9/18.11.16

(rompant donc, ce coup-ci décidément, avec la règle d’« inactualité » délibérée de ce Journal – parce que ce coup-ci il le faut),

1. Victoire de quoi ? Lire la suite

25.10.16

Chaque année apporte son lot de révélations sur le caractère plein et résolu de l’adhésion de Heidegger au nazisme. À chaque nouvelle découverte, le choix se creuse entre deux sortes de réactions : celle qui veut maintenir à tout prix la différence entre l’homme et l’œuvre, pour préserver la valeur de sa philosophie malgré le dégoût pour sa politique ; celle qui affirme une continuité sans rupture entre la personne et la pensée, pour conclure que la philosophie ne vaut pas mieux que l’individu, et doit être rejetée comme lui.

Mais une autre hypothèse devra bien être considérée, qui tienne compte du fait que la philosophie de Heidegger est en effet enracinée dans le même terreau que son engagement nazi, et que c’est néanmoins une philosophie majeure du XXème siècle. Son influence a été déterminante sur quelques uns des penseurs les plus importants de notre temps, comme Lévinas, Sartre, Derrida et quelques autres, dont le travail est une part essentielle de notre héritage et de nos outils de pensée. Il faut donc en déduire que nous sommes loin d’en avoir fini avec la tâche de comprendre ce que c’était que le nazisme, et la place qu’il a occupée dans notre histoire, passée et par conséquent présente aussi. Oui, Heidegger était nazi, de bon cœur. Oui, c’est un immense philosophe. Donc : oui, le nazisme fait partie de notre histoire et de notre pensée, et il va bien falloir se demander en quoi et pourquoi.

Or, l’impensé sur la nature du nazisme (comme l’impensé sur la nature du stalinisme, sans établir d’équivalence entre eux, mais en tenant compte des liens étroits qui réunissent leur genèse et leur constitution) est pour une grande part dans notre impuissance à analyser les désastres qui menacent, et les pathologies qui rongent, notre présente civilisation. Si nous sommes si démunis devant la crise de la culture et de la pensée qui déferle sur l’Europe et sur le monde, c’est parce que nous avons eu la faiblesse de penser que le nazisme n’était qu’une parenthèse monstrueuse dans l’histoire, et qu’en tant que monstruosité il échappait au cours de ce qui nous est donné à penser.

Je ne veux pas dire par là que le nazisme était le fruit de la culture européenne : cette « idée » est, ou bien une imbattable platitude (oui, il a eu lieu en Europe, la belle découverte ; et donc, oui, il est un segment de son histoire), ou bien un paradoxe criminel, qui prétend incriminer l’Europe au nom de principes (non-européens ?) qui habiliteraient à s’ériger en procureurs, en Vychinski du moment à l’encontre de l’intellectualité européenne en général. Non, la tâche est de comprendre quelle tendance, quelles forces déterminées de l’histoire européenne se sont exprimées dans le parti, la popularité et le pouvoir du nazisme, et si elles ont disparu avec sa défaite. Il s’agit d’avoir le courage de constater que ces forces ont pu, aussi, trouver leur formulation philosophique dans le discours heideggérien, et que nous n’en sommes pas quittes, puisque le discours heideggérien a conditionné des pensées pour nous décisives. À moins de vouloir effacer une bonne moitié (au moins) de notre histoire philosophique on ne s’en débarrassera pas avec quelques huées.

Voici donc une hypothèse, extrêmement sommaire. Le national-socialisme a reposé sur la volonté de conjoindre, en un système unique, le projet socialiste et le projet national. Qu’est-ce que cela veut dire ? Le projet socialiste a consisté, dans ses diverses formes, à tenter de faire assumer au niveau social la résolution des problèmes de la vie collective. Qu’est-ce que le niveau social ? Ce n’est pas le niveau politique, celui des instances de la délibération et de la décision politiques. Ce n’est pas non plus le niveau de la vie privée, domestique ou individuelle. C’est, entre le politique et le domestique, l’instance d’une collectivité intégrale réunissant tous les humains, et définissant le régime de leurs relations. C’est l’instance d’une totalité de la vie commune, alors que le politique et le domestique, chacun à sa façon, ne prétendent à définir et assumer qu’une partie, spécifique, de la vie collective. Le social est l’instance de la totalité commune, de la communauté comme intégrale[1].

