12.04.20

Avant le début du confinement, j’ai acheté La Peste. Comme beaucoup d’autres, j’avais lu le roman de Camus vers la fin de l’adolescence, il y a donc très longtemps, et j’en conservais un souvenir vague – une ambiance. J’ai appris que l’arrivée de l’épidémie en Italie avait provoqué dans le pays une hausse de ses ventes. Prévoyant sans grand mérite que ce serait bientôt le cas en France (pour la maladie, et pour le livre), j’ai trouvé facilement l’édition de poche en librairie, et je l’ai acquise, par provision. Je subodorais que l’ouvrage allait répondre à mes désirs dans cette période, qui me portent vers des textes moraux, et des écritures classiques. Je n’allais pas être déçu.

L’arrivée de la maladie n’était pas le seul motif. J’avais relu récemment L’Étranger. Je voulais découvrir la contre-fiction de Kamel Daoud, Meursault contre-enquête, et il me paraissait impossible de le faire sans me remémorer l’histoire de Meursault sous la plume de Camus. L’idée de Daoud, annoncée dans son titre, me paraissait géniale. Que tout le récit de Camus soit focalisé sur la mort d’un Arabe, privé de biographie et même d’un nom, révélait comme un inconscient du récit, d’une portée profonde. J’ai lu les deux livres, avec un très grand intérêt. De celui de Camus, j’ai éprouvé à nouveau l’incroyable puissance formelle, et j’y ai bien senti l’absence-présence que Daoud a décelée, travaillée.

Un autre fait s’est greffé pour me conduire à La Peste. Un de mes amis, relisant le roman, avait été stupéfait par l’absence des Arabes dans la ville[1]. Ville d’Algérie, pourtant. La remarque s’est logée quelque part dans ma tête. Peu après, au début de notre confinement, la présence du livre sur ma table est venue se choquer avec le souvenir de cette observation. S’y ajoute une vive sympathie pour la figure de Camus, son histoire, sa manière narrative et son style moral. Tout ceci convergeait. Mais la raison principale de cette retrouvaille, un peu inapparente, est ailleurs. Elle travaillait en moi de façon sourde, souterraine. La voici.

 

Je suis né à Oran. J’y ai vécu les quinze premières années de ma vie, jusqu’au 28 juin 1961. Mais Oran n’est pas seulement la ville de ma naissance, de mon enfance, de ma première adolescence – ce qui est déjà beaucoup. J’y suis né d’une famille installée là de très longue date, au moins du côté paternel, mais aussi depuis quatre générations par l’ascendance maternelle. Dans l’imaginaire de mon enfance, c’est-à-dire le plus profond, « nous » étions profondément oranais. Oran était notre site, notre demeure immémoriale. De nombreuses remarques couraient, dans la famille comme au collège, au lycée, selon lesquelles une différence nette, typologique, distinguait la vie à Oran de celle d’Alger par exemple, pour ne rien dire de Constantine la lointaine. Les manières, comportements, certains usages et jusqu’à la cuisine nous séparaient. Oran était donc pour moi une inscription, une marque très forte. Puis nous avons quitté l’Algérie, un an avant l’indépendance, ne fuyant pas les Algériens mais la terreur qu’installaient des « Européens » extrémistes, qui avaient pris les armes, en particulier contre les « libéraux », dont faisait partie ma famille. Cela nous a valu une bombe qui a fait exploser la maison en notre présence, et donc une fuite rapide, vers la France métropolitaine[2]. Je suis arrivé en Avignon, provisoirement hébergé par un oncle admirable, Marcel Guenoun, et sa famille, puis nous nous sommes installés dans cité comtadine, dite « des Papes ». J’étais heureux de cette transplantation, pour avoir trouvé la paix, un pays où les idées de gauche ne valaient pas une menace de mort, la France climatique et culturelle de mes rêves. Oran s’est effacé, longtemps. Je n’y pensais plus. C’est bien plus tard que la ville, mon enfance, et toute leur histoire sont revenues rôder puis reprendre place dans ma vie. Mon frère Yves, mon aîné de six ans, avait quitté Oran moins jeune. Il cultivait plus activement le souvenir des lieux.

