25 mai 2021

Revenons [1] un instant à l’extraordinaire récit contenu dans le livre de l’Exode, qui porte sur la première rencontre entre « Dieu » et Moïse [2]. N’ayant aucune compétence exégétique ni linguistique sur la Bible hébraïque, j’aborde le passage à partir de ses traductions. Mais ce que j’entrevois à partir de divers commentaires me laisse espérer que, sur le point précis que je vais évoquer, l’original ne démentirait peut-être pas foncièrement mes suggestions. Au demeurant l’objet de ces réflexions n’est pas de prétendre débusquer une vérité objective du texte, mais d’interroger ce qu’il nous dit, tel qu’il se présente à nous aujourd’hui, au fil des traductions modifiées.

Selon Thomas Römer, il s’agit là « du seul récit biblique qui contienne une sorte d’explication du nom divin » [3]. On se souvient des circonstances : Moïse aperçoit un buisson qui brûle sans se consumer. Surpris, il s’approche, et du dedans du buisson une voix l’interpelle. Moïse ne sait pas à qui il a affaire – il s’agit d’une première rencontre – et la voix se présente : « Je suis le Dieu de ton père, le Dieu d’Abraham, le Dieu d’Isaac et le Dieu de Jacob [4] ». Essayons de nous défaire de nos habitudes, pour entendre cette phrase comme quelqu’un qui ne sait pas qui parle. Il y apprend que la voix est celle d’un dieu. Non pas de « Dieu », comme nous le dirions aujourd’hui, mais d’un dieu – puisqu’il faut préciser lequel. C’est le dieu des ancêtres, nommément les trois patriarches plus « le père », ce qui indique clairement qu’il faut le reconnaître, parmi d’autres dieux possibles. D’ailleurs certaines traductions orthographient (légitimement à mes yeux) le mot avec une minuscule : par exemple celle de F. Bon dans la Bible Bayard, dite « des écrivains ». [5] Des dieux, il y en a beaucoup dans les environs [6]. Celui qui se fait entendre dans le buisson prend la peine de préciser lequel il est, en se distinguant par cette référence généalogique. C’est ce dieu-ci, que Moïse est supposé connaître par les récits antérieurs de la Genèse [7].

Mais poursuivons. Après s’être ainsi singularisé, l’interlocuteur donne à Moïse une mission : « « Maintenant, va, je t’envoie auprès du pharaon ; fais sortir d’Égypte mon peuple, les Israélites ! [8] » Moïse présente des objections. En voici une : « Supposons que j’aille vers les Israélites et que je leur dise : “Le Dieu de vos pères m’a envoyé vers vous.” S’ils me demandent quel est son nom, que leur répondrai-je ? [9] » Cette question est à la fois très simple, naturelle pour une lecture naïve du texte, et surprenante selon nos critères devenus courants. À un premier regard, la question va de soi : le dieu des ancêtres est un dieu parmi d’autres. Afin qu’il puisse être reconnu, il a été situé dans une histoire. Mais cela ne renseigne pas sur son nom. Est alors demandé, non pas un nom commun, comme le mot « dieu » – commun aux dieux les plus divers – mais un nom propre, propre à ce dieu-ci, le désignant dans son unicité. Sous ce regard naïf, rien donc de très mystérieux. Mais, du point de vue de notre tradition culturelle, il en va tout autrement. Car, pour nous, Dieu est devenu un nom propre – à preuve le fait que nous l’utilisons souvent sans article. Dans les religions dites monothéistes, il est fréquent de dire : Dieu dit ceci, Dieu a fait cela, comme nous dirions Pierre ou Paul. Et nous avons tendance à considérer qu’il en va ainsi dans la séquence que nous lisons : qu’il s’agisse du dieu (elohim) des ancêtres, ou de ce qui a été traduit par kyrios puis « Seigneur » (YHWH), il nous semble acquis que c’est une seule et même entité : Dieu, tout simplement. De nombreuses lectures de ce passage (comme sans doute quelques éléments de ses réécritures) accréditent cette façon de voir, ou d’entendre. Ces désignations deviennent interchangeables, comme des synonymes ou des périphrases pour désigner une seule personne : Dieu.

