19.12.20

1.

Hier, lisant André Néher, j’ai été surpris de percevoir un changement dans ma sensibilité au thème de l’alliance. J’étais plongé dans L’Essence du prophétisme, ouvrage que m’avait signalé de longue date l’attention que lui portait Lévinas. Le livre date des années cinquante (1958 ?[1]) et a été souvent réédité, sous le titre malheureusement aplati de Prophètes et prophéties que les éditions Payot revendiquent comme « modernisé », « avec l’accord de Renée Néher, veuve de l’auteur ». Le copyright Payot datant de 1996, je suppose que la substitution a eu lieu à cette date. André Néher, mort en 1988, était né en 1914 à Obernai, dans l’Alsace allemande. Professeur à l’Université de Strasbourg, il a émigré en Israël en 1967 et enseigné à l’université de Jérusalem, ville où il a fini ses jours. L’effacement du magnifique titre initial est triste, mais il a peut-être permis à l’ouvrage de rester disponible en édition de poche. Le nouvel intitulé lui donne l’allure d’une synthèse didactique, alors que l’ouvrage développe une réflexion de grande profondeur, interprétant plusieurs aspects fondamentaux de la culture hébraïque, telle qu’un esprit informé pouvait la percevoir à la fin des années cinquante. Je soupçonne, à la lecture d’une seconde préface datant de 1983, que l’évolution ultérieure de cet auteur remarquable l’a conduit à infléchir sa pensée, sous l’effet des événements de l’histoire mondiale qui ont motivé son transfert en Israël. Il serait intéressant de documenter plus précisément cette séquence d’un itinéraire de pensée, et de vie.

Dans le livre, deux phases de la réflexion m’ont paru rencontrer, de façon imprévue, mes interrogations récentes. Tout d’abord le chapitre II 1[2] associe et distingue les catégories bibliques de « l’esprit » (ruah) et de « la parole » (davar). Néher refuse de les séparer, comme a fait, dit-il, une certaine exégèse selon laquelle la Bible hébraïque manifeste un abandon progressif du premier au profit de la seconde[3]. Cette évolution, qu’il récuse, témoignerait du passage d’un prophétisme « magique » (inspiré, extatique) au prophétisme de la grande époque biblique, plus rationnel. Néher veut montrer que les deux traits restent associés tout au long de cette histoire. Néanmoins il admet une inflexion, une mutation, non pas chronologique mais interne à l’expérience prophétique, laquelle dépasserait la seule dimension « spirituelle » ou pneumatique par l’avènement d’une « parole » divine, reçue et entendue.

Cette distinction me fait réfléchir. Qu’elle soit, comme il le pense, un trait spécifique du judaïsme biblique ou pas, elle m’importe. Pourquoi ? Parce que, transférée dans les catégories que je tente d’expérimenter ces derniers temps, elle donne ceci : une expérience « mystique » mue et s’ouvre à un sens articulé, formulé. Elle ne s’éprouve plus seulement comme transportée par un élan, dans une communication entre la vie humaine et quelque chose qui l’excède : elle conçoit cette vie, et ce lien, comme sensés, liés à l’expression d’un sens. Ici le caractère articulé de ce sens se met en jeu dans le modèle d’une « parole » attribuée au divin : le sens infini qui transcende l’univers n’est pas seulement vu comme une force, mais aussi comme un « logos », pour le dire en termes gréco-évangéliques[4]. Je ne sais pas si cette caractéristique est propre au judaïsme, même s’il l’a sans doute développée dans ses propres termes. Mais elle est de grande portée.

