Il n’y a qu’un seul problème politique sérieux – pour paraphraser Camus [1] – c’est l’avenir de la vie humaine. Mais il ne s’agit pas ici de suicide, tout au contraire. Lire la suite

21.06.2022

La délicieuse machine à écrire de marque Underwood, dont l’image surgit en tête de toutes les entrées de ce « Journal public » depuis son début, outre le charme délicatement suranné qu’elle dégage, fait référence à un événement, qui a conditionné mon histoire d’écriture, et que voici.

Mon oncle Joseph Sarfati, époux de la sœur de mon père (Liliane), tenait à Oran une boutique de fripes. Boutique, c’est peut-être beaucoup dire : il s’agissait d’une sorte de dépôt ouvrant vaguement sur une place du bas de la ville, et où les « balles » de vêtements, qu’on disait venues d’Amérique, s’empilaient avant d’être éventrées (dans les locaux, mais en débordant souvent sur la façade) et vendues, à je ne sais qui et je ne sais comment – par une forme de commerce de gros sans doute. Toujours est-il que nous rendions visite, de temps en temps, à ce comptoir à ciel ouvert. Nous : mon père, parfois mon frère, moi souvent à une certaine époque. L’oncle était tonitruant et joyeux.

Il avait à son service une jeune employée, qui si je comprends bien était sa nièce. Elle s’appelait Claudine, et je crois me rappeler qu’elle était une fille d’Odette, sœur de l’oncle Jo le fripier. Ils partageaient tous trois comme une structure du visage, légèrement arrondi, troué de grands yeux et défoncé par l’échancrure d’un énorme sourire. Je ne saurais dire l’âge de Claudine à l’époque dont je parle. Elle faisait fonction de « secrétaire », ce qui signifie qu’elle « tapait à la machine » les divers courriers et documents du commerce. Je me souviens d’une petite alcôve toute proche de l’entrée, contiguë à la grande ouverture et flanquée immédiatement à gauche comme une guérite de garde. Elle y avait une petite table pour lieu de travail. Sur le plateau se tenait une Underwood. Identique à celle qu’on peut voir reproduite dans l’image ci-dessus.

Cette machine m’était l’objet d’un émerveillement infini. J’adorais écrire – à quelque treize ou quatorze ans, et depuis la première enfance – et me piquais d’espérer devenir poète, écrivain, auteur de théâtre ou quelque chose d’analogue. J’avais vu dans les films ces instruments somptueux (souvent des Underwood) qui servaient d’outils d’élection à des écrivains, des journalistes, lesquels faisaient défiler les feuilles au rythme fou de leur inspiration déferlante. La course aux pages était scandée par le geste, aujourd’hui oublié, qui actionnait de gauche à droite et avec la main gauche un petit levier métallique (on l’aperçoit sur l’image), afin de chasser le chariot lorsqu’une ligne était finie pour commencer de « taper » la suivante. Je rêvais d’imiter ce mouvement qu’exécutait Claudine, et de taper à la machine mes poèmes et productions exaltées.

Il manquait à cela deux conditions : d’une part, je devais apprendre à dactylographier, et d’autre part, surtout, détenir un jour une machine. Mon père m’avait annoncé qu’il tenterait de s’en procurer une. Or, il arriva, un certain été (un début d’été, ou un peu avant, quand les chaleurs s’amoncellent) qu’au cours d’une visite l’oncle Jo, qui m’aimait bien, ou Claudine, je ne sais plus, nous apprirent une nouvelle renversante : le comptoir allait se voir doté d’un instrument de travail plus moderne, et Tonton Jo pourrait donc bien se séparer de la vieille Underwood. Mon père fit part de notre intérêt, et Jo déclara que, dès qu’une nouvelle machine apparaîtrait dans l’entrepôt, l’Underwood serait pour moi.

Je ne peux pas dire à quel point la perspective me bouleversa. Ni décrire l’intensité de l’attente dans laquelle je fus projeté à partir de ce moment. À la fois explosion de joie intérieure (manifestée aussi) et torture de voir les jours passer en guettant le grandiose transfert. Je me souviens d’au moins une ou deux visites à la friperie, où je posai discrètement la question à Claudine, qui me dit, mais oui, mais oui, ça va venir. Le temps de l’adolescence, qui plonge dans l’enfance toute proche, est sans commune mesure avec la rythmique et les durées des adultes. Cela me sembla interminable, figé dans l’immobilité de l’été d’Oran. Mais le jour arriva, et je me retrouvai, à la maison, dépositaire de l’incroyable Machine.

