12.04.16

Je voudrais rapprocher deux énoncés que j’ai formulés, à deux périodes éloignées, et dans des contextes différents. Le premier est récent. Il figure dans une conférence donnée à l’Université de Genève le 18 mars 2016, et qu’on peut lire sur ce site. C’est une remarque faite au passage, de façon presque digressive : « Comme si “religieux” désignait, ici au moins, une transcendance vue du dehors, ainsi nommée seulement quand on y reste extérieur. » [1] Le second énoncé est assez ancien. Il figure dans l’ouvrage Hypothèses sur l’Europe, et s’avance de façon plus catégorique, puisqu’il a la consistance d’une des hypothèses, nettement détachées, qui font la trame du livre, où j’écrivais : « Les religions divisent, et relient en parti(e)s ce qui a été divisé. » [2]

Commençons par cette seconde proposition. Elle entendait mettre en question une idée assez banale selon laquelle, d’après l’étymologie (discutée) du mot, la fonction ou la nature des religions serait de relier. La chose me semblait contestable, dans les faits, les religions se manifestant plutôt, sous ce nom, lorsqu’elles sont conduites à s’opposer entre elles, et sont ainsi portées plutôt à diviser qu’à réunir. C’est que le mot « religion », et ses dérivés, émergent dans le contexte latin – donc romain, donc « impérial », si l’on donne à ce terme son acception pleine, qui peut avoir commencé de prendre corps avant l’établissement formel de l’Empire. De façon intuitive – et qui mériterait d’être étayée ou discutée avec de bons arguments historiques – je crois « sentir » que le mot n’est pas approprié pour désigner les cultes ou pratiques rituelles dans des situations, disons, pré-romaines. Je ne sais pas si on est bien fondé à nommer « religion » le système des croyances ou pratiques en Grèce classique, par exemple, et d’ailleurs il ne me semble pas que le terme ait d’équivalent bien strict en grec ancien [3]. C’est pourquoi on l’assaisonne d’adjectifs : religion civile, domestique, etc. Et bien sûr, je ne sais pas du tout si on est fondé à parler de « religion », au sens précis, dans des contextes encore plus différents : civilisations africaines, amérindiennes, etc. Je dirais, de façon grossière – et, là encore, pas argumentée –, que le mot de religion me paraît acquérir son sens stable avec l’Empire, et donc avec l’existence d’oppositions entre des systèmes de croyances et de pratiques, en particulier avec l’émergence du christianisme, sa différenciation du judaïsme et du culte romain antérieur, avec les persécutions et guerres « religieuses », et peut-être surtout avec la conversion des empereurs, qui établit la « religion » du fait du changement de religion. La religion, comme réalité anthropologique précise, et comme concept, me semble prendre tout son sens comme différence des religions. C’est pourquoi je reconnais au terme son acception pleine dès qu’il s’agit, plus tard, de guerre de religions, ou dans le contexte de la lutte entre religions, parfois au sein d’un même groupe de croyances (catholiques contre protestants du XVIème siècle à la guerre d’Irlande, sunnites contre chiites hier et aujourd’hui), ou entre des ensembles différents (chrétiens contre musulmans et l’inverse, des Croisades à nos jours, musulmans contre bouddhistes et l’inverse, etc.)

De sorte que le vocable « religion » me paraît recevoir et construire son réseau de sens dès lors qu’il désigne la religion des autres. Ou ma religion, notre religion, en tant qu’elle s’oppose à celle des autres. Dans une société où le système de pratiques et de croyances ne connaît pas de différences organisées en conflit, en concurrence ou en rivalité, je ne suis pas sûr que le mot « religion » convienne pertinemment pour désigner ce que les gens font et « croient ». (Peut-être d’ailleurs la « croyance », elle-même, ne se repère-t-elle et ne s’affirme-t-elle que par différence avec une autre croyance qui la conteste ou s’en écarte).

Telle est mon impression, que je livre ici comme telle, et non comme certitude ou conviction savamment étayée. Je l’avais exprimée dans ce travail il y a plus de vingt ans, et si j’y reviens aujourd’hui, c’est pour deux raisons principales. D’abord, le fait que l’actualité lui donne une nourriture très abondante. Les religions affichent, aujourd’hui plus encore qu’hier, le spectacle souvent terrifiant de leurs conflits. Et même dans leurs réunions, œcuméniques ou autres, et leurs tentatives de dialogues, elles se présentent bien dans le paysage de leurs différences. L’autre raison me conduit au rapprochement avec le premier énoncé, tout récent, et qui m’est venu de façon inattendue. Car, en fait, le mot « religieux » constitue une façon singulière de désigner un rapport à la transcendance. Il m’a semblé percevoir que si l’on parle de ce rapport en termes de « religion », c’est pour le désigner en quelque sorte de l’extérieur. Je sais bien que la chose peut être contestée avec de très bons arguments, et de fortes références. Pour n’en prendre qu’une, lorsque Kierkegaard caractérise un stade « religieux » dans les trois phases ou modes d’un chemin de vie, on ne peut pas le suspecter d’y être étranger. Mais justement : le stade « religieux » ne se nomme que dans l’écart avec ce qui en diffère – les stades esthétique et éthique. Pour désigner ce dont il s’agit dans un engagement direct, existentiel, envers une certaine dimension transcendante, le mot de religion ne me paraît pas convenir très bien. J’entrevois sans peine que cette intuition est très contestable, à l’aide d’excellents exemples. Mais je la maintiens, la soumettant à l’expérience et à la discussion. Même pour parler de soi, le recours au « religieux » suppose un regard un peu externe. Je ne sais pas si l’expérience d’un dialogue ou d’un rapport intime avec le transcendant ou la transcendance appelle cette catégorie. Il faudrait étudier de près les paroles des rites : sans en être très familier, je ne suis pas sûr que le terme de « religion » intervienne dans la célébration de la Cène. Et le Nazarénien, pour ce qu’on sait de ses paroles, l’a-t-il employé souvent ? L’a-t-il même employé ? Comment se disait « religion » en araméen ? Puisqu’en grec, je l’ai dit, le terme paraît décalé. Je note qu’il n’y a pas d’entrée « religion » ni « religieux » dans le Dictionnaire du Nouveau Testament que j’ai sous la main. [4]

