La foi dont il a été question dans l’entrée du Journal portant ce titre (« Foi », le 31.12.2018, http://denisguenoun.org/2018/12/31/foi/) y a été évoquée selon l’une seulement de ses faces, comme foi en un sens infini transcendant, cosmique et historique. Mais un autre versant est celui qui se réfère à un événement, dont témoignent les écrits évangéliques, et en particulier les récits et analyses qui ont été retenus dans le canon dit du Nouveau Testament. C’est une mystérieuse sagesse du canon que de donner à lire les mêmes faits dans plusieurs versions, et d’abord dans quatre récits qui se recoupent, mais qui divergent ou diffèrent aussi, proposant quatre vues partielles et, pour chacune, lacunaire, de ce qui a eu lieu, et que je dénomme, par commodité, l’événement X[1]. De cet événement, à partir de ces quatre relations, je (c’est-à-dire la foi dont ici j’essaie de dire quelques mots) dégage deux groupes de caractéristiques.

Par un premier ensemble de traits, ces récits donnent à entendre que, dans un certain groupe humain, rassemblé par et autour des écrits bibliques, se manifeste l’attente d’un changement radical de la condition historique, qui prend la forme de l’espérance en la venue d’un individu humain, qui ouvrira des temps messianiques. Le messie est attendu, et sa venue changera les vies et les temps. Or, les récits évangéliques, et le commentaire paulinien qui les suit[2], font une annonce paradoxale : ce messie attendu est déjà venu. Donc, les temps ont déjà changé. Il s’agit de reconnaître ce changement, et d’en tirer les conséquences. Deuxièmement, les récits évangéliques, par leur contenu, produisent une autre transformation de la perspective messianique : le messie n’est pas venu comme un roi, un souverain, un puissant – selon le mode où, apparemment, on pouvait l’attendre – mais comme un pauvre. Donc, c’est la pauvreté, et non la souveraineté, qui va changer le monde – et qui a déjà commencé de le faire. Enfin, troisième caractéristique, le messie (terme hébraïque dont on se souvient que le mot christ est simplement la traduction grecque) a été condamné et mis à mort, de façon infamante, par la conjonction de deux pouvoirs : le pouvoir religieux et le pouvoir impérial. Donc, ces récits instaurent une sorte d’incompatibilité radicale entre l’irruption messianique, d’une part, et le couple formé par l’Empire et la religion, de l’autre. 

Le deuxième groupe de caractères qui marquent ces récits concerne la question de savoir comment se manifeste l’irruption messianique qui appelle cette reconnaissance, et qui entraîne cette condamnation, cet assassinat politico-religieux. Les traits messianiques attribués à l’homme Jésus sont principalement de deux ordres. D’une part, ses guérisons, qui expriment de façon qu’on peut juger symbolique une signification centrale de son action : Jésus fait du bien à ceux qui l’approchent, dans la mesure, sans cesse répétée, où ils ont foi. Foi en lui, et foi en ce dont il témoigne et qu’il manifeste. D’autre part, ses paroles. Les paroles de Jésus constituent la plus grande partie de ce corps narratif, et font que l’épisode messianique est constitué, pour l’essentiel, de la prédication de Jésus, entre son baptême vers l’âge de trente ans, et sa mise à mort trois ans plus tard. L’action messianique de Jésus est concentrée dans sa parole. Comment comprendre le caractère messianique (christique) de cette prédication ? Il en donne lui-même plusieurs concentrés : les Béatitudes, le Notre-père, les paraboles, et d’autres. Mais, lorsqu’on lui demande de resserrer le tout, il indique deux commandements qui, dit-il, expriment à eux seuls toute la loi et les prophètes : le commandement d’aimer Dieu, et celui, qui lui est semblable, d’aimer son prochain[3]. Ainsi, l’annonce messianique se concentre dans le commandement d’amour, lui même décliné en deux faces, ou deux versants : l’amour du sens transcendant infini, et l’amour des humains, avec cette indication unificatrice qu’ils sont semblables, et en un certain sens équivalents.

Le bouleversement historique produit par l’événement X – dont je ne juge pas ici s’il est unique, inégalé, supérieur à d’autres, mais dont les effets planétaires sont incontestables – est donc concentré dans le mot : « amour », voué à l’ensemble de la vie cosmique et historique d’une part, et à l’humanité de l’autre. C’est la déflagration contenue dans ce mot, ainsi porté, qui entraîne le contrecoup meurtrier de la violence politico-religieuse, et son échec relatif par la propagation ultérieure, la résurrection du message après la mort de son annonciateur. Une question infinie est de se demander ce que veut dire ce mot : amour. Ce n’est ni simplement respect, ni compassion. À mes yeux, cela se décline, dans une face négative, en non-violence absolue, et dans une face positive en transport, souci, désir se portant vers une existence au dehors de la sienne, et vers un sens qui la dessine et la constitue. L’amour est un engagement ontologique, positif et sans réserve, dans l’extériorité. Augustin et Eckhart ont fait entendre comment cette extériorité plonge dans l’intériorité la plus profonde, définissent une intimité plus intérieure à soi que le soi lui-même. C’est en cela que j’ai foi, et c’est à cette irruption que je tente de faire place, avec tout mon cœur, toute mon âme et toute ma pensée[4].

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[1]Cf. D.G., X ou le petit mystère de la passion, Les Cahiers de l’Egaré, 1990 (édition épuisée, rééditée prochainement sur ce site), et Trois soulèvements, Labor et Fides, 2019.

[2]Qui les suit dans le canon, tout en leur étant sans doute chronologiquement antérieur.

[3]Mt 22, 34-40.

[4]Mt, 37.