Je ne savais pas m’en servir. Il y avait dans notre famille, peuplée d’une myriade d’instituteurs et maîtresses de l’École publique, tout de même un ou deux commerçants – souvent parents par alliance. C’était le cas de mon parrain, Tonton Félix, qui trônait dans une petite boutique d’électricité, où travaillaient avec lui son fils, Émile, et de façon intermittente l’épouse de celui-ci, Cécile, secrétaire aussi et qui savait brillamment taper à la machine. Je lui exposai mon problème, et demandai si elle ne voulait pas me donner quelques leçons. Elle répondit : pas besoin. Tu poses tes deux mains sur le clavier, à hauteur de la ligne médiane. Tu répartis les doigts sur les touches portant des lettres. Aux extrémités de la ligne, à droite le petit (l’auriculaire) sur la dernière lettre (pas sur les signes à côté, sur la lettre), et de même à gauche avec l’autre. Après, tu poses un doigt sur chaque lettre, sans jamais t’occuper des deux pouces. Avec quatre doigts sur quatre touches, de chaque côté il va rester deux touches libres au milieu. C’est pour les index, agiles, responsables de deux touches chacun. Les pouces sont hors du jeu : celui de droite, lui seul, ne fait qu’appuyer sur la barre des espaces, au-dessous, rien d’autre. Tu laisses les deux mains symétriques, bien posées sur les touches. Lorsque tu dois frapper sur la ligne du dessus, tu montes les deux mains ensemble. Pour la ligne du dessous, tu descends les deux mains. Rien de plus à faire. Mais il faut absolument que tu t’imposes de ne taper une touche qu’avec le doigt qui lui correspond, en t’interdisant absolument de chercher la lettre avec tes index. Si tu tapes avec les index, tu auras l’impression que ça va plus vite. Mais tu ne sauras jamais taper à la machine. Si tu t’obliges à respecter sans faille la règle que je t’indique, cela prendra un peu de temps, tu apprendras et tu deviendras très véloce. Cette explication a pris quelques minutes. Elle m’a montré sur son clavier, une seule fois, la place des deux mains. Et c’est tout. Pour ce legs énorme, du fond du coeur merci, Cécile, jamais revue depuis cinquante ans.

Lorsque l’Underwood a fait son entrée majestueuse au domicile de la rue Daumas, je me suis plié scrupuleusement à ces indications. Je peux être très discipliné – par ambition littéraire. Très indiscipliné aussi, mais c’est une autre histoire. Depuis des années j’apprenais le piano, cela m’a donc été sans doute plus facile. Après quelques semaines, je tapais à la machine en virtuose. La vieille Underwood est restée à Oran au moment du grand départ précipité de la famille en juin 1961, j’avais quinze ans. Arrivé en Avignon, j’ai dû obtenir une petite Olivetti, plus compacte et discrète. Mon père avait de grandes espérances sur mon futur d’écrivain – et lui aussi aimait user du clavier, pour sa part avec les deux index. Puis j’ai acquis moi-même des Brother, les machines ont vu surgir les alimentations électriques, les rubans avec corrections et retours. Mon premier ordinateur Toshiba les a supplantées en 1987. Je n’ai jamais cessé d’écrire, toujours rapide, toujours exalté par la position devant le clavier. Les brouillons manuels ont peu à peu disparu.

C’est pourquoi le souvenir de la vieille Underwood m’est précieux, doux, paisible, infiniment attendri. Je lui voue une reconnaissance intangible, que je manifeste à chaque nouvelle entrée dans ce « Journal public » en convoquant son image tutélaire en tête de la publication. Je la sens toujours là, devant moi, elle ne m’a jamais quitté. Avec sa frappe toute particulière, ce petit délai à vide entre l’appui sur la touche et le déclenchement du bras qui pousse la lettre et l’envoie cogner sur le papier, il me semble qu’elle m’accompagne, me surveille, et me protège.

20.06.22

Ce qui manque, c’est une bonne dose de marxisme réinterprété, reconstruit, critique. À quoi cela manque-t-il ? À la politique bien sûr, mais aussi à la vie culturelle, intellectuelle, morale. Pourquoi cela manque-t-il ? Lire la suite

29.04.2022

 

Je suis ce qu’on appelle une personne de gauche, par héritage aussi bien que par choix personnels, jamais démentis au long de décennies maintenant assez nombreuses. Mes convictions, mes votes, mes actions en ont toujours témoigné, sans ostentation mais sans camouflage. Or, je m’inquiète Lire la suite

18.04.22

 

Il s’est produit, à la fin du XXème siècle, un événement extraordinaire. Il a été reconnu, mais pas assez analysé : la fin de l’Union soviétique et la mue de ses « satellites »[1]. Ou, dans l’ordre exact, la chute de ces régimes périphériques, suivie de celle du Centre. Lire la suite

30.03.2022

 

– Que pensez-vous de la notion de « populisme » ? On entend, ou on lit, qu’elle est confuse, et obscurcit ce dont elle parle. Quelle est votre opinion ?