Je ne discuterai pas ici le fait de savoir si cette idée, tellement ancrée dans nos réflexions (la vie sociale, les institutions sociales, l’économie sociale, la sécurité sociale, le travail social etc.) est à remettre en cause ou pas. C’est une question intéressante, énorme, mais qui ne fait pas mon objet ici. Je ne discute pas non plus le fait de déterminer si le terme de « socialisme » doit être plus judicieusement réservé à une acception plus précise (par exemple, celui de l’appropriation sociale des moyens de production). Question intéressante aussi. Je veux simplement noter que le national-socialisme, comme son nom l’indique, est clairement défini comme projet de constituer le social comme national. C’est la volonté de considérer que l’instance nationale est, par elle-même, apte à prendre en charge la dimension sociale, c’est à dire la dimension de la totalité de la vie commune. C’est penser le socialisme comme nationalisme : et cette ambition était tout à fait claire dans le nazisme, sans la moindre ambiguïté.

Un des nœuds où s’est scellée l’histoire du XXème siècle tient au fait que ce projet de conjonction du nationalisme et du socialisme, du national et du social, s’est aussi retrouvé former, à l’autre pôle de la vie politique, le cœur de l’évolution d’un certain marxisme étatique – le stalinisme, dans tous ses avatars – par la doctrine du « socialisme dans un seul pays », du socialisme national. Seulement, au contraire du nazisme, qui avait fait de cette réunion le cœur initial et le foyer de tout son dispositif, le stalinisme l’avait adoptée par dérivation, après le constat de l’échec des révolutions européennes des années 20, et en devant établir une politique « marxiste » confinée dans les frontières de l’URSS. Le projet d’un socialisme national n’était donc peut-être pas de nature[2], mais créé par le processus historique tel qu’il s’est imposé quinze ans après la révolution russe. Le résultat n’en est pas modifié pour autant : par une sorte de mimétisme rivalitaire, ou de greffe morbide, les deux systèmes dictatoriaux du XXème siècle ont partagé l’idée d’une unification du projet national et du projet social, l’un comme national socialisme, et l’autre comme socialisme national[3].

À mes yeux, cette idée de penser la vie commune à partir du fait national fait le fond commun entre nazisme et projet philosophique heideggérien. En termes philosophiques, cela s’articule sans doute autour de la thématique du propre : de l’être là comme être propre, et du « nous » comme modalité foncière de la propriété commune de l’être là. On pourra entendre à ce propos l’analyse éclairante et profonde fournie par Alain de Libera dans une conférence au Collège de France[4]. À partir de ce constat, que je présente ici de façon très fruste, on peut se demander en quoi nous héritons du projet heideggérien, quelle part il forme de notre fonds de pensée : c’est dans la mesure exacte où nous sommes dépendants d’une certaine idée du propre, de l’être propre et proprement là, et de la conception d’une vie commune tout entière assujettie au sens de cette propriété. Sans doute faudrait-il alors interpréter comment se sont construites dans cette postérité philosophique les problématiques du retour, du peuple, de l’événement, de la décision, de la souveraineté[5]. J’y vois la raison pour laquelle les pensées qui ont se sont élaborées à partir de Heidegger tout en s’en éloignant sont celles qui ont mis en question cette originarité du propre (et de la décision, ou de la souveraineté) : comme Lévinas, Derrida – ou, très différemment Deleuze, bien que le rapport de Deleuze à la filiation heideggérienne soit plus complexe[6]. Et c’est pourquoi, à l’opposé, même à l’extrême gauche, les pensées de la souveraineté ou de la décision – qui sont en leur fond des pensées du propre, de la propriété intrinsèque de l’être – ont été conduites, à travers Heidegger, à se réclamer du militant nazi Carl Schmitt, ou d’autres variantes du décisionnisme politico-existentiel.

La question est d’importance. Parce que, au-delà des formes caduques liées à l’histoire allemande ou à l’Europe des années 1930, ces forces et ces pensées dessinent encore une part importante de notre paysage politique et mental. Tant que nous en refoulerons la compréhension, nous resterons vulnérables aux métastases. Mais pour nous en dégager positivement, il nous faut entrer dans la compréhension de ce qui est à comprendre (à penser, à analyser), laquelle n’est ni oubli, ni dénégation – mais n’est pas plus l’anathème conjuratoire qui ne comprend rien.

