[4 août 2022, suite. Voici la cinquième et dernière série de ces fragments. Comme précédemment, je me permets d’en recommander la lecture dans l’ordre de leur rédaction (et de leur publication dans le « Journal public », c’est-à-dire en commençant par les fragments 1 à 4, puis successivement les 5 à 7, les 8 à 10, les 11 à 13 et enfin les 14 à 17 ci-dessous, en remerciant vivement les lecteurs ou lectrices de leur attention à ces pensées. Je redis ici que je recevrai toutes les réactions provoquées par ces écrits avec un très vif intérêt. ]
14.
Il va s’agir maintenant de « la foi », et du rapport paradoxal que celle-ci entretient avec l’expression « croire » – en Dieu, particulièrement. Je fais les observations suivantes, formulées de façon très provisoire :
a. Il me semble, dans l’attente d’une vérification, que l’Ancien Testament n’est pas beaucoup préoccupé par la question de croire en Dieu. Peut-être même l’ignore-t-il. Il se soucie d’aimer (Dt 6, 5) d’obéissance, d’observance. Mais il ne subordonne, comme nous pourrions le faire aujourd’hui, ni l’amour, ni l’observance à la condition préalable de « croire », ce qui présuppose qu’on ne pourrait obéir qu’à ce dont on a reconnu antérieurement l’existence par le fait d’y croire (et, de même, l’aimer – or nous aimons bien des objets qui n’existent pas : rêves, chimères). Il se soucie plutôt (et sur ce point il faut se garder d’unifier « l’Ancien Testament » comme un bloc homogène) d’affirmer la prévalence d’un dieu sur d’autres. Sa meilleure valeur, sa priorité, sa plus grande force. Voire son unicité. Thomas Römer a beaucoup éclairé ces points [1]. Mais dire que Dieu est le plus grand, ou même dire qu’il est unique, n’équivaut pas à formuler, comme nous faisons, une croyance en lui : à la rigueur, c’est la croyance en ce fait qu’il est unique, c’est-à-dire la croyance en la validité d’un énoncé, qui diffère beaucoup de la croyance en Dieu– au sens où nous l’entendons aujourd’hui dans l’alternative entre croyance et incroyance.
Croire, de ce point de vue, c’est adhérer à la vérité d’un énoncé (Dieu est unique, ou il est le plus grand, etc.), en particulier lorsque celui-ci est réputé douteux (ce qui fait la différence avec un savoir). C’est autre chose que croire « en Dieu ». Mais si croire, répétons-le, c’est ainsi adhérer à la validité de l’énoncé : Dieu est unique, ou le plus grand, etc. voici la question : qu’est-ce exactement qu’adhérer ? Que veut dire adhérer ? Quelle est la consistance de cette adhésion ? Psychologique ? Et dans ce cas y a-t-il jamais quelque chose comme une adhésion pleine, comment se connaît-elle, comment se mesure-t-elle, quelle en est la matière, la substance ? [2] En général, on peut considérer que cette adhésion se mesure à des comportements : faire ce qu’il convient de faire lorsqu’il est admis qu’une telle proposition est vraie. Mais dans ce cas, l’orthodoxie est remplacée par une orthopraxie, et la consistance propre de l’orthodoxie reste extrêmement floue. Quoi qu’il en soit, l’Ancien Testament me semble se préoccuper très peu d’une telle adhésion à un postulat d’existence. Il traite bien plus volontiers des conduites, et des comportements [3].
b. D’une façon qui appelle aussi une vérification, je crois percevoir que la question de la croyance en Dieu se pose très peu dans les évangiles synoptiques, et en particulier dans les paroles de Jésus [4]. Jésus parle beaucoup (dans le Notre Père, par exemple) d’attente, d’espoir, de demande, d’appel, de vœu. Mais très peu de croyance. Même les « Béatitudes » ne me paraissent pas évoquer ce thème, alors même qu’elles abordent plusieurs données que l’on pourrait considérer comme psychologiques aussi : être pauvre en esprit, affamé ou assoiffé de justice, être doux, etc. Il me semble lire que Jésus pose, à plusieurs reprises, la question de la foi d’une autre manière, disons dans un emploi du terme plus absolu, intransitif : la foi, tout simplement – « homme de peu de foi », ou « ta foi t’a sauvé ». Mais, sauf erreur, Jésus ne parle pas de « croire en Dieu ».