– La notion me paraît claire, pertinente, et le mot bien formé. Lire la suite

Entre le 2 février 2022 et le 19 février 2023, figuraient dans le « Journal public » un ensemble d’entrées réunies sous la rubrique des « Appels nocturnes ». Elles ont été extraites de ce journal pour entrer dans la rédaction de la thèse de théologie soutenue à l’Université de Genève le 12 juin 2025.

Selon ce qu’il en sera de la publication de cette thèse, et de ses modalités, j’envisagerai de réintégrer ces entrées à leur place initiale dans le Journal.

26.05.21

Le philosophe français Lucien Sève est mort le 23 mars 2020, parmi les premières victimes du Covid 19. Il avait 93 ans. Depuis lors, j’ai lu des milliers de pages de son œuvre. Je l’ai à peine croisé de son vivant, mais cette lecture m’occupe presque sans interruption ces derniers mois, de sorte que j’ai l’impression de vivre avec lui une étrange amitié d’après-coup. Pourquoi ?

Je suis sans doute, en premier lieu, attiré par cette œuvre-vie pour la raison même qui en a détourné beaucoup de lecteurs : sa forte inscription dans l’histoire du mouvement communiste. Car Sève a été, non seulement membre « du parti », comme tant d’autres philosophes à une certaine époque, durablement (Desanti, et plus encore Althusser) ou de façon très passagère (Camus, Foucault), mais il en a été un responsable politique et une figure en vue, élu à son Comité central pendant trente-quatre ans. À la différence de nombreuses célébrités du monde des arts ou de la littérature dont les noms ou les signatures servaient de faire-valoir à une politique, il a pris des responsabilités actives au sein de l’appareil et de la vie militante. Et d’ailleurs, ses critiques ultérieures envers la direction du PCF ne se sont pas traduites par un simple éloignement, mais par une implication très active dans la recherche d’une « refondation communiste ». Pourquoi cette immersion m’attire-t-elle vers ses livres ? Parce que c’est une large part de ma propre histoire, bien sûr. Fils d’un communiste convaincu, si je n’ai adhéré au parti que durant quelques années de jeunesse, mon lien affectif et intellectuel avec cet épisode est demeuré très fort. Et, au-delà de mon trajet personnel, j’ai la conviction que la réalité des mouvements socialistes, marxistes, communistes est une part si considérable de la vie des deux derniers siècles qu’elle conditionne profondément notre situation, et que nous sommes loin d’avoir tiré au clair toutes ses implications pour notre présent.

Mais une autre raison vient s’ajouter à celle-ci et s’y mêler de près : elle touche au rapport particulier de Lucien Sève avec ce passé. Dans les années 1950, il est solidaire du contexte stalinien. L’engagement se maintient sans faille visible jusque dans les années quatre-vingt. Mais, dès qu’il commence de manifester des interrogations, puis des désaccords, son évolution s’exprime dans un singulier mixte de critique et de fidélité. Critique à l’égard de l’histoire du mouvement communiste, puis du marxisme comme système d’action et de pensée ; fidélité envers ce qui s’est cherché, parfois trouvé, dans cet immense processus historique et envers la pensée de Marx qui en a été l’aliment. De sorte qu’on ne rencontre chez Sève ni une fixation obstinée sur des faits et dogmes indéfendables, ni un jet à la rivière de l’histoire communiste, incriminant dans Marx et Engels la source empoisonnée de tous les crimes postérieurs. Pour Sève, la critique impitoyable de ce désastre non seulement n’exclut pas, mais requiert un approfondissement de la lecture de Marx, et une réappropriation rénovée de sa « visée » essentielle.

Du coup, son écriture, sans relâcher la rigueur argumentative dont à vrai dire il est un maître, devient au fil des années de plus en plus autobiographique. Il noue avec le biographique un tressage original : d’une part, il en élabore la question comme un de ses thèmes philosophiques de prédilection, qui étend ses recherches sur la personnalité, puis sur la personne [1] ; mais simultanément ses livres se colorent, en certains passages, de récits qui convoquent son histoire personnelle, et son lien aux mouvements de l’époque. Il reste toujours sobre, pudique, et d’une certaine façon, réservé. Mais les récits, quoique circonscrits, prennent de l’importance : ils se multiplient, s’étendent, et surtout jettent les éclairages très vifs sur la réflexion poursuivie avec ténacité.