Lorsque j’ai rouvert La Peste, Oran m’a sauté au visage. Et j’ai compris que c’était la plus forte motivation qui m’avait poussé vers le livre. Tout en le lisant, j’ai facilement déniché sur internet un plan d’Oran des années cinquante. J’ai reparcouru rues et boulevards. J’ai suivi les personnages du livre en croisant les voies de ma mémoire, visuelle, sonore et presque olfactive. J’ai vécu le récit de Camus comme un souvenir personnel, ou familial. Bien sûr, c’est une fiction. Mais l’inscription dans la ville est intense, quasi-charnelle, quoique Camus n’en fût pas natif. Son épouse était oranaise, et il y a vécu.

Et j’ai donc pu mesurer l’exactitude étonnante de l’observation faite par mon ami : dans La Peste, Oran est une ville sans Arabes.

 

La cité, à cette période, présentait une singularité démographique, disait-on. À l’échelle de toute l’Algérie, la population était évaluée à 10 millions de personnes environ (c’était l’estimation qui courait) parmi lesquelles 9 millions de « musulmans ». Catégorie discutable, puisqu’elle repose sur l’affiliation religieuse. La formule courante, qui désignait ces Algériens comme « les Arabes », n’était pas plus pertinente, puisqu’elle ignorait une forte proportion de Berbères. On disait aussi : les indigènes. Le critère net était la langue : ces gens parlaient l’arabe. Et, jusqu’aux toutes dernières années de la colonisation, ils ne disposaient pas des mêmes droits civiques et politiques que les autres, relégués dans une condition de sous-citoyens.

Qui étaient ces autres ? Censément : « les Européens ». Mais cela incluait les juifs, population pourtant indigène. Quoi qu’il en fût, l’ensemble des « non-musulmans » du pays formait une minorité d’environ un dixième de l’ensemble. Cette majorité musulmane sautait aux yeux dans les campagnes, et dans de nombreuses villes, par exemple Constantine[3]. Pas à Oran. Sur ses trois cent mille habitants, la moitié était réputée de culture musulmane, de langue arabe, et l’autre moitié « européenne », au sens large. Les originaires d’Espagne faisaient nombre, du fait de la proximité, et de l’histoire. La langue espagnole se pratiquait couramment : mes parents la parlaient avec facilité, plus que l’arabe, que ma maman ignorait, et que mon père utilisait peu. L’imprégnation hispanique de la ville se sentait beaucoup. Les traversées en bateau menaient souvent vers Alicante, avant d’être plus régularisées vers Port-Vendres (à la frontière franco-espagnole) et Marseille. Les voyages vers Alicante étaient plus courts.

Cette démographie oranaise se traduisait dans la topographie urbaine. Tout le centre de la ville était « européen » : nous y habitions. Certains quartiers manifestaient une forte dominante espagnole, comme celui de La Marine, au bas de la ville, près du port. Il restait un quartier juif, où avait vécu une grande partie des juifs de la ville, mais qui à l’époque de mon enfance était surtout occupé par les plus pauvres. Mes parents y avaient été tous deux élevés, et dans les années cinquante il ne s’y trouvait plus qu’une vieille tante, à qui nous rendions visite pour les fêtes. Les juifs plus aisés s’étaient déplacés, peu à peu fondus dans la zone européenne, où vivaient les Français d’arrivée ancienne ou récente, ainsi que des habitants venus d’autres pays méditerranéens, ou d’origine espagnole, et donc des juifs assimilés.

Et les Arabes ? Où se trouvait cette moitié de la ville ? En gros : tout autour. Sans doute dans certains faubourgs – je le déduis, même si nous n’y mettions jamais les pieds. Et aussi dans ce qu’on appelait du nom incroyable de « Village nègre », qui ne désignait certes pas une population noire (certains noirs y étaient visibles, très rares), mais bien le quartier arabe, ou musulman. Dans ces rues, la langue arabe dominait largement, avec les mœurs vestimentaires, les coutumes, les pratiques religieuses de l’Algérie arabo-musulmane. Ce Village nègre était tout proche. Une frontière le séparait de « nous ». Dans mon enfance, avant le déchaînement meurtrier, la séparation n’était pas étanche, et je me souviens d’y avoir fait des incursions, ou de l’avoir traversé. Mais la limite était nette, d’une rue à l’autre, parfois d’un trottoir à l’autre de la même rue. Pour rendre visite au grand-père infirme, Maman et moi pouvions marcher dans la longue et déserte rue Dombasle, toute proche du Village Nègre  (et qui longeait une caserne si je me souviens bien), sans entrer dans celui-ci. Le grand-père maternel, comme la grand-mère paternelle, dans le voisinage immédiat du quartier arabe, habitaient pleinement la ville européenne.

