20.06.22

Ce qui manque, c’est une bonne dose de marxisme réinterprété, reconstruit, critique. À quoi cela manque-t-il ? À la politique bien sûr, mais aussi à la vie culturelle, intellectuelle, morale. Pourquoi cela manque-t-il ?

D’abord, parce qu’il est devenu à peu près clair que les maux du moment procèdent du capitalisme. Et que si l’on veut penser du capitalisme autre chose qu’une vague image de l’argent ou des richesses (ou de « la spéculation » ou de « la finance »), il faut bien en appeler aux fondements de l’analyse du capital construits dans Le Capital, et autour, et après. Car, qu’il s’agisse d’étouffement par la chaleur, de folie marchande, de dévastation de l’espace naturel ou d’ignominie des injustices, tout ramène à la logique meurtrière selon laquelle le capitalisme façonne le monde. Ce qui manque, c’est alors la reprise d’une analyse en profondeur de ce qu’ils sont tous deux (le capital, et le monde qu’il structure), et on ne peut pas se dispenser de repartir du marxisme, de le reprendre et de le repenser.

Ensuite, parce que toutes les visées politiques qui prétendent abolir les méfaits du capitalisme en se réglant sur l’espace national sont vouées à l’impuissance, ou, pire, au désastre. Cette étroitesse de vues n’est pas seulement responsable, par avance, d’énormes d’échecs, d’illusions déçues. Le pire survient quand une telle disposition politique parvient à l’emporter : un anti-capitalisme (plus ou moins effectif) accroché à des fixations nationalistes, dans ses diverses variantes, a été à l’origine d’un grand nombre de monstruosités, de tueries de masses déployées dans les temps modernes. Les problèmes humains sont planétaires, planétaires parce qu’humains et humains en tant que planétaires. Ils ne peuvent être posés, et a fortiori résolus, qu’à leur véritable dimension. Ceci ne pourra pas advenir sans que l’humanité soit constituée comme sujet politique, comme le seul sujet politique possible pour un dépassement du capitalisme planétaire[1].

Par suite, ce qui manque, c’est une culture historique, réflexive et instruite. C’est à elle que le marxisme (repris, relancé, malmené pour être cultivé) est particulièrement indispensable. Parce que la culture historique n’est pas l’accumulation de faits et de dates, ni d’anecdotes sur les humeurs des dirigeants – lesquelles sont revenues en grâce, si l’on ose employer ce terme, dans leur épaisseur inculte[2]. Ce qu’un marxisme aéré peut aider à rouvrir, c’est la compréhension de processus historiques d’ampleur, fondés sur des développements fondamentaux, engageant des puissances collectives, aussi bien matérielles que morales. Par défaut, l’inculture historique partout s’étale – même sous la forme de ce que Lucien Sève a définitivement caractérisé comme « érudition à l’esbroufe »[3], où l’accumulation de citations et de microlectures asphyxie la nécessité de penser en grand, dans le grand vent des idées.

Enfin, peut-être surtout, le marxisme rénové manque lorsque la Russie post-soviétique et la Chine néo-communiste réapparaissent comme données géopolitiques fondamentales du temps (et non comme survivances archaïques) – et a fortiori si elles s’unissent. Alors le marxisme n’est pas seulement l’instrument de méthode, mais aussi l’objet de l’enquête, tant il est stupéfiant de voir combien et comment, dans ses variantes archéo- ou néo- nationalistes, il a informé la pratique du pouvoir dictatorial dans l’espace mondial post-stalinien. La nostalgie stalinienne en Russie et le sino-marxisme à Pékin ne sont ni assimilables, ni toujours compatibles. Mais ce sont les deux branches d’un même arbre : le tronc de ce qui a eu lieu au XXème siècle lorsque le projet d’émancipation mondiale pour tous les humains a mué en dictatures nationalistes d’État. Je maintiens, depuis des décennies, qu’on n’a toujours pas analysé en profondeur, ni donc compris en vérité, la nature exacte de ces processus et leur portée dans notre présent[4]. À cela convient un marxisme avide de réel, et qui engage envers lui-même sa puissance de critique.

La désolation du paysage intellectuel et politique du moment, le croisement des niaiseries avec les maléfices les plus sombres ne sont possibles que lorsque le meilleur du marxisme (à revoir) a disparu de nos repères intellectuels et moraux. Un symptôme très sûr en est la substitution de l’invocation du peuple à l’analyse rigoureuse des classes sociales, à la détermination précise des exploitations, des oppressions, des dominations locales ou transfrontalières. Le recours mythique au peuple, qui réunit la confusion de tout avec le défaut de pensée par l’assujettissement au cadre national de toute politique, est la condition et le signe présents du mal qui dévore la politique, la culture, l’esprit public. En creux, il fait apparaître cruellement la forme vive de ce qui nous manque.

*

[1] On laissera de côté les clichés sur l’incompatibilité entre l’humain et le prétendu concept du politique, sur la conjonction indépassable entre politique et souveraineté (nationale), etc. J’y reviens ailleurs.

[2] Ah, la promesse faite à Eltsine, non tenue, qui fonderait le désordre du monde, expliquant le fantasme d’encerclement de la Russie… Comme si le syndrome des valeureux assiégés ne constituait pas un stéréotype majeur de toute propagande nationaliste, partout, tout le temps – la Grande Allemagne comme Puissance du Milieu ne s’autorisant de rien d’autre que d’un encerclement thématisé jusqu’au carnage.

[3] L. Althusser- L. Sève, Correspondance 1949-1987, Éditions Sociales 2018, p. 304.

[4] Les vestiges plus ou moins érodés des fascismes dans les populismes de droite, et du néo-stalinisme (Cuba, Chavez – Chine et Russie bien sûr) dans ceux dits « de gauche », et leurs croisements dans la révérence aux dictatures populistes-nationalistes (c’est un pléonasme) de tous ordres, mâtinés d’un anti-impérialisme de sinistre opérette (très sélectif, aveugle à l’impérialité capitaliste de l’État Russe ou de la Grande Chine), ne sont pas des séquelles d’un passé mal purgé, mais des traces précises de cette structuration politique.