Cette pratique d’un marxisme critique (il n’aurait pas tout à fait aimé ce terme, ayant pris ses distances avec l’idée de « marxisme ») revêt une portée bien plus large que celle d’une simple situation personnelle originale. Bien sûr, beaucoup d’autres avant lui ont exprimé, dans une lucidité plus précoce, un désir de compréhension de ce qui avait eu lieu, explorant avec Marx les voies d’une analyse radicale des régimes staliniens. Mais ils ont souvent été contraints (le mot est faible) de le faire en dehors des partis communistes. Sève, lui, aura vécu cette tragédie de l’intérieur : d’abord dans un aveuglement dont la construction est à interroger, chez un esprit aussi clair, puis dans une très douloureuse entreprise de transformation éthique, politique et philosophique. Or, c’est cette transformation qui me paraît revêtir une signification très forte. Car la crise du marxisme a donné lieu à des conséquences diverses. D’une part, elle a fait porter sur les œuvres de Marx et de ses continuateurs une multitude de regards critiques salutaires. Ce dessillement général est un acquis irréversible de notre situation morale, et politique, sur lequel on ne reviendra plus. Mais simultanément elle a abouti à déséquiper la critique du capitalisme lui-même. L’analyse reste à faire de ce dessaisissement de tous les outils pour tenter de comprendre comment le capitalisme ravage le monde et, plus encore, comment cela pourrait cesser. Assurément, la déploration devant les dégâts qu’il cause a fortement repris, en particulier depuis les années 2010. Mais, dans les secteurs les plus vastes de l’opinion commune, comme dans de larges pans des débats intellectuels, certains instruments irremplaçables du marxisme – en particulier l’analyse des pouvoirs en termes de classes – en sont venus à faire totalement défaut. Les méfaits du capitalisme sont désormais moins pensés, analysés, qu’on n’incrimine « l’incompétence », les « échecs », la nocivité, la malfaisance des « élites » dirigeantes, en particulier de la « classe politique », sans aucune compréhension des rapports sociaux objectifs qui soutiennent leurs actions. Cela ouvre les voies les plus larges – on le sait maintenant, même si on n’a sans doute pas encore tout vu – aux complotismes, aux populismes par l’invocation permanente « du peuple » ou « des peuples », sans rien dire de leurs structures de classes – c’est-à-dire aux entrées du néofascisme. L’œuvre de Sève est un puissant antidote à ces carences : non par une fidélité fixiste au marxisme d’antan, qui a sombré avec son époque, mais par sa capacité d’analyser les questions concrètes du monde d’aujourd’hui avec des instruments nourris de la lecture de Marx – et sans jamais renoncer à la perspective d’une société sans classes [2].

Reste à se demander comment ma fringale de lecture de cette œuvre, tout entière située dans le sillage de Marx et inscrite dans l’histoire communiste, en est venue à me saisir dans une période où mes réflexions se nourrissent le plus souvent – ce « Journal public » en témoigne sans cesse – de pensées théologiques. Il me faudra tenter de rendre compte de ce paradoxe, si possible sans trop tarder.

*

[1] Par ex. Pour une science de la biographie, Éd. Sociales, 2015.

[2] Il y aurait bien d’autres aspects de cette écriture sur laquelle il faudrait revenir : en particulier la veine d’un certain style éthique qui la parcourt de bout en bout – intégrité, dignité, toujours en quête de la dignité et de l’intégrité des expériences humaines. On ne peut pas en dire autant de toutes les œuvres qui l’ont surpassée en notoriété. Ajoutons même que, lorsqu’il lui est arrivé d’y déroger, en se livrant à des attaques indues nourries par les pratiques staliniennes – le fait est rare, mais avéré – il l’a rétrospectivement jugé en termes sévères, sans indulgence à son propre égard et néanmoins sans les délices de la flagellation tardive. Sur ce point, voir par exemple « Regard critique et autocritique sur une polémique de 1981 », dans Commencer par les fins, La nouvelle question communiste, éd. La Dispute 1999, pp. 249-257. J’évoquerai aussi un jour ou l’autre son style, au sens simple du mot, écrit et oral, qui le situe aux côtés des meilleurs praticiens de la langue, de l’ironie, de la formule taillée. De ce style écrit, toute son œuvre témoigne sans défaillance. Quant à l’oral, on peut consulter par exemple les vidéos récentes dont les liens sont donnés sur ce site aux pages que voici : Sève vivant, Une digression, Sève à nouveau. Ainsi, alors que de son vivant, Lucien Sève aura été souvent tenu pour un philosophe respectable, mais de second rang derrière des étoiles de la pensée qui avaient toutes nos faveurs – mais dont l’utilité dans l’abord des questions cruciales d’aujourd’hui me paraît bien incertaine –, j’en viens à penser que son importance, en fait beaucoup plus grande qu’on l’a cru, devra être réévaluée.

