Merci Aristote 

( Paru dans Le Monde des livres, supplément du Monde daté du vendredi 26 octobre 2007, sous le titre « Pour le théâtre, merci Aristote »). 

Dans son récent ouvrage, Aristote ou le vampire du théâtre occidental (Aubier, 2007), Florence Dupont entreprend de régler son compte à Aristote, et en particulier à sa Poétique. Elle attribue à ce bref traité une force prodigieuse, puisque le petit manuel aura su, par la puissance de quelques phrases, enrôler dans sa légion démoniaque tout ce que notre Occident a compté de professeurs, de théoriciens, de philosophes, et bon nombre d’artistes subornés, pour sucer le sang du théâtre et le vider de sa vie. Nous voilà appelés à nous désensorceler de ce que nous avons cru apprendre de Goldoni, Diderot, Talma, Hegel, Nietzsche, Zola, Antoine, Stanislavski, Reinhardt, Brecht, Dort, Vitez, Ricœur, Müller – que Florence Dupont exorcise sans ménagements, avec quelques autres. N’entrons pas dans le détail de l’argument – parfois très savant, mais ailleurs plus rapide, mal informé, voire déloyal par excès de polémique. Cherchons plutôt à interroger la visée de l’entreprise : son sens.

Car la question du sens est centrale. Florence Dupont se désole que la quête du sens ait pris le pas sur le plaisir du spectacle, et impute à l’aristotélisme cet asservissement de la réalité scénique à l’interprétation. Elle en appelle à une insurrection des bouffons contre les professeurs. Non que l’ouvrage soit tissé d’allégresse : l’apologie du rire y est menée de façon grave, méticuleuse, professorale pour tout dire, et l’on ne sourit pas une fois. C’est un monachisme, un apostolat de la bouffonnerie. L’ambition est de s’en prendre au récit (« l’impérialisme du récit », dont Ricœur serait le dernier fourrier), à la Fable (dont Brecht chanterait la dictature), au drame, à la fiction, et surtout au Texte, dont Aristote aurait imposé la supériorité littéraire. La charge procède par rabattement : du drame sur le récit, et du récit sur l’écrit. Aristote est le nom donné à cette vampirisation du théâtre par le sens. C’est le tourment du sens qu’il importe de bannir, pour accéder au plaisir du spectacle et de la fête. On pourrait croire que, depuis un siècle, beaucoup a été fait par les metteurs en scène, et quelques philosophes, pour soustraire les planches à l’hégémonie étroite d’une parole. Ou que le procès a été instruit, et jugé, des dérives intellectualistes d’un brechtisme de fin d’époque. Mais non : l’invention de la mise en scène n’est elle-même qu’une excroissance du littéraire, qui traite la scène comme un livre, et si le brechtisme est mort, nous sommes enfermés dans son cercueil. Le propos n’est donc pas de corriger des excès, ou d’en appeler à une meilleure prise en compte de la pratique scénique. Ce qui est mis en branle, c’est une opération générale de liquidation. Il faut en finir avec la quête du sens, le désir herméneutique, la flamme de comprendre. Il faut arracher le théâtre à la philosophie, à la politique, à l’élan de regarder le monde et de le questionner. Que le spectacle se confine à sa propre joie. Liquidation de tout ce qu’auront cherché de grands inspirateurs comme Vernant et Vidal-Naquet – on récuse la remontée aux mythes et à leur mise en question politique –, des brechtiens de haute intelligence comme Barthes, et tant d’interrogations spirituelles ou mystiques, d’inquiétudes de pensée. Jouissez, que diable, et qu’on en finisse.

Au profit de quoi opère cette rage liquidatrice ? Du jeu ? C’est mal connaître les acteurs. Ils sont souvent enamourés, enivrés, exaltés du poème, de la phrase et du dire – non comme privation du jeu, mais comme un des lieux où le jeu précisément s’enracine et s’emporte. Le jeu n’est pas un espace déserté par les tempêtes de l’intelligence. Jouer, c’est jouer avec les mots, les idées – et les sentiments ou les émotions, bien sûr. Mais les émotions ne sont privées de sens que par une pensée très pauvre. Le corps pense, il interprète, il comprend et donne à comprendre, il sémantise et critique les significations. Le jeu est une grande pensée, un régime supérieur d’intellection qui s’articule aux joies et souffrances du vivant. Se priver de cela, c’est éteindre la pulsion intime qui anime les scènes. Et le texte est un de ces allumeurs de forces – pas le seul, mais pas le moindre.

Il y a peut-être plus préoccupant encore. Qu’est-ce qui est opposé au texte, au sens, à la fable ? Le spectacle. Florence Dupont en élabore une théorie cohérente. Le spectacle est un rituel, religieux ou social. Le mot revient comme une incantation. Ce rituel – dont il faut déplorer la perte, et espérer la restauration – s’adosse à des codes, dont le spectacle joue et qu’il expose par variations. Mais d’où viennent ces codes, qu’expriment-ils ? Selon l’auteur, ils affirment une identité. Ainsi, Aristote a « privé le théâtre athénien de sa signification rituelle et religieuse, de sa fonction identitaire » (p. 76). Une cause à cela : « il n’était pas athénien et n’avait donc jamais célébré les grandes Dionysies (…) ce rituel singulier et identitaire ». Il aurait donc porté sur le théâtre « un regard étranger (…) en étranger, en invité profane » (p. 32). Ainsi, « Il a “désenchanté” la tragédie et préparé le drame moderne laïcisé, déritualisé (…) ; en privant la tragédie du contexte rituel qui lui donnait sa signification, il ouvrait la voie à l’herméneutique et à la recherche infinie du sens » (p. 76). On frissonne un peu à la lecture de ces lignes – l’auteur aura laissé filer la plume. Mais si l’étranger a arraché la tragédie au rituel identitaire pour l’ouvrir à la recherche du sens, on se sent pris d’une tendresse renouvelée à son égard. Et toute la cohorte qui, de Corneille à Brecht, de Hegel à Ricœur, ne cesse de méditer son opuscule, a quelques motifs non négligeables de gratitude. Grâce à lui, la tragédie, et le théâtre après elle, aurait cessé d’être un rituel d’identification locale pour devenir une opération de recherche et d’ouverture, un projet de monde, la construction débordante d’une intelligence et d’un sens ? Merci Aristote.

 

Denis Guénoun

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