Quelle était alors la présence des Arabes dans nos espaces ? Plutôt discrète, mais pas inexistante. On les croisait dans les rues, reconnaissables à leurs sarouels ou chechias, ou aux grands voiles blancs qui laissaient apparaître le visage des femmes, parfois seulement un œil. Ils faisaient vivre des boutiques. L’épicier Moussa tenait un petit comptoir dans notre rue, tout près de notre maison. Nous y faisions des courses quotidiennes. Adolescent, m’étant retrouvé un jour à la porte de chez nous pour un quelconque oubli de clés, j’ai attendu chez Moussa le retour des parents : il m’a proposé un thé à la menthe. Il en buvait tout le temps, toujours un verre à côté de la caisse, faisant siffler les aspirations sur le liquide chaud. On l’aimait bien, il me semble qu’il nous le rendait. En revanche, aucun élève avec patronyme arabe dans les classes que j’ai fréquentées, de l’école primaire au lycée. Parmi les enseignants, Mme Sadoun, vénérée maîtresse de maternelle, française d’origine, était l’épouse d’Allel Sadoun, collègue très estimé de mes parents. Au collège, je me souviens de deux surveillants généraux, l’avenant Hirèche et l’obscur Nemmiche, plutôt sévères et très craints. C’est à peu près tout, si j’excepte l’essentiel : Madame Ezzine, qui venait faire le ménage à la maison, pour qui j’éprouvais une tendresse profonde. Par une bizarrerie que je m’explique mal, je me souviens avoir été, un jour, lui rendre visite chez elle, ce qui était quasi inconcevable. Où ? Je ne sais plus. Assurément dans une demeure au style oriental, sans chaises, nattes au sol. Dans les couloirs rôdait un étrange mari peut-être affecté de troubles personnels. Elle nous a accueillis (avec qui me trouvais-je ? je ne sais plus, mon frère ? mon père ?), dé-voilée, avec ses filles, encore enfants. Pour venir à la maison, elle revêtait un grand drap blanc, comme les autres, qu’en arrivant elle enlevait pour se mettre au travail. Haute figure, digne et noble, dont le regard rayonnait de bonté. J’ai raconté ailleurs sa courageuse démonstration d’affection, en pleine tourmente, au lendemain de la bombe[4].

Une anecdote rendra plus sensible l’existence des frontières, plus dures à mesure que progressait la guerre, qui nous ont séparés des Arabes si proches. C’était en décembre 1960, je crois – il serait facile de vérifier, mais pour l’instant je me laisse plutôt porter par le vent des souvenirs. Un mouvement insurrectionnel des Arabes a éclaté à Oran. Or, le lycée que je fréquentais cette année-là était situé à la lisière exacte du quartier arabe. Démarcation précise : le lycée Ardaillon se trouvait d’un côté du boulevard, et le bord du « village nègre » sur le trottoir d’en face. Ce jour-là, nous sommes sortis de classe dans l’après-midi, et avec un condisciple je m’éloignais du lycée, par une longue rue montante. Nous avons entendu, puis vu derrière nous, un cortège de jeunes Arabes qui courait en criant. L’événement exceptionnel était la course, les cris, le débordement collectif. Mais le fait unique était que cette petite foule fût sortie du quartier arabe pour se déverser dans la ville européenne. Nul doute qu’au même moment, des mouvements semblables avaient lieu en d’autres points de la ville. La frontière était brisée. Nous nous sommes mis à courir, pour nous éloigner le plus possible. Mais le cortège en cris était derrière nous, et nous le sentions, physiquement, se rapprocher. Nous avons pénétré dans un immeuble, dont la porte était ouverte. Au moment d’entrer, j’ai reçu un coup sur la tête. Rien de grave, mais nous étions rejoints. Nous avons grimpé à toute allure dans l’immeuble, jusqu’au palier du quatrième et dernier étage. La foule était passée, on ne nous avait pas poursuivis dans l’escalier. Un moment d’expectative muette, jusqu’à percevoir le silence revenu aux alentours. Puis la sortie, prudente. La rue était libre. Nous avons filé en direction de nos demeures.