 

25 mai 2021

Revenons [1] un instant à l’extraordinaire récit contenu dans le livre de l’Exode, qui porte sur la première rencontre entre « Dieu » et Moïse [2]. N’ayant aucune compétence exégétique ni linguistique sur la Bible hébraïque, j’aborde le passage à partir de ses traductions. Mais ce que j’entrevois à partir de divers commentaires me laisse espérer que, sur le point précis que je vais évoquer, l’original ne démentirait peut-être pas foncièrement mes suggestions. Au demeurant l’objet de ces réflexions n’est pas de prétendre débusquer une vérité objective du texte, mais d’interroger ce qu’il nous dit, tel qu’il se présente à nous aujourd’hui, au fil des traductions modifiées.

Selon Thomas Römer, il s’agit là « du seul récit biblique qui contienne une sorte d’explication du nom divin » [3]. On se souvient des circonstances : Moïse aperçoit un buisson qui brûle sans se consumer. Surpris, il s’approche, et du dedans du buisson une voix l’interpelle. Moïse ne sait pas à qui il a affaire – il s’agit d’une première rencontre – et la voix se présente : « Je suis le Dieu de ton père, le Dieu d’Abraham, le Dieu d’Isaac et le Dieu de Jacob [4] ». Essayons de nous défaire de nos habitudes, pour entendre cette phrase comme quelqu’un qui ne sait pas qui parle. Il y apprend que la voix est celle d’un dieu. Non pas de « Dieu », comme nous le dirions aujourd’hui, mais d’un dieu – puisqu’il faut préciser lequel. C’est le dieu des ancêtres, nommément les trois patriarches plus « le père », ce qui indique clairement qu’il faut le reconnaître, parmi d’autres dieux possibles. D’ailleurs certaines traductions orthographient (légitimement à mes yeux) le mot avec une minuscule : par exemple celle de F. Bon dans la Bible Bayard, dite « des écrivains ». [5] Des dieux, il y en a beaucoup dans les environs [6]. Celui qui se fait entendre dans le buisson prend la peine de préciser lequel il est, en se distinguant par cette référence généalogique. C’est ce dieu-ci, que Moïse est supposé connaître par les récits antérieurs de la Genèse [7].

Mais poursuivons. Après s’être ainsi singularisé, l’interlocuteur donne à Moïse une mission : « « Maintenant, va, je t’envoie auprès du pharaon ; fais sortir d’Égypte mon peuple, les Israélites ! [8] » Moïse présente des objections. En voici une : « Supposons que j’aille vers les Israélites et que je leur dise : “Le Dieu de vos pères m’a envoyé vers vous.” S’ils me demandent quel est son nom, que leur répondrai-je ? [9] » Cette question est à la fois très simple, naturelle pour une lecture naïve du texte, et surprenante selon nos critères devenus courants. À un premier regard, la question va de soi : le dieu des ancêtres est un dieu parmi d’autres. Afin qu’il puisse être reconnu, il a été situé dans une histoire. Mais cela ne renseigne pas sur son nom. Est alors demandé, non pas un nom commun, comme le mot « dieu » – commun aux dieux les plus divers – mais un nom propre, propre à ce dieu-ci, le désignant dans son unicité. Sous ce regard naïf, rien donc de très mystérieux. Mais, du point de vue de notre tradition culturelle, il en va tout autrement. Car, pour nous, Dieu est devenu un nom propre – à preuve le fait que nous l’utilisons souvent sans article. Dans les religions dites monothéistes, il est fréquent de dire : Dieu dit ceci, Dieu a fait cela, comme nous dirions Pierre ou Paul. Et nous avons tendance à considérer qu’il en va ainsi dans la séquence que nous lisons : qu’il s’agisse du dieu (elohim) des ancêtres, ou de ce qui a été traduit par kyrios puis « Seigneur » (YHWH), il nous semble acquis que c’est une seule et même entité : Dieu, tout simplement. De nombreuses lectures de ce passage (comme sans doute quelques éléments de ses réécritures) accréditent cette façon de voir, ou d’entendre. Ces désignations deviennent interchangeables, comme des synonymes ou des périphrases pour désigner une seule personne : Dieu.

