6.07.14
Les deux premières « entrées » de ce Journal ont abouti à une conclusion qu’on peut résumer ainsi :
– d’une part, une pensée critique à venir se devrait d’affirmer son autonomie par rapport aux différents types de gestions du capitalisme, et en particulier aux deux d’entre elles qui s’affrontent souvent, qu’on peut appeler droitière et gauchère, sans s’inféoder intellectuellement à l’une ou à l’autre, ni dans l’allégeance, ni dans le dépit ;
– d’autre part, cette autonomie en devenir ne devrait pas conduire à considérer ces gestions comme équivalentes. Au contraire, en tant qu’approche autonome, une pensée critique (pour appeler ainsi un dynamisme qui reste à caractériser, j’y viens) devrait chercher à distinguer avec finesse les différentes gouvernances du capitalisme, pour comprendre les raisons de leurs affrontements, déterminer ses préférences tactiques ou pragmatiques, surtout tant que de réelles perspectives de dépassement du capitalisme font défaut. Elle devrait travailler à produire ces perspectives, tout en regardant l’actualité d’un œil évaluateur et discriminant.
Cette conclusion, très provisoire, ouvre alors sur une question. L’alternative (capitalismes de droite et de gauche), sur laquelle il s’agirait de produire un regard critique positif et éthique, renvoie au le statut de ce regard, de cette pensée recherchée. Quelle en est la situation, la position historique ? A quel poste d’observation et d’engagement cette position prétend-elle se placer ? Ou, pour le dire autrement, quelles pourraient être les forces, les énergies, les dynamiques sociales susceptibles de fonder, ou de soutenir, la possibilité d’un autre fonctionnement social que la celui des injustices vertigineuses que le capitalisme engendre ou aggrave ? Pour Marx, et les marxistes qui l’ont suivi, la réponse était nette : le porteur de l’avenir, c’était « le prolétariat », et ses éventuels alliés, qui lorsqu’ils parviendraient à se réunir constitueraient la grande majorité des populations. Du coup, la pensée devait chercher à rejoindre et à exprimer cette situation censément objective. La classe ouvrière était à la fois l’élément le plus radical dans ce rassemblement, et le seul capable de l’entraîner vers la réussite. Ne revenons pas, ici et pour l’instant, sur les raisons qui font que cette réponse, formulée par le marxisme classique, ne peut plus nous satisfaire – en tout cas, tant que ses termes et sa syntaxe n’ont pas été très profondément repensés. Avons-nous, dans l’immédiat, des éléments qui permettent d’avancer vers une autre approche ? Nous ne pouvons pas pointer une force sociale qui, par elle-même, viendrait prendre la place et le rôle du sujet historique pour la séquence qui pourrait s’ouvrir. Quels seraient alors nos repères ? J’indique ci-dessous quelques frayages possibles, en vrac et sans construction nette : ceci est un journal de réflexion, pas un traité.
Pour repérer cette force, ou ces forces possibles, il faut traverser la clôture du cadre national. La nature mondiale du capitalisme, ses formes de domination et son développement en cours, font que des dynamiques qui pourraient inquiéter son hégémonie ne peuvent émerger que comme planétaires. Cela ne signifie pas que des crises, luttes, affirmations locales, voire nationales, n’aient plus d’importance. Aucun penchant à cette sorte d’abandon ou de désertion. Mais il est crucial, à mes yeux, que leurs perspectives se situent explicitement dans le contexte d’une remise en cause planétaire de la gestion capitaliste. C’est essentiel, pour au moins deux raisons : d’abord, parce que la plus grande misère, et la plus violente exploitation, touchent les populations du Sud, et que donc toute remise en cause de la domination capitaliste qui ne s’appuie pas sur une solidarité primordiale avec les plus exploités, les plus appauvris, les plus violentés prend la signification, injuste et néfaste, de la défense de relatifs privilèges. Pour le dire autrement : s’il est légitime que des ouvriers, ou d’autres malmenés dans un pays riche, défendent leurs acquis, cette justesse ne prend sens désormais que si elle se joint, clairement, à un parti-pris actif en faveur de ceux qui, au sein d’un même système, sont plus violemment et plus radicalement dépossédés qu’eux. La transnationalité de la domination requiert, comme son double positif, une citoyenneté transnationale et transcontinentale. En second lieu, la solidarité planétaire est obligatoire devant les questions écologiques : l’accumulation capitaliste touche là une de ses limites les plus objectives[1].
Une deuxième nécessité de cette dynamique serait d’intégrer les travailleurs intellectuels et culturels. Sans aucune priorité, mais de façon organique, constitutive. Exigence liée à une évolution présente du capitalisme, dans sa structure intime, sur laquelle il faudra revenir.
Un troisième élément est que, si l’exploitation dans le travail salarié reste centrale (par exemple dans le processus dit de « délocalisation » des entreprises du Nord vers des pays plus pauvres, lequel joue aujourd’hui le premier rôle dans la pression capitaliste sur les niveaux de salaires), cette donnée n’est plus la seule. Il faut y intégrer, structuralement, l’énorme partie du monde social qui est bannie du travail. Le monde « sans travail », chômeurs au Nord et vastes populations sous-prolétarisées au Sud, doit être pensé au cœur de l’analyse du capitalisme mondial, non plus comme une seule « armée de réserve », mais comme un champ intrinsèque de la domination et des perspectives de son (éventuel) dépassement.
Enfin, dans la recherche d’une conjonction possible de forces sociales si hétérogènes (couches sociales attaquées au Nord, zones de misères au Sud, production de savoirs et de cultures, monde sans travail) – lien si difficile à concevoir qu’il semble une fantasmagorie – un élément me paraît pouvoir jouer un rôle déterminant, sinon d’unification possible, au moins de terrain de dialogues et de rencontres : le croisement planétaire des cultures. La circulation des formes musicales et des danses, les usages techniques, les pratiques vestimentaires, le rapport aux récits, aux images, aux écrans, le désir d’émancipation féminin, la remise en cause des hégémonies sexuelles, l’évolution des pratiques de santé, le souci de la nature, même s’ils sont répartis de façon plus qu’hétéroclite ici et là, créent des terrains de dialogues, entre des populations en Extrême-Orient, dans le monde arabe, en Afrique, dans le continent sud et nord-américain, et dans les Europes, qui doivent faire l’objet de la plus inventive attention.
En d’autres termes : voir ou faire danser ou penser ensemble un jeune ouvrier en Europe et une femme africaine (ou l’inverse, ou d’autres, dans tous les styles géo-culturels, d’âges, de sexes ou d’appariements qu’on voudra) est un élément de la politique à venir.
[1] Voir « Hypothèses et questions politiques » (2007), § 4. Cf. Hypothèses 2007.