Je raconte cela pour témoigner de la netteté de la frontière. Je n’avais (nous n’avions) jamais connu un tel cortège spontané « d’indigènes » pénétrant nos espaces. Dans les semaines qui ont suivi, le quartier arabe a été, pour la première fois, physiquement bouclé. L’armée a pris place au débouché des rues qui dévalaient des hauteurs vers le boulevard, et a installé, sur la limite, des barbelés, des sentinelles en armes. La frontière ressemblait au « rideau de fer » européen, dans ses premières versions frustes. Des émeutes ont soulevé le quartier : cris, chants, danses dans les rues, défiant du haut de cette colline urbaine les soldats en bas qui parfois répondaient en tirant. J’ai raconté ailleurs que mon père, un jour, a voulu aller voir, depuis une rue en face qui surplombait l’entrée du quartier. Il décrivait le spectacle des enfants dansant pour narguer les tirs – scènes revues, plus tard, dans des affrontements en Palestine ou ailleurs. Un musulman inconnu l’avait abordé, en arabe, disant : Guenoun, ne reste pas là, c’est dangereux pour toi. Peut-être une ancienne connaissance militante, ou scolaire. Ce geste de protection anonyme l’avait bouleversé.

Tels sont quelques-uns de mes souvenirs quant à la présence et à l’absence arabes dans la cité de mon enfance. Les proches qui vivaient à la campagne avaient une expérience tout autre : l’immersion en milieu « indigène » y était complète. Avec le progrès de la guerre, cela parut intenable même aux mieux intentionnés. Ils durent se replier dans les grandes villes.

 

J’ai donc été saisi, à la suite de la remarque de mon ami, lorsque relisant le roman de Camus j’y ai vu Oran décrite sans aucune figure d’Arabe, de musulman, d’indigène. Pas question d’imaginer que cette absence ait échappé à l’écrivain : c’est inconcevable. Camus s’est montré extrêmement attentif, dès sa jeunesse et jusqu’à la fin de sa courte vie, aux problèmes posés par la coexistence des « communautés », et en particulier à la situation insupportable d’inégalité dans laquelle la population arabe était maintenue depuis des décennies. Ses prises de position à ce propos sont nombreuses, constantes, centrales. Pas question, donc, de faire de La Peste un roman raciste. En ce sens, l’interrogation qui peut lui être adressée n’est pas du même type que celle qu’a fait porter Kamel Daoud, très légitimement à mes yeux, sur L’Étranger. D’ailleurs, je ne peux pas imaginer non plus que cette absence ait été ignorée des études savantes, ou de la perception par des lecteurs nombreux, dans tous les pays où le roman a été étudié, par exemple dans les analyses postcoloniales. Sans doute de mutiples réflexions ont abordé ce sujet. Mais je ne suis pas le moins du monde spécialiste de Camus, et l’objet de cette note n’est pas de faire progresser la connaissance du livre. Je livre une simple confrontation entre le roman et mon expérience enfantine – un rapprochement entre mon Oran et La Peste, et une méditation sur ma stupeur.

S’il est puéril d’imaginer que l’absence des Arabes résulte, de la part de Camus, d’un acte manqué dans l’écriture d’un roman si notoirement réussi, comment donc lire ce vide, cette élision dans le livre ? Ma sensibilité de lecteur, nourrie de souvenirs d’enfant oranais, me conduirait à suggérer ceci : l’absence des Arabes n’est pas une bévue à la périphérie de l’ouvrage, ni un trait secondaire de sa facture. Elle constitue le sujet du roman. Quelques indices me renforcent dans cette impression.

Tout d’abord, le silence sur les Arabes, dans La peste, n’est pas total. Très tôt dans le livre[5], ils font l’objet d’un petit épisode d’aspect anodin. Au deuxième chapitre, alors que la maladie n’est pas encore apparue ni nommée – on constate à peine le décès de quelques rats – le personnage principal (qui à la fin se dévoilera comme le narrateur), le docteur Rieux, reçoit la visite d’un jeune journaliste. Celui-ci « enquêtait pour un grand journal de Paris sur les conditions de vie des Arabes et voulait des renseignements sur leur état sanitaire. Rieux lui dit que cet état n’était pas bon. » S’ensuit un échange entre le médecin et le journaliste, dans lequel le premier demande à l’autre, comme une condition préalable pour lui répondre, s’il lui sera possible de dire la vérité, voire de « porter une condamnation totale ». Le journaliste répond oui à la première demande, mais non à la seconde. Puis les deux hommes croisent quelques réflexions, et se séparent. Il apparaît ainsi qu’à l’évidence Rieux a une opinion très sévère sur l’état sanitaire dans lequel se trouve la population indigène de la ville. Et on incline à deviner que l’état sanitaire vaut comme indication de l’état général, de la santé de cette situation. Donc, non seulement le livre n’ignore pas ces habitants, mais la question de leur état déplorable se trouve placée à l’entrée du livre, comme une porte certes discrète, mais dont l’importance se fera voir plus tard.