Or, à lire naïvement ce récit, une chose apparaît en toute clarté : c’est que dans cette séquence (la première rencontre de Moïse avec « Dieu », sa première nomination dans le récit, la seule interrogation explicite sur son nom et son identité), Dieu n’est pas le nom de ce que nous appelons Dieu. Ce n’est certainement pas son nom, puisqu’après qu’il s’est présenté comme le Dieu des ancêtres, Moïse lui demande son nom. « Dieu » est un nom commun à tous les dieux. La question du nom de « Dieu » reste posée après qu’on a usé de ce premier substantif. Et la réponse de « Dieu » à cette question, très célèbre et infiniment commentée – à bon droit­ – confirme cet écart de nomination. Car, lorsque Moïse lui demande son nom, « Dieu » ne répond certes pas : mais Dieu, nigaud, je viens de te le dire. Ni même « YHWH » – et il y a beaucoup de résonances au défaut de ce signe. Il fait une réponse stupéfiante : « Èhiè ashèr èhiè [10] », qui reçoit aujourd’hui des traductions variées : Je suis celui qui est [11], Je serai qui je serai [12], je suis qui je serai [13], je serai : je suis [14], etc. Pour ma part, j’aime bien la traduction « Je suis qui je suis », parce qu’elle témoigne d’une sorte de refus de réponse, comme par agacement. Et dans ce cas, la suite est encore plus imprévue. Car « Dieu » ajoute : « C’est ainsi que tu répondras aux Israélites : “Je suis” m’a envoyé vers vous [15]. » Ici, « Je suis » devient bien comme un nom propre, puisque la formule est employée en sujet du verbe avec cette fonction de désignation. On est loin d’en avoir fini avec les mille double-fonds de cette réponse, sur tous les plans. Mais pour ce qui nous occupe, c’est négativement qu’elle nous renseigne : le nom de « Dieu », pour ce « Dieu » qui parle, n’est certes pas « Dieu », et pas même (mais c’est une autre question, aux autres échos) YHWH, réputé imprononçable.

Résumons-nous. Si l’on suit la leçon de ce passage, Dieu n’est pas le nom de ce que nous appelons Dieu­ – ou plutôt, dans mon cas (avec beaucoup d’autres) de ce que ce terme échoue à dire. Lorsque nous usons du mot Dieu pour désigner proprement ce dont il s’agit sous le tétragramme YHWH, ou à travers l’énigme que son silence évoque, nous nous livrons à un coup de force terminologique (qu’a sans doute rendu possible le passage par le grec theos). Ce coup de force a pour effet d’élever en nom propre un nom commun hypostasié, et par là de rabattre la hauteur qui se voile sous le silence de YHWH à l’étiage de ce qui s’exhibe sous le nom dieu, commun à tous les dieux et idoles en tous genres.

Jésus de Nazareth souhaite, s’adressant à  – qui ? Notre Père ? qui est-ce ? : « Que ton nom soit sanctifié ». « Sanctifié » signifie posé comme vénérable par une dignité singulière, une mise à part, l’élévation à un statut inviolable. Si le nom doit ainsi être protégé des abaissements et des confusions, est-il déraisonnable d’imaginer que le Nararéen invite alors à séparer le nom de son « père » (qui est le nôtre)  de cette dégradation par nivellement avec tous les autres dieux, toutes les autres idoles – que facilite l’usage commun du nom commun « Dieu » ? [16]

*

[1] Voir dans ce journal l’entrée « Je suis », du 24 mai 2021.

[2] Ex 3.

[3] T. Römer, L’invention de Dieu, Seuil 2014, rééd. « Points » 2017, p. 42.

[4] Ex 3, 6. Trad. Nouvelle Bible Segond (NBS).

[5] La Bible, éd. Bayard 2001, rééd. 2005, p. 133.

[6] L’ouvrage de T. Römer cité ci-dessus y insiste attentivement.

[7] Selon l’ordre du montage qui est devenu canonique : la recherche a montré que la chronologie de l’écriture, bien que discutée dans le détail, ne correspond pas à cette succession fixée par la tradition.

[8] 3, 10 (NBS).

[9] 3, 13 (NBS).

[10] Graphisme de la traduction Chouraqui, DDB 1989.

[11] Lemaitre de Sacy ; Bible de Jérusalem.

[12] NBS.

[13] TOB.

[14] Bayard.

[15] 3, 14 (NBS modifiée).

[16] Je sais bien qu’en d’autres circonstances Jésus emploie le terme « Dieu », mais, me semble-t-il, souvent avec une certaine parcimonie, comme au sein d’une citation. Pas toujours, mais souvent.

