni une maxi-plante, ni un grand vent.) Paul Tillich, après d’autres, semble induire que la « foi absolue » n’est foi en rien de déterminé[2]. Elle est foi, tout simplement. Il y a une incontestable grandeur dans cette idée d’une foi qui ne se détermine pas par son objet, mais par son seul mouvement. Cependant la formule ne peut être que provisoire – ou au contraire ouvrir sur un débordement terminal, comme c’est le cas dans cet ouvrage de Tillich. On ne peut pas se tenir quitte de l’interrogation concernant ce sur quoi porte cette foi, ce qu’elle vise – même improprement, mais dans un effort de visée tout de même.
Car le mot foi, en ce qui me concerne, ne désigne pas une simple conviction, une idée générale, vague et plus ou moins abstraite, à propos de l’univers et de l’histoire. C’est une expérience, personnelle et concrète, c’est un changement de la vie – de ma vie. Comment en témoigner ? Ce changement, ce retournement, renoue avec une dimension présente depuis l’enfance (comme une fidélité à un trait puéril), qui n’a cessé d’habiter ma vie adolescente, puis adulte, à la maturité comme à mesure que l’âge avance. Si c’est un changement, net, il ne renie rien de mon histoire : politique, intellectuelle, affective, érotique. Au contraire, il m’accorde mieux avec le messianisme politico-historique qui toujours me hante, avec la critique radicale des représentations et des figures, avec les passions amicales et amoureuses. Loin de jeter aux orties des phases de mon itinéraire, il profile une meilleure compréhension, énigmatique mais effective, d’élans qui m’ont porté, et de limites résultant sans doute d’impuissances collectives. Le changement consiste alors à percevoir dans un sens cosmique et historique transcendant, impossible à figurer, la raison et le mystère indissociables qui ont orienté le trajet d’une vie, parmi tant d’autres.
Cette foi vise un sens infini. Infini au sens où il passe toutes les bornes, et aussi en ce qu’il n’est pas fini, pas achevé, en devenir. Ce sens, j’y insiste, est concret. Il se traduit par une ouverture psychique pratique, effective. Elle est émotive autant que pensante, Le fait qu’il y ait du sens est une tâche personnelle, dont résulte une exigence respiratoire et somatique. Le sens visé n’a pas de figure. On pourrait dire qu’il s’apparente à un trou noir, mais c’est encore une image. Beaucoup de mystiques (juifs, chrétiens, islamiques) ont traqué ce vide d’images – des bouddhistes aussi, dans une autre voie[3]. Mais ce vide n’est pas un néant vertigineux, au sens négatif de la chute dans les abîmes. C’est une élévation. J’y vois une des valeurs du tétragramme hébraïque, imprononçable, et que l’on traduit trop vite par le mot Dieu. L’image cosmique du ciel, qui n’est peut-être pas seulement une image, lui convient moins mal qu’une autre.
Ce sens n’ouvre pas sur un autre monde que le monde. Il n’ existe pas, comme si l’on pouvait y voir un être à côté des autres êtres, qu’il soit clandestin ou surplombant. Beaucoup de penseurs ont tenté de formuler un statut de ce qui habite l’être sans être un être parmi les êtres, un étant parmi les étants. Tillich évoque la puissance d’être. Levinas reformule à partir de Platon un au-delà de l’être, un autrement qu’être. Chez eux, comme pour d’autres, se manifeste ainsi de façon concrète, pratique (comme l’éthique de Levinas), un trait de l’expérience dont la source ne peut jamais être pensée comme analogue à une quelconque chose existante. C’est un sens – ni une chose, ni une personne, ni cependant un néant – qui habite à même le réel sans se dissoudre dans son existence chosale.
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Deux mystères, deux énigmes – que suivent des cortèges de questions non résolues – s’attachent à cette expérience. La première énigme tient à son caractère positif. Un incontestable mystère – le mystère de tous les mystères ? – soutient cette dualité du positif et du négatif, de la vie et de la mort, du néant et de l’être. Je ne cesse de me rapporter au choix mosaïque de l’extrême fin du Deutéronome : « j’ai mis devant toi la mort et la vie, la bénédiction et la malédiction. Choisis la vie.[4] » Avec cette conviction inexplicable que, même devant la mort, on peut choisir la vie – le sens, le positif. Ici se joue le profond du sens dont il s’agit dans ces lignes : car le vide, le trou, la perforation pourraient s’apparenter à l’expérience nihiliste du vertige négatif. Et ils en sont l’exact opposé. Pourquoi ? Je n’en sais rien. La positivité du vivant est exactement ce en quoi j’ai foi. En ce point extrême de la foi, quelque chose de la compréhension s’éclipse, sans pour autant éteindre la clarté du fait de penser.
Deuxième énigme, deuxième mystère : en quoi le sens cosmique, ou même historique, peuvent-ils concerner l’existence individuelle d’une personne infime et quelconque dans l’univers, comme la mienne, et toutes les autres ? En quoi y aurait-il, dans le sens infini, un souci de ma personne ? Ou, pour le dire autrement, en quoi la vie, qui me traverse, est-elle essentiellement bienveillante ? La question peut être fausse, dès lors qu’intervient, entre cosmos, histoire et vie personnelle, l’élément de « la vie ». Car la vie n’existe jamais sous sa forme générale : toute la vie est toujours une vie, telle vie dans son histoire singulière[5]. À ce titre, « la vie » n’est rien d’autre que ce souci de vivre pour un vivant ou une vivante. Mais pourquoi et comment la vie du vivant, d’un vivant ou d’une vivante, peuvent-ils, si souvent (certes pas toujours, mais si souvent) l’emporter sur les forces de mort ? L’énigme est infinie. La puissance de vivre, inscrite dans des vies, appelle une forme de foi.
Dans cette expérience, concrète, de l’ouverture à la positivité du vivant, et par elle au sens infini du cosmos et de l’histoire, vient naître une disposition, à la fois méditative et adressée – sans jamais être adressée à personne : qu’on peut appeler, par un mot au moins aussi difficile à manier que « foi », une prière. C’est pourtant dans cette adresse sans destinataire et néanmoins ouverte que s’exprime le caractère concret, pratique de ce changement de la vie, et que se fonde une sorte de transport concret, eu-phorique qui fait que l’histoire d’une personne, ici la mienne, se transforme et se métamorphose.
[1]L. Feuerbach, L’Essence du christianisme, trad. J.-P. Osier, coll. « Théorie-Textes » (dir. L. Althusser), Maspéro, 1968. Rééd. Gallimard, « Tel », 1992. Je rappelle : « L’enthousiasme fut général : nous fûmes tous momentanément des “feuerbachiens” ». F. Engels, L. Feuerbach et la fin de la philosophie classique allemande, 1888, https://www.marxists.org/francais/engels/works/1888/02/fe_18880221_1.htm
[2]P. Tillich, Le Courage d’être, trad. J.-P. LeMay, Cerf, Labor et Fides, PUL, 1999, pp. 141-141.
[3]François Cheng établit un autre pont avec la Voie du Tao. F. Cheng, De l’Âme, Sept lettres à une amie, Albin Michel 2016, rééd. Le Livre de poche 2018.
[4]Dt, 30-19.
[5] G. Deleuze, « L’immanence, une vie… » Philosophie, n° 47, 1995, repris dans Deux régimes de fous, Minuit, 2003.