Le deuxième indice est plus massif. Il se situe à la croisée entre le roman et mes souvenirs d’enfance. Car toute l’intrigue est fondée sur le fait que la ville est isolée dans une sorte d’état de siège – et on se souvient que cette expression, l’état de siège, fera le titre d’une pièce de théâtre que Camus écrira dans ces mêmes années sur un sujet assez proche, mais où l’action se voit déplacée d’Oran vers l’Espagne. La ville est maintenue dans un état de confinement très strict, qui ne souffre pas d’exception. À peine quelques fournitures sont-elles apportées à l’occasion, par avion. La ville est close. Une vigilance militaire sévère est instaurée aux portes, afin d’interdire tout passage. Seulement voilà : à moins que j’aie rêvé, la ville d’Oran ne comprenait à l’époque aucune « porte » de cette nature, où l’on pût contrôler entrées et sorties. Et pour une raison bien simple : de telles portes ne sont concevables que pour une ville fortifiée, ou enclose dans des barrières hermétiques. J’ignore si Oran (c’est probable, je suppose) fut fortifiée plusieurs siècles auparavant. Mais il n’y avait, dans ces années d’après-guerre, aucune fortification, aucune ligne de murailles, capable d’isoler la cité. Pour maintenir un tel isolement, il aurait fallu ceindre la cité par une clôture, avec barbelés et hautes palissades, comme autour d’un de ces camps dont les années proches fournissaient de nombreux exemples ou images[6]. Une telle édification n’est ni décrite, ni même évoquée de façon allusive. Le récit suppose que la ville est « fermée », que les portes sont sous surveillance militaire. Mais la ville d’Oran ne comportait pas de telles limites matérielles, et son pourtour glissait de façon bien plus continue entre le tissu urbain et les environs campagnards. La supposition d’une ville fermée, comme une cité médiévale, est un des présupposés les plus étranges de toute la narration. Et quant aux portes, on n’en voit qu’une seule description qui, elle, est plausible, car s’appuyant sur une limite physique incontestable : celle des portes donnant sur la mer – lesquelles sont, pourrait-on dire, moins des portes que des accès à un port. Ainsi la fermeture de la ville est-elle posée de façon aussi ferme qu’elliptique. Elle fonctionne comme symbole matériel – particulièrement frappant dans un livre d’écriture assez réaliste, et où le portrait de la ville (places, rues, cafés) veut se présenter de façon concrète.

Ceci nous mène au troisième indice, qui nous reconduit vers le personnage évoqué plus haut : le journaliste Rambert. Car cette figure, qu’on aurait pu percevoir comme marginale, se transforme peu à peu en personnage majeur de l’ouvrage. Un peu plus tard dans le livre, après une absence assez longue pour qu’on l’oublie presque, ce jeune homme se manifeste à nouveau au docteur Rieux, mais pour une tout autre raison[7]. Il cherche un moyen de fuir la ville. Il ne veut pas y rester, et ne s’en considère aucunement comme citoyen. Il est d’ailleurs. Et s’il veut fuir, ce n’est pas par peur de la maladie ou de la mort – la suite le montrera. C’est parce qu’il veut impérativement retrouver sa compagne, dont il a été séparé par le confinement de la ville[8]. C’est l’occasion pour moi de remarquer que les Arabes ne sont pas les seuls absents de la ville. Les femmes manquent aussi[9]. Non pas en tant que foule, mais comme individualités singularisées. Aucun personnage principal du livre n’est une femme – à l’exception de la mère du narrateur, souvent évoquée mais qui n’apparaît vraiment qu’à l’extrême fin du récit, dans une scène brève qui souligne son absence antérieure. Les deux autres femmes jouant un rôle important dans l’histoire le font par défaut, toutes deux maintenues hors des limites de la ville (et du récit) : la femme du docteur, très tôt exfiltrée pour raisons de santé, qui se repose ailleurs, et mourra peu avant la levée du siège, confirmant qu’elle n’a pas sa place dans l’histoire, et la fiancée du journaliste, qui non seulement n’est pas là mais dont l’absence fournit le ressort actif du désir incessant, renouvelé, rebondissant, exprimé par Rambert de fuir la ville, d’aller au-dehors. C’est à ce désir qu’on devra la seule approche d’une porte, puisque Rambert tente, d’abord sans succès puis presque de façon aboutie, de rejoindre, près de la mer, la possibilité de s’embarquer pour fuir. La connexion est ainsi très forte, même si elle paraît discrète : l’homme qui fait tout pour fuir la ville, se retrouver à l’extérieur, est celui-là même dont la présence était motivée, au tout début, par la tâche d’enquêter sur la situation des Arabes – sujet d’enquête écarté, au début du récit, comme une condition pour la poursuite de celui-ci.