23.05.21

Le verbe être, conjugué à la première personne du singulier, donne lieu en français à toutes sortes d’emplois non concernés par la discussion ci-dessous. Par exemple, la fonction d’auxiliaire dans des participes passés : je suis venu. Ou bien la construction de formes passives : je suis renforcé, je suis affaibli. Ou l’usage d’adjectifs, souvent d’origine verbale (pas tous), qui confèrent au sujet un caractère observable : je suis habillé, je suis couvert de poussière, et donc je suis tout gris. Enfin, la question qui va être abordée ne touche pas non plus l’attribution au je d’éléments objectifs, administratifs par exemple : je suis électeur dans tel arrondissement. Sera seulement visé ici l’emploi du je suis, quand il  veut définir une caractéristique profonde, un trait d’essence du je, comme dans : je suis juif, je suis homo ou hétéro sexuel, je suis marxiste, je suis chrétien.

Depuis longtemps j’éprouve une forte réticence à user, à mon propos, de cet emploi du verbe. Une fois passés les premiers enthousiasmes de l’adolescence finissante ou du jeune âge adulte (la joie ressentie à dire « je suis communiste » lorsque j’ai adhéré au PCF en 1965, à dix-neuf ans – joie d’acquérir une identité, que précisément je veux ici mettre en cause, malgré ma tendresse pour de tels souvenirs) j’ai été conduit, de façon intuitive, à refuser de me dire, par exemple, homo ou hétérosexuel, mais c’est sans doute un peu plus qu’un exemple. D’ailleurs, cette réserve ne concernait pas seulement le fait d’osciller entre les deux champs érotiques ainsi définis, puisque je rechignais tout autant, et rechigne encore, à me reconnaître dans un « je suis » bisexuel. Bien sûr, il y avait des accommodements : je n’ai jamais refusé de répondre « je suis juif » à une question sur cette désignation, et pas seulement par une provenance familiale incontestable, mais parce que le flottement dans la réponse m’aurait paru exprimer un déni de solidarité avec les victimes des furies nazies ou vichystes. Je dis aussi, sans hésiter, « je suis français », pour constater une identité légale. Jamais pourtant, jusqu’à ce jour, « je suis chrétien ». Dans ces divers cas, le discernement souhaité devant l’emploi de la forme « je suis » ne traduit aucune faiblesse de ma relation au judaïsme, à la France, à ce qu’on appelle « homosexualité » ou aux paroles du Nazaréen, attachement tout au contraire intense [1]. C’est d’autre chose qu’il s’agit.

Je refuse de dire « je suis » quand la formule fixe une donnée d’essence, parce que je ne pense pas que l’essence convienne à ce que pointe le pronom « je ». Le célèbre « Je est un autre » de Rimbaud [2] a marqué cette dissociation, que j’approche autrement. Je n’apparie pas le « je » à une identité. À mes yeux, l’identité ne convient pas au sujet (au moins grammatical, et au moins pour cette personne), elle est objective. Elle requiert l’accusatif (moi), très souvent accusateur, ou défenseur devant la charge d’une accusation dont il est l’objet. « Je » dit et produit autre chose que cela. Argument analysé par de nombreux auteurs, comme Paul Ricœur dans Soi-même comme un autre [3], où il reconnaît à sa recherche de multiples dettes. Si donc le « Je » se croit identité, c’est par une proclamation, une requête, dont l’énergie alimente la formation de son image [4].

Assez récemment, la chose m’a paru s’éclairer un peu à l’occasion d’une petite contribution [5] apportée au débat infini que nourrit depuis des millénaires la lecture du célèbre épisode [6] où Dieu répond à Moïse, quand celui-ci l’interroge sur son nom : Je suis celui qui suis, ou bien je suis qui je suis (on connaît diverses autres traductions, en particulier au futur [7]), et plus encore lorsqu’il réplique, à Moïse qui veut savoir que répondre sur le nom de son mandant : « Tu répondras aux Israélites : je suis m’a envoyé vers vous ». Je reviendrai, sous peu je pense, à ces formules à propos de l’affaire du nom de Dieu. Je les aborde aujourd’hui par une autre face – comme on escalade une montagne par une face sud ou nord [8]. Pour l’instant, j’en tire seulement ceci : la conjugaison de l’être à la première personne appartient en propre à ce que nous désignons comme « Dieu ». C’est-à-dire – puisque je suis rétif à l’emploi de ce nom commun (dieu) pour désigner ce dont il s’agit par exemple dans le tétragramme YHWH – que cette jonction de l’être avec la personne (et surtout la première) n’a sa juste place qu’au point focal de nos projections où s’ouvre la question « Dieu ». Ce qui rend monstrueux de se l’attribuer à soi-même. Si Dieu peut dire, avec justesse, je suis (et plus encore : je suis exactement cela, le fait de dire « je suis ») alors user de cette formule pour soi-même signale une monstrueuse prétention à occuper la place de « Dieu ». Hors cette place, l’être n’est pas une catégorie qui convient à la (première) personne.