Pour le dire autrement : des humains perçoivent qu’un sens traverse la vie de l’univers, et formulent le caractère articulé, « logique » de ce sens[5] en attribuant au divin une « parole » ou des paroles, inspirées, reçues de lui par les humains. Cela implique-t-il nécessairement une instance, extérieure au monde humain, qui énonce ces paroles en dehors de toute bouche humaine ? Certainement pas. L’ouverture de cette dimension signifie plutôt, à mes yeux, que les humains qui ont formulé ces paroles – évidemment venues à l’histoire par du langage humain, porté par des humains – ont voulu exprimer qu’un sens excédait, débordait leur seule initiative. Ils ont tenu à manifester ce sens comme « reçu ». Comment comprendre l’invention – humaine – de ce modèle de réception ? On peut évidemment la référer au schéma, développé par Feuerbach, de l’illusion du divin, du renversement de l’expérience humaine dans la figure de la divinité. Cette proposition reste pour moi éminemment pertinente. Mais, plus précisément peut-être, l’invention de ce modèle veut foncièrement distinguer cette « réception », ou cette « entente », du processus de fabrication des dieux par les hommes[6]. La fabrication du divin répond à des besoins humains, à des « intérêts », au sens lévinassien du mot. Elle les exprime et les transpose. Alors que les « paroles », « reçues », transgressent ces intérêts, les débordent et souvent les mettent en cause. Des humains prononcent (ou écrivent) des paroles comme reçues, indiquant que la façon dont ces paroles se forment et se font lire ou entendre met en question le régime des intérêts, de l’inter-essement lévinassien, et donc l’espace clos de l’être, d’une manière dont la raison, l’arraisonnement de la vie par l’intérêt, ne leur permet pas de rendre compte[7]. Cette façon de recevoir-porter des paroles, où Lévinas pointe une caractéristique de tout psychisme humain, est désignée par lui comme « prophétisme ». Se faire l’énonciateur de ce que j’entends[8]. Quel est le régime de cette « entente » ? Sans en appeler à une origine magique non-humaine, on peut la lier aux modalités connues de l’inspiration, très présentes dans les commentaires de l’expérience artistique ou poétique, ainsi qu’aux approches psychanalytiques de l’inconscient et des rêves.

C’est la première thématique qui m’a frappé dans le livre de Néher, et que je transpose dans l’espace et le style de mes élaborations récentes.

 

13.02.21

2.

Le deuxième motif, au centre du livre de Néher, lui fournit son impulsion principale : c’est l’alliance, à proprement parler. Or, lisant l’ouvrage, je découvre qu’il éclaire une de mes préoccupations les plus insistantes de ces derniers temps. Si l’on admet, comme je le fais désormais, que le nom de Dieu a été posé sur la question du sens infini de l’univers (ou du sens de l’univers infini), alors l’alliance désigne le mystère sans fond du lien entre ce sens de l’univers et l’existence humaine. Une communication, plus qu’étrange, connecte ce qui parcourt et anime l’immensité du cosmos avec l’aventure, concentrée sur un point infinitésimal perdu dans cette immensité, qu’est l’expérience des humains sur la minuscule planète Terre. Cette attache s’exprime, entre autres, par le fait surprenant que l’univers soit lisible par les humains, qu’il puisse être découvert et pensé – dans l’élucidation de ses lois physiques, par exemple –, que donc en un sens il s’offre ou se présente aux consciences humaines, et que dans l’autre direction les humains soient aptes, et disposés, à en interroger la lisibilité[9]. Mais ce n’est évidemment pas la seule dimension de cette relation concordataire.

En tout cas on peut rappeler que, selon les écrits bibliques, l’alliance est conclue à plusieurs reprises, sollicitant des partenaires humains différents. Avec Noé au terme du déluge, elle engage l’humanité dans son ensemble, sans distinction interne. Avec Abraham, elle est (ré)établie comme déclenchement d’une « histoire » par naissance d’un « peuple » – je reviendrai avec attention, d’ici peu j’espère, sur cet aspect. Elle naît encore, par Moïse, comme libération de l’esclavage, dans l’expérience extra-ordinaire du désert, lieu simultané d’un exode, d’un affranchissement et d’une réception de la loi. Le sens de l’univers s’engage donc triplement (nombre provisoire) par le salut de l’humanité hors du naufrage naturel, par la constitution d’un groupe portant le message et le sens, et par l’émancipation qui en résulte, positive et négative : négative comme fuite et victoire devant l’asservissement, positive comme engagement dans un corps de normes. C’est une assez puissante énigme que ces épisodes légendaires soient racontés : mais c’en est une beaucoup plus forte qu’ils soient posés comme exprimant un accord entre le sens de l’univers et le sens des vies collectives des humains.