Ce qui me conduit à cette impression de lecture : dans le récit, la fermeture de la ville fonctionne de façon strictement équivalente avec l’absence des Arabes. Les Arabes sont l’extérieur de cette ville imaginaire, dans l’exclusion duquel elle est enfermée. Disons-le autrement. L’image des fortifications dans lesquelles la ville est enclose (et des portes qu’elles requièrent) est purement fictive, sans inscription dans la topographie et l’urbanisme d’Oran. Il s’ensuit que le roman ne dresse pas le portrait de la ville d’Oran à la fin des années quarante (qui supposerait d’y situer la population arabe, la moitié de ses habitants), mais bien celui de la ville européenne qu’Oran n’est qu’à moitié, à demi, par exclusion imaginaire de l’autre moitié absente[10]. Or, cette exclusion fantasmée était inscrite dans l’organisation urbaine. Oran était structurée comme si il existait en son sein une ville européenne autonome. Et « nous », qui y vivions dans ces années-là, ou peu après, partagions cet imaginaire pratique, social, culturel : la chimère de vivre dans une ville dont les Arabes étaient absents. Absence fictive, dont le caractère irréel nous était rappelé, ici ou là et de temps en temps, par divers moyens : commerces arabes, quartier arabe tout proche (avec de vraies frontières, physiques), venue quotidienne d’une femme de ménage voilée qui tenait la maison – voire, les derniers temps, incursion de cortèges d’insurgés, débordant de leur zone en criant et jetant des pierres.

 

Cette hypothèse est liée à la question qui focalise toute lecture du livre : de quoi « la peste » est-elle la figure ? On y a vu une métaphore du nazisme, ou du totalitarisme en général. On a aussi fait du livre une méditation sur la condition humaine, le rapport des humains à la mort, à la finitude, au divin, à la morale. Rien de tout cela n’est faux : l’ouvrage donne à de telles réflexions une matière très dense. Mais il me semble que « la peste » est aussi autre chose. Le livre l’indique lui-même, de façon explicite. Dans l’avant-dernier chapitre – en un point du récit exactement symétrique par rapport à la mention des Arabes au début – le narrateur fournit une traduction directe du titre de l’ouvrage. « Oui, la peste était finie, avec la terreur, et ces bras qui se nouaient disaient en effet qu’elle avait été exil et séparation, au sens profond du terme ». Et, accentuant le fait qu’il ne s’agit pas d’une métaphore décorative, mais d’une nomination rigoureuse, Camus poursuit : « Pour la première fois, Rieux pouvait donner un nom à cet air de famille qu’il avait lu, pendant des mois, sur tous les visages des passants. (…) À partir du moment où la peste avait fermé les portes de la ville, ils n’avaient plus vécu que dans la séparation »[11]. On remarque, dans cet extraordinaire passage, que c’est bien la peste qui a fermé les portes de la ville, et non pas les hommes qui en sont victimes ou cherchent à s’en protéger. L’appellation adéquate est alors formulée en toute clarté : le nom de la peste, c’est la séparation. C’est-à-dire la clôture, à la fois fictive et physique, dont les murs présentent la concrétisation littéraire. Bien sûr, dans cette page, il est question de la séparation des confinés entre eux, de leur incapacité à se rejoindre, se toucher, se prendre dans leurs bras. Mais cette séparation visible en cache une autre. Ou plutôt : si les hommes et les femmes ne peuvent plus s’unir, c’est précisément parce qu’ils sont séparés, par les murs de la ville, d’autre chose qu’eux-mêmes. On aurait pu concevoir, au contraire, qu’enfermés entre eux, ils se rejoignent dans des embrassades infinies. Mais non. Toute tendresse entre les confinés est rendue impossible par les murs de la ville. La séparation entre (elles et) eux, dont ce passage traite explicitement, est ici figurée comme exprimant une autre séparation, plus fondamentale, entre la ville et son dehors. Si la jonction effectuée entre le livre et ma mémoire d’enfance a quelque valeur, la paralysie diagnostiquée entre les humains dans la cité confinée manifeste la coupure de la ville européenne (réelle et imaginaire à la fois) avec ce qu’elle exclut et contre quoi elle est murée. La peste est alors le nom de cette pulsion mortifère qui enclot cette supposée cité européenne sur elle-même, dans une indépendance mythique qui lui fait ignorer, oublier – voire, symboliquement, « tuer » – l’autre moitié de la ville et du monde[12].