Selon cette hypothèse, seul « Dieu » pourrait dire « je suis » – puisque, en quelque sorte, c’est là son nom propre, celui dont il conseille à Moïse de se servir pour répondre à la question du nom. Mais comment défendre une telle vue, quand on répugne à consigner une réalité nommable, et de surcroît personnelle, sous le nom « Dieu » ? Là gît le nœud de l’affaire. Admettons en effet que la figuration personnelle de « Dieu » soit bien une projection, et même une fabrication (une fétichisation) humaine. Dans mon esprit, on l’a compris, ce caractère concerne non pas ce qu’elle voudrait désigner, la transcendance que le nom « Dieu » vise (et manque) [9], mais le fétiche capturant son excès dans la figure close, et humaine, de la personne. Dans ce cas, si « Dieu » nomme bien cette projection, alors la jonction entre l’être et le je, qui lui revient en propre, appliquée à quiconque, et singulièrement à l’énonciateur d’un quelconque discours, est une image projetée elle aussi. Elle ne l’est pas dans les emplois bénins évoqués au début, mais se forme, comme sur un écran, lorsque l’affirmation soutient une prétention à l’identité. Le modèle d’un être personnel, ou d’une personne pouvant dire en toute légitimité « je suis », fétichise l’usage du sujet (grammatical). Aucun humain ne peut dire à bon droit « je suis », dans cet emploi essentialiste et identitaire, parce que l’être et la personne (subjective) ne s’accordent pas ensemble, ils ne relèvent pas du même ordre de l’expérience – et ne se rejoignent qu’au point de cette projection, à l’infini, où le nom de Dieu inscrit sa prétention, et son échec. Donc, dire « je suis » pour s’attribuer un trait d’essence, une caractéristique fondamentale (juif, homo ou hétérosexuel, marxiste, chrétien) exprime une pétrification, une statufication auto-idolâtrique qui, pour être banale, n’en assume pas moins une petite monstruosité.

En d’autres termes, pour ce qui nous concerne, « je » signe un acte, une opération, et ne désigne pas une nature. « Je » pointe une entrée dans le discours de l’expérience comme sujet, marquée par l’usage grammatical du pronom. Cette entrée (au sens des « entrées » de clown [10]) ne relève pas de l’attribution d’une essence. L’opération qui leste d’un être le pronom je écrase l’acte de la subjectivation sous l’image identitaire. Je ne « suis » pas ceci, ou cela : je fais, j’aime, j’essaie de vivre, j’interroge et m’interroge, j’avance ou je recule, je travaille mon histoire, mes devenirs, mes fidélités (au judaïsme, à la France, à des appels qui soulèvent ou à une certaine noblesse d’Eros). Et si parfois je me regarde dans un miroir et m’exclame, fier et inquiet : c’est moi !, ce passage à l’accusatif survient au moment exact où je cesse de faire, d’aimer, de bouger – de vivre [11].

*

[1] Cf. D. G., Trois soulèvements, Judaïsme, marxisme et la fable mystique, Labor et Fides 2019.

[2] Lettre à Paul Demény (dite « Lettre du voyant »), 15 mai 1871.

[3] Seuil, 1990.

[4] T. Dommange, « Le Miroir identitaire », Lignes n° 18, 1993.

[5] Prédication à l’Oratoire du Louvre, 27 novembre 2016, Oratoire 27 novembre 16

[6] Exode, 3

[7] Cf. T. Römer, L’Invention de Dieu, Seuil 2014, rééd. « Points » 2017, pp. 42-43 et suiv.

[8] Cf. A. Girin dans A. Girin et D. Rosé, Olivier Rabut, Un prophète méconnu, Golias Éditions 2021, p. 15.

[9] Et qu’à la différence de Feuerbach je ne tiens pas, elle, pour un fruit de l’imagination des humains.

[10] T. Rémy, Entrées clownesques, L’Arche, 1962.

[11] Je ne vise pas spécifiquement l’instant supposé de la mort, mais le blocage, dans le cours de la vie, du vivant et de la vitalité, son gel, sous la pression de l’image auto-idolâtrique. Je reviendrai sur la mortalité effective dans une (prochaine ?) contribution.