Entre les innombrables interrogations que ces récits soulèvent, j’en retiens ici une : le fait que ces alliances cosmico-génériques ou cosmico-historiques aient été conclues dans chaque cas avec, ou par, un individu, dans une vocation, un appel. Qu’il s’agisse de Noé, d’Abraham ou de Moïse – cela se renforcera encore, quand l’alliance sera renouée ou rénovée – c’est un individu humain qui reçoit la mission d’entendre l’appel et d’y répondre. Ainsi l’alliance engage, de façon initiatrice, une expérience humaine singulière, une histoire personnelle. Ce n’est pas la moindre de ses étrangetés : non seulement le sens de l’univers noue un lien avec la destinée des humains, mais celui-ci se fait entendre dans l’intimité d’une histoire personnelle, dans la vie de quelqu’un. Il y a peut-être là l’ouverture d’un champ de pensée. Car une relation s’y pose entre l’infinité de l’univers, son immensité[10], et l’élément de l’expérience biographique. Or, dans notre histoire et notre culture – et depuis Augustin au moins – le mode propre d’expérience de la biographie est celui de la profondeur, ou de l’intériorité. Mais l’immensité de l’univers et la profondeur intime sont hétérogènes. En images, on peut y voir la double figure du ciel et du puits. Il ne s’agit pas seulement de disproportion, l’humain dans l’univers étant micro ou nanoscopique par rapport à l’extension sans bornes de l’étendue cosmique. Au sein de l’humain, s’ouvre une autre sorte d’infinité que la démesure cosmique : celle, intérieure, de chaque expérience comme histoire personnelle, comme rapport à soi, et à plus profond que soi au fond de soi. Il s’agit là de deux infinis sans commune nature. Le mystère est alors celui du lien, de l’alliance conclue entre l’un et l’autre.

J’introduis une analogie, sans doute arbitraire et qui n’a que la valeur d’une comparaison. Kant a posé, dans une formule célèbre, l’écart entre ses deux sources d’émerveillement : le ciel étoilé au-dessus de moi, et la loi morale en dedans de moi[11]. Il n’y désigne pas seulement la disparité entre le ciel et la loi. Mais aussi celle qui sépare l’au-dessus de l’en-dedans. Par association d’idées, je la mets en rapport avec une autre hétérogénéité : celle de l’infiniment grand et de l’infiniment petit, méditée par Pascal[12]. Car, une fois exprimé l’étonnement devant l’inimaginable petitesse de la Terre au sein d’une infigurable immensité, il reste encore à plonger dans l’infinité qui se creuse, en chaque point de la Terre, dans chacune de ses parties, puis de ses particules, divisibles à l’infini dans un second cosmos au cœur de la petitesse. Il me semble possible (voici ma comparaison) de penser que ces deux infinités, l’infiniment grand et l’infiniment petit, ne soient pas seulement les segments d’une continuité spatiale, leur disproportion venant alors de la seule situation du regard humain entre l’une et l’autre. On peut aussi concevoir que ces deux infinis ne soient pas du même ordre. Ainsi, j’entends dire, sans rien y connaître, que la science éprouve la plus extrême difficulté à articuler deux modes de compréhension : l’un permettant de décrire et souvent de prévoir les mouvements du cosmos, l’autre adéquate à la structure intime de la matière[13]. Je lis, dans des ouvrages de vulgarisation qui semblent de bonne tenue, qu’on ne parvient pas pour l’instant à établir une synthèse entre ces deux modes de description de la réalité – pourtant physique dans les deux cas. Et je me prends à rêver, de façon assurément arbitraire, que l’articulation sera possible, non pas comme établissement d’une continuité entre ces deux pensées ou ces deux types de calculs, mais par assomption de leur hétérogénéité et compréhension de leur dissemblance.

Ce n’est là qu’une rêverie incompétente – peu en rapport avec l’hétérogénéité entre l’espace cosmique et l’infinité intérieure. Mais la comparaison m’aide à insister sur le fait que l’expérience humaine, dans sa radicalité individuelle, est d’un autre ordre que l’expérience cosmique. Et que, par ce fait même, l’établissement d’un lien, d’une correspondance, d’une alliance entre l’une et l’autre, à quoi invitent les récits bibliques, n’en est que plus stupéfiant. Or, ce nouage correspond à un trait de l’expérience elle-même. Car « nous » sommes avides de supposer un lien de sens entre le sens de l’univers et le sens de notre vie. Les textes bibliques font de cette exigence l’objet de multiples histoires. Mais, avec eux ou sans eux, de nombreux humains questionnent une telle relation. En tout cas, l’interrogation me tenaille.