*

[1] Il y a évidemment, par dérivation, des usages restrictifs ou partiels du mot « social », comme dans l’ancienne triade économique, politique et social. Mais on peut voir aisément que l’économique et le politique s’y définissent par leur domaine particulier : production de la vie matérielle, ou des décisions quant aux pouvoirs d’état. Le social, lui, est en quelque sorte résiduel : c’est tout le reste, le reste en tant que tout, qui s’approche non pas par sa spécificité, mais par le caractère global et multiforme de toute association entre socii, entre associés.

[2] Beaucoup de grands révolutionnaires l’ont en vérité considéré comme contre nature, à l’égard de la structure théorique et pratique du marxisme révolutionnaire.

[3] Sur tout ceci, cf. D.G., Hypothèses sur l’Europe, Circé 2000, pp. 182 et suiv. Ed. angl., About Europe, Stanford University Press 2013, pp. 114-118.

[4] « Heidegger : De la déconstruction à l’histoire de l’être », le 20 mai 2016 dans le cadre du colloque « Historiens et histoires des idées », lien : A. de Libera sur Heidegger .

[5] Il n’est pas question pour moi de condamner la pensée du national. Le national existe, c’est un phénomène riche et complexe et il est de première importance de le penser. Quant à sa valeur, il semble clair qu’il a pu assumer une fonction hautement progressive ou brutalement régressive selon les contextes ou les époques. La révolution française, les émancipations anticolonialistes ont été profondément nationales.  Le nazisme et le stalinisme aussi. Tout est, ici comme ailleurs, affaire de précision et de concrétude dans l’analyse historique.

[6] Il demanderait qu’on examine de près comment s’est joué, dans notre histoire philosophique, le contentieux ou l’alternative entre Heidegger et Bergson, par exemple.

25.09.16

Il fut un temps où la morale apparaissait comme un carcan de directives étouffantes. Alors, pour beaucoup, le politique s’imposa comme discours critique, mise en question des illusions, et surtout comme voie d’émancipation réelle, partagée. Et puis la politique est entrée dans sa crise : Lire la suite

04.09.16

Après plusieurs relectures, je vois que le texte publié hier sous le titre « Soulever la politique » (lien : Soulever la politique 1) abandonne trop de terrain à la manie dénonciatrice dont j’ai souvent écrit dans ce Journal que je voulais m’en écarter. Lire la suite

02.09.16 

Il se pourrait que « Soulever la politique » soit notre slogan pour la période qui vient [1]. Car la politique offre à nos yeux le spectacle général de son abaissement. Il va falloir, sans musarder, travailler à lui faire trouver sa nouvelle noblesse, sa dignité – c’est-à-dire sa hauteur. Lire la suite

16.08.16

(On aura peut-être remarqué que j’évite systématiquement les titres tape-à-l’œil, ou accrocheurs. Ainsi, je pourrais titrer les lignes ci-dessous en faisant référence à Dieu, ou aux religions, ce qui agite beaucoup aujourd’hui. Lire la suite

6.08.16

Il n’est pas très utile de ressasser que nous vivons la fin d’un monde. Bien peu de gens doivent encore ignorer la nouvelle. Lire la suite

27.06.16

Le geste d’écrire et plus encore de donner à lire ces thèses est déraisonnable, je le vois bien. Mais je ne peux plus me défaire de l’impression qu’il faut ce dérèglement, désormais – qui est en fait un autre réglage. Les petites convenances de pensée ne suffiront plus. Lire la suite

23.04.16

Je repense à la réflexion proposée dans l’entrée précédente du Journal, à propos de la violence sexiste contenue dans l’expression « baiser », quand elle est dite par un homme à propos d’une femme. Je m’adresse deux objections, l’une littéraire, l’autre linguistique. Lire la suite

16.04.16

A propos des « Nuits debout », et voulant marquer le fait que les mouvements sociaux ne naissent pas par génération spontanée (au sens où il faut bien que des individus se rapprochent pour en préparer ou en déclencher l’émergence), Frédéric Lordon a récemment déclaré, sur le mode humoristique : Lire la suite