Or, à lire naïvement ce récit, une chose apparaît en toute clarté : c’est que dans cette séquence (la première rencontre de Moïse avec « Dieu », sa première nomination dans le récit, la seule interrogation explicite sur son nom et son identité), Dieu n’est pas le nom de ce que nous appelons Dieu. Ce n’est certainement pas son nom, puisqu’après qu’il s’est présenté comme le Dieu des ancêtres, Moïse lui demande son nom. « Dieu » est un nom commun à tous les dieux. La question du nom de « Dieu » reste posée après qu’on a usé de ce premier substantif. Et la réponse de « Dieu » à cette question, très célèbre et infiniment commentée – à bon droit­ – confirme cet écart de nomination. Car, lorsque Moïse lui demande son nom, « Dieu » ne répond certes pas : mais Dieu, nigaud, je viens de te le dire. Ni même « YHWH » – et il y a beaucoup de résonances au défaut de ce signe. Il fait une réponse stupéfiante : « Èhiè ashèr èhiè [10] », qui reçoit aujourd’hui des traductions variées : Je suis celui qui est [11], Je serai qui je serai [12], je suis qui je serai [13], je serai : je suis [14], etc. Pour ma part, j’aime bien la traduction « Je suis qui je suis », parce qu’elle témoigne d’une sorte de refus de réponse, comme par agacement. Et dans ce cas, la suite est encore plus imprévue. Car « Dieu » ajoute : « C’est ainsi que tu répondras aux Israélites : “Je suis” m’a envoyé vers vous [15]. » Ici, « Je suis » devient bien comme un nom propre, puisque la formule est employée en sujet du verbe avec cette fonction de désignation. On est loin d’en avoir fini avec les mille double-fonds de cette réponse, sur tous les plans. Mais pour ce qui nous occupe, c’est négativement qu’elle nous renseigne : le nom de « Dieu », pour ce « Dieu » qui parle, n’est certes pas « Dieu », et pas même (mais c’est une autre question, aux autres échos) YHWH, réputé imprononçable.

Résumons-nous. Si l’on suit la leçon de ce passage, Dieu n’est pas le nom de ce que nous appelons Dieu­ – ou plutôt, dans mon cas (avec beaucoup d’autres) de ce que ce terme échoue à dire. Lorsque nous usons du mot Dieu pour désigner proprement ce dont il s’agit sous le tétragramme YHWH, ou à travers l’énigme que son silence évoque, nous nous livrons à un coup de force terminologique (qu’a sans doute rendu possible le passage par le grec theos). Ce coup de force a pour effet d’élever en nom propre un nom commun hypostasié, et par là de rabattre la hauteur qui se voile sous le silence de YHWH à l’étiage de ce qui s’exhibe sous le nom dieu, commun à tous les dieux et idoles en tous genres.

Jésus de Nazareth souhaite, s’adressant à  – qui ? Notre Père ? qui est-ce ? : « Que ton nom soit sanctifié ». « Sanctifié » signifie posé comme vénérable par une dignité singulière, une mise à part, l’élévation à un statut inviolable. Si le nom doit ainsi être protégé des abaissements et des confusions, est-il déraisonnable d’imaginer que le Nararéen invite alors à séparer le nom de son « père » (qui est le nôtre)  de cette dégradation par nivellement avec tous les autres dieux, toutes les autres idoles – que facilite l’usage commun du nom commun « Dieu » ? [16]

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[1] Voir dans ce journal l’entrée « Je suis », du 24 mai 2021.

[2] Ex 3.

[3] T. Römer, L’invention de Dieu, Seuil 2014, rééd. « Points » 2017, p. 42.

[4] Ex 3, 6. Trad. Nouvelle Bible Segond (NBS).

[5] La Bible, éd. Bayard 2001, rééd. 2005, p. 133.

[6] L’ouvrage de T. Römer cité ci-dessus y insiste attentivement.

[7] Selon l’ordre du montage qui est devenu canonique : la recherche a montré que la chronologie de l’écriture, bien que discutée dans le détail, ne correspond pas à cette succession fixée par la tradition.

[8] 3, 10 (NBS).

[9] 3, 13 (NBS).

[10] Graphisme de la traduction Chouraqui, DDB 1989.

[11] Lemaitre de Sacy ; Bible de Jérusalem.

[12] NBS.

[13] TOB.

[14] Bayard.

[15] 3, 14 (NBS modifiée).

[16] Je sais bien qu’en d’autres circonstances Jésus emploie le terme « Dieu », mais, me semble-t-il, souvent avec une certaine parcimonie, comme au sein d’une citation. Pas toujours, mais souvent.