J’en suggère une figure possible. Prenons l’exemple de la prière, ou de tout ce qui peut résonner avec ce terme. Un désir d’adresse, depuis le fond de la conscience humaine, se tend vers ce qui la dépasse ou la déborde dans l’ouverture du cosmos, et que bien des pensées, en particulier non-monothéistes, appellent « le ciel ». Pourquoi ? Pourquoi ne se contente-t-on pas de poser que le ciel existe, avec son sens éventuel, et que l’existence humaine suit son cours, avec sa logique possible, et veut-on, depuis la vie humaine, s’adresser au ciel, voire en recevoir les interpellations ? Cette nécessité pourrait se comprendre ainsi. Si je réfléchissais en disant : il y a le cosmos, et il y a l’expérience humaine, cette affirmation ou ce constat seraient posées comme émises depuis un site intermédiaire, neutre, entre l’un et l’autre. Trois espaces coexisteraient alors : celui du cosmos, celui de l’intériorité, et un troisième d’où pourrait s’observer le lien entre eux. Or, ce tiers-lieu n’existe pas. Il n’y a rien, d’accessible ni même de pensable, qui ne s’intègre dans le cosmos ou dans l’expérience d’un humain. Du coup, pour interroger le sens de leur lien, je ne peux que me placer dans l’un des deux – évidemment dans le champ de l’expérience individuelle. C’est-à-dire : je ne peux interroger ce lien qu’à partir de l’expérience humaine, en faisant face en quelque sorte au cosmos depuis mon intériorité. Cette interrogation, cette question adressée au sens (de l’univers, de ma vie, et de leur connexion), exprimée depuis la situation humaine vers le sens de l’univers ouvre à mes yeux le domaine de ce qu’on appelle la prière. La prière est la question, née dans le champ de l’expérience humaine, et adressée au sens de l’univers, ainsi qu’au sens de la relation entre le sens de l’univers et le sens humain de la vie, d’une vie. L’énigme de son adresse, de son orientation, de son interpellation, de son appel, tient à l’irréductibilité de ce face-à-face, que rien ne peut effacer, ou remplacer.

Depuis le bord ou la margelle, le regard peut plonger vers le fond. Mais du puits, on ne voit que le ciel.

*

[1] La réédition en poche ne comporte aucune référence à l’édition initiale, dont il faut déduire la date à partir de la préface de 1983, qui parle d’« un livre rédigé et publié il y a vingt-cinq ans ». A. Néher, Prophètes et prophéties, Petite Bibliothèque Payot 2004, p. 7, édition à laquelle se réfèrent les prochains renvois.

[2] Op. cit., pp. 101-129.

[3] Op. cit., pp. 120-123.

[4] Jn, 1, 1.

[5] Mais non pas étroitement rationnel, selon l’acception que récuse Néher.

[6] Cf. D. G., Trois soulèvements, Genève, Labor et Fides 2019, pp. 30-33.

[7] C’est pour moi une des portées de l’« au-delà de l’être » selon Lévinas. « Autrement qu’être », nourri du transfert d’un thème platonicien.

[8] J’ai souvent cité cette phrase : « On peut appeler inspiration cette intrigue de l’infini où je me fais l’auteur de ce que j’entends. Elle constitue (…) le psychisme même de l’âme. Inspiration ou prophétisme où je suis le truchement de ce que j’énonce. » Et tout le passage qui précède et qui suit. E. Levinas, « Dieu et la philosophie » (1975), in De Dieu qui vient à l’idée (1982) rééd. Vrin 1998, p. 124.

[9] L’interrogation sur cette relation a pris les formes les plus multiples dans l’histoire des pensées humaines. On la retrouve, par exemple (mais ce n’est qu’un exemple entre mille) dans la thématique heideggérienne de l’être-là (humain), seul étant où il y va de la question de l’être.

[10] C’est-à-dire son excès par rapport à toute mesure limitative – l’extraordinaire puissance de la mathématique humaine étant de formuler cette illimitation.

[11] Critique de la raison pratique, Conclusion, trad. F. Picavet, Felix Alcan, 1921, p. 291.

[12] « Disproportions de l’homme », Pensées, Brunschvicg 72, Lafuma 199, Sellier 230.

[13] Relativité et mécanique quantique, si mon information n’est pas trop boiteuse.