 

Puisque souvenir il y a, qu’on me permette d’ajouter cette observation ultérieure. Dans les villes européennes (Paris, et bien d’autres) où il m’est arrivé de vivre après l’exil qui m’a jeté hors de mon Algérie bien aimée – exil joyeux, euphorique même, mais exil cependant – j’ai souvent remarqué que certaines situations concrètes, existentielles et urbaines, citaient de façon exacte mes souvenirs d’enfance : présence-absence de la population « musulmane », commerces arabes discrets et irremplaçables, sarouels et chechias dans les bus et sur les marchés, femmes de ménage sous des voiles – et, à l’occasion, mouvements insurrectionnels qui jettent dans les rues des groupes en révolte. L’Oran de mon enfance n’est pas enclose dans ses murs. Elle s’est métaphorisée en ville-monde, cosmo-polis se rêvant protégée par des frontières imaginaires, menacée de la maladie diagnostiquée par le roman.

 

[1] Impossible de retrouver qui est cet ami. Je vais me renseigner auprès des proches. Si cela s’éclaire, je l’indiquerai ici.

[2] J’ai relaté ces événements dans Un sémite, éd. Circé, 2003.

[3] Je lis aujourd’hui qu’à Alger, les Européens étaient majoritaires.

[4] Un sémite, op. cit., pp. 107-111.

[5] A. Camus, La Peste (1947), rééd. Gallimard-Folio 1972-2019, p. 20 et suiv.

[6] Cf. op. cit., p. 181.

[7] Il se fait reconnaître ainsi : « Je suis venu avant ces événements (…) vous demander des renseignements sur les conditions de vie des Arabes » (op. cit., p. 102). Le lien que je vais suggérer ci-dessous est donc clairement annoncé. Je remarque également que, sauf erreur de ma part, ces deux mentions liées aux premières apparitions de Rambert sont les seules entrées des Arabes dans le livre, à l’exception d’une référence à L’Étranger (« Il s’agissait d’un jeune employé de commerce qui avait tué un Arabe sur une plage », op. cit., p. 69), qu’on peut lire comme un clin d’œil littéraire, mais qui présente au moins le trait significatif que le seul autre Arabe dans le livre est un Arabe mort – assassiné. Je suis certain que Kamel Daoud (qui, je le rappelle, est oranais) n’a pu que l’évoquer ici ou là.

[8] Op. cit., pp. 102-107. Pendant la conversation, « le long des rues abruptes, entre les murs bleus, ocre et violets des maisons mauresques, Rambert parlait, très agité. » Je souligne. Ibid., p. 102.

[9] Il faudrait aussi parler de l’absence des juifs. En revanche, certains personnages sont désignés comme « espagnols ». Ibid., pp. 18, 34.

[10] Le thème des moitiés de la ville parcourt le roman, dont Camus indique qu’elle « avait deux cent mille habitants » (op. cit., p. 96.) Dans un passage très frappant, il écrit : « À l’allure où la maladie se répand, si elle n’est pas stoppée, elle risque de tuer la moitié de la ville avant deux mois. Par conséquent, il importe peu que vous l’appeliez peste ou fièvre de croissance. Il importe seulement que vous l’empêchiez de tuer la moitié de la ville. » L’expression (tuer la moitié de la ville) revient aux pages suivantes. Ibid. pp. 63-65.

[11] La peste, op. cit. p. 343. Je souligne.

[12] Cf. ci-dessus, note 10.