30.03.2022

 

– Que pensez-vous de la notion de « populisme » ? On entend, ou on lit, qu’elle est confuse, et obscurcit ce dont elle parle. Quelle est votre opinion ?

– La notion me paraît claire, pertinente, et le mot bien formé. Est populiste une action, ou une pensée, qui fait de l’idée de peuple son opérateur politique principal. Principal, parce que sans cela, toutes les politiques sont populistes, ou à peu près : presque toutes font référence à la catégorie du peuple. Cela ne suffit pas. Il faut que cette catégorie conditionne, et résorbe en elle, les autres critères d’analyse. Ainsi une politique qui, à droite, met l’accent principal sur « le progrès » ou, à gauche, sur la lutte écologique : si elles ne s’épargnent pas des accents populistes (rares sont celles qui y échappent), elles ne font pas de l’appel au « peuple » leur instrument central. Alors que d’autres, à droite et à gauche, le font. Le populisme tient donc à ce que « le peuple » en est le levier, l’instrument qui actionne tous les autres et les réunit en les neutralisant. Par exemple le peuple ainsi considéré esquive ou intègre les classes sociales, voire la simple différence entre riches et pauvres. Il neutralise la distinction entre groupes dominants et couches sociales dominées, ou les disparités qui complexifient la vie collective. Il ignore les différences, et surtout les contradictions, qui peuvent travailler le corps social. Pour cela, il faut impérativement traiter le peuple comme une entité homogène : ou bien dans sa réalité présente, ou bien dans son origine, ou bien dans son devenir, ce qui donne du populisme des variétés et combinatoires diverses.

À cette fin, une série d’opérations est nécessaire. Bloc sans faille, le peuple n’offre aucune prise. Il doit donc se définir par rapport à ce qui lui est extérieur. Ce sont alors des ennemis, par exemple d’autres peuples – ou d’autres gens, à qui on dénie la qualification et la dignité de « peuple(s) ». Ou bien des marges, qui entourent le peuple sans participer de son essence : « élites » qui le méconnaissent et le trahissent, bas-fonds qui sapent son socle, entités troubles qui rôdent dans ses parages. Et comme en vérité ce qu’on voudrait appeler peuple n’est ni homogène ni unifié, il faut considérer, d’une part qu’il comporte en son sein des éléments qui lui sont étrangers : racialement, ethniquement ou – comme on dit aujourd’hui – culturellement, de façon civilisationnelle (ce qui signifie souvent : religieuse) ; et d’autre part, que ces corps étrangers qui rongent le peuple de l’intérieur sont des injections (ou : ont partie liée avec) des ennemis, marges, dangers qui menacent le peuple du dehors. Le peuple se manifeste toujours, dans cette vision, par sa capacité de refus à l’égard de ce qui lui est externe, et d’éjection des éléments internes qui expriment en son sein ces extériorités. L’expression rhétorique de cette structure est souvent l’opposition de « nous » à « eux » – dont une variante est l’alternative nous/on, comme dans la formule populiste si prisée : « on voudrait nous faire croire que ».

Deux caractéristiques principales en découlent. Premièrement, pour figurer cette unité du corps social, il est indispensable (les exceptions sont rares) que le « peuple » soit représenté par un dirigeant unique, et donc le plus souvent despotique. Cette figure permet au peuple d’être métaphorisé comme un organisme, comme un corps. Dans l’immense majorité des cas, la figure despotique est masculine, même s’il existe des tentatives récentes, compte tenu du profond féminisme qui transforme nos sociétés, de la faire incarner par une femme. Néanmoins, pour des raisons multiples, les nombreuses figures de femmes dirigeantes sont, aujourd’hui, plutôt associées à des politiques non-despotiques, au moins dans leurs formes – et ces formes comptent beaucoup, comme les révolutionnaires l’ont à peu près toujours compris et revendiqué. Pour l’essentiel, populisme et virilisme ont partie essentiellement liée.

Deuxièmement, dans ses formes contemporaines, le « peuple » est associé à une existence, ou à une revendication, étatique. C’est pourquoi le populisme peut être systématiquement et profondément caractérisé comme national-populisme. Les nations sont liées à un devenir-Etat, soit par leur généalogie, soit par leurs aspirations. Et le discours populiste, qui se veut toujours étatique, est ainsi toujours imbriqué avec une rhétorique nationale, généralement nationaliste.

Ein Volk, Ein Reich, Ein Führer. Peuple, état, despote. Le nazisme, comme les différentes formes de fascisme, ont donné au national-populisme ses formes les plus éminentes au XXème siècle, avec lesquelles la plupart des national-populismes d’aujourd’hui entretiennent un dialogue, ouvert ou discret. Même les « populismes de gauche » héritent d’une façon ou d’une autre de l’ancien « socialisme dans un seul pays », socialisme national jumeau inversé du national-socialisme, avec lequel se livrait une fratricide lutte à mort. De la sorte, les populismes sanctionnent de façon ouverte le rejet de toute politique fondée sur l’analyse de classe des États, ainsi que la répulsion envers toute émancipation planétaire, au profit d’une vue de la nation libérée par un État bienfaisant.

L’opinion, assez répandue en effet, selon laquelle la catégorie de « populisme » serait mal construite et confuse, et donc néfaste, a ainsi pour conséquence, volontaire ou pas, de masquer la cohérence simple que cette notion exprime, et de ce fait la parenté des discours qu’elle peut permettre de caractériser. Il faut alors se réjouir que, malgré ces anathèmes à répétition, la catégorie de populisme continue de faire tranquillement son chemin et d’imposer sa pertinence.