Lorsque cette impression, fugace et incertaine, m’est venue à l’esprit, je n’ai pu m’empêcher de faire le lien avec un ensemble de formules, fameuses, du très cher Dietrich Bonhoeffer, dans la lecture duquel je suis à nouveau, plongé. On sait que le nom de cet immense esprit, théologien allemand, adversaire d’une lucidité peu commune puis martyr du nazisme, est associé à l’idée d’un « christianisme non religieux ». [5] Pour ce que j’en sais et que j’ai pu en lire, la thèse me paraît plus complexe que ce que pourrait laisser entendre aujourd’hui cette formule, qui (sauf erreur) n’est pas de lui [6]. On sait que dans ses lettres de prison, en particulier les plus tardives (donc les plus proches de son assassinat, dont il ne pouvait que connaître la possibilité), cette thématique se dégage progressivement, comme restant, selon ses propres termes, à élaborer. « Je réfléchis beaucoup à l’aspect de ce christianisme sans religion et à la forme qu’il revêt, et je t’écrirai bientôt davantage à ce propos » [7]. L’expression « christianisme sans religion » se montre plus nette, et théoriquement plus aiguë, que la précédente. Il faudra relire avec beaucoup d’attention théorique ces textes stupéfiants : malgré leur notoriété depuis des décennies, ils sont loin d’avoir épuisé leur portée. En tout cas, écrit-il, « Il n’y a rien là d’une méthodique [8] religieuse. “L’acte religieux” est toujours quelque chose de partiel, la “foi” est un tout, un acte de vie. Jésus n’appelle pas à une religion nouvelle, mais à la vie. » [9]

Cette évocation est « interne » aux formulations et aux débats du christianisme (quoique exactement à sa limite, en tant que religion). Mais ceci ne doit pas nous retenir d’examiner la pertinence de l’hypothèse sur le concept de religion en général, de quelque point de vue qu’on l’approche. Du coup, si l’intuition a une portée (et nous conduit à penser le concept de religion dans le système d’une « différence des religions »), on comprendra que je sois méfiant, le mot est faible, à l’égard de l’expression « la religion » – employée au singulier, et avec ce déterminant. On pense ainsi pouvoir caractériser la religion en général comme une disposition unique, rapportée à une même structure de pensée ou de vie, une forme anthropologique unitaire. Il y a de beaux antécédents : chez Marx, par exemple. Mais « la religion » unifie, sous une catégorie propre à une certaine expérience (disons romaine et post-romaine) des pratiques multiples, et peut-être, au moins en partie, hétérogènes. Or, le mot ne les saisit que comme ma, notre, votre, leur religion, dans un champ de rivalités. Il n’y a rien à penser, aujourd’hui moins encore que jamais, sous ce syntagme écrasant (« la religion »), qu’on y entre ou qu’on en sorte. Est plutôt à considérer le paysage, dévastateur et dévasté, des guerres de religions et de leurs batailles.

En d’autres termes : s’émanciper des appartenances religieuses n’équivaut pas nécessairement à esquiver toute interpellation transcendante. Peut-être même est-ce le contraire : si l’on entend le dernier Bonhoeffer, faut-il y voir une condition, désormais, pour entrer dans une telle interpellation ?

*

[1] « Sur les deux sens de la répétition », accessible par le lien Kierkegaard, pp. 11-12.

[2] D.G., Hypothèses sur l’Europe – Un essai de philosophie, éd. Circé, 2000, p. 115. (C’est l’hypothèse 8, chiffrée h8, dans un ensemble qui en comprend 21.) Dans la traduction anglaise de Christine Irizarry, About Europe, Philosophical Hypotheses, Stanford University Press, 2013, p. 69. Ce texte a été rédigé en 1993 et 1994.

[3] Le Dictionnaire français-grec (Hatier, 1956), donne pour « religion » quatre traductions différentes, selon qu’il s’agit du culte, de la piété, de la foi ou de l’état (p. 685).

[4] Xavier Léon-Dufour, Dictionnaire du Nouveau Testament, Seuil – Livre de Vie, 1996.

[5] Cf. André Gounelle, « Bonhoeffer et le christianisme non-religieux », http://andregounelle.fr/sur-auteurs-et-livres/bonhoeffer-et-le-christianisme-non-religieux.php.

[6] Je veux dire que le terme « non religieux » pourrait sembler faire référence à une question de style, ou de ton, ce qui en atténuerait beaucoup la portée. Mais ceci ne concerne pas A. Gounelle, dont les vues sont souvent très profondes.

[7] Dietrich Bonhoeffer, Résistance et soumission, Lettres et notes de captivité, Labor et Fides 2006, p. 332 (cf. toute la lettre du 30.04.44, pp. 326-332).

[8] Je ne sais pas quel substantif est traduit par ce néologisme. Il serait utile de se reporter à l’original.

[9] Ibid, p. 434. Je souligne.