c. Déjà dans les synoptiques, et bientôt massivement dans Jean, puis dans Paul, la question de « croire » apparaît, et elle peut être mise par Jean très fortement dans la bouche de Jésus. Mais en quoi s’agit-il alors de croire ? D’abord en Jésus (et, dit parfois Jésus, : de « croire en moi »). Mais qu’est-ce que croire en Jésus ? Croire qu’il a existé ? La question est absente de ces textes. La croyance peut porter sur deux objets principaux : croire qu’il est le fils de Dieu [5], et croire qu’il est ressuscité. C’est-à-dire un énoncé, et un fait. Mais là encore, il me semble que la question de « croire en Dieu » ne s’est pas encore fait sa place. Et la croyance dans l’énoncé, et même dans le fait, soulève les mêmes interrogations que plus haut : en quoi cela consiste-t-il au juste ? Il est très significatif à mes yeux que Bonhoeffer ait mis l’accent sur le fait de suivre (la Nachfolge) [6], ce qui est très distinct. Suivre Jésus est un comportement, en quelque sorte observable (intérieurement ou extérieurement). Ce n’est pas du même ordre que croire, même si on peut vouloir que ce soit lié.
d. Au bout du compte, la question de la croyance, et en particulier en Dieu, m’apparaît comme l’effet d’un développement moderne – au sens large du mot. Même les Confessions d’Augustin n’en font pas leur problème principal : puisqu’elles sont de bout en bout adressées à Dieu, et donc ne se posent pas prioritairement la question de croire en lui, mais plutôt de lui parler, et de l’entendre. L’idée que la croyance soit un fait simple, observable, constatable, et qui puisse faire la différence entre ceux qui la détiennent et ceux qui en sont dépourvus est sans doute très liée à une compréhension moderne, psychologique de l’individualité et de la vie humaine. Et le contenu de ce fait psychologique reste profondément obscur.
Il en résulte ceci. Lorsque des personnes déclarent qu’elles croient en Dieu, en vérité, je ne les crois pas. On pourrait dire la même chose de celles qui déclarent qu’elles ne croient pas en Dieu, en y trouvant une assurance pleine et déterminée. Je ne les crois pas non plus, mais c’est en un tout autre sens, et ce discrédit a déjà été beaucoup plus étudié, explicité que l’autre (au titre de la religion naturelle, etc.) Alors que lorsque des personnes déclarent qu’elles croient en Dieu, on se croit tenu de les croire. Même si on ne voit pas bien ce qu’elles veulent dire – mais on suppose alors que ces « croyants » supposés ont accès à un ordre de réalité qui est étranger à ceux ou celles à qui cela échappe. Et au nom de quoi, en vertu de quel critère (même spirituel) pourrait-il exister une telle étrangeté ? Elle n’est pas admissible, sinon en vertu d’une manière de privilège de la grâce qui est étranger à l’inspiration fondamentale de bien des religions [7]. Non, il faut admettre autre chose, qui n’est absolument pas à inscrire au bénéfice d’un athéisme assuré de lui-même : que, lorsque des personnes déclarent qu’elles croient en Dieu (et même, pourrait-on ajouter, si elles croient ce qu’elles disent là), il se trouve dans cette affirmation une petite disjonction intérieure, une dissonance, une désadhésion de la déclaration à elle-même qui doit nous conduire à continuer de l’interroger, et à ne pas abandonner l’intuition de notre non-croyance en cette croyance-là, au nom d’un supposé respect qui est en vérité l’inverse de ce qu’il prétend. Car il ne s’agit aucunement de faire porter une accusation, ou un soupçon, sur un prétendu manque de sincérité de ceux qui déclarent leur foi sur ce mode : mais au contraire de supposer que cette déclaration ne rend pas exactement compte de ce dont il s’agit dans la profondeur, même très authentique, de leur foi.
Il se peut bien que ce rapport-là, désigné par le fait de « croire » en Dieu, soit devenu étranger à notre univers de pensée, disons moderne. Mais comme, nous en parlions plus haut, l’affirmation d’une telle croyance est peut-être, elle-même, un fait intrinsèque de modernité, il faudra peut-être concevoir que la modernité a produit, simultanément, l’idée de cette croyance et la nécessité de son désaveu. Je le redis : croire en Dieu, ce serait adhérer à l’idée que Dieu existe, et qu’il fait certaines choses. Mais, la foi, elle, au niveau de profondeur où l’on tente ici de l’approcher, est tout autre chose qu’une telle idée, et qu’une adhésion qu’elle requerrait ou entraînerait. La foi n’a rien du rapport avec une idée, une affirmation, une conception. Elle est donc tout à fait à distance du fait supposé de « croire en Dieu ». La foi est la transformation d’une vie, sous l’appel d’une transcendance – et cette transcendance, comme cet appel, ne peuvent plus se contenir dans la morphologie induite par le nom « Dieu ».
(En d’autres termes : « croire », est-ce jamais autre chose que proclamer : je crois ? Et donc, croire, cela a-t-il jamais lieu autrement que devant d’autres, quel que soit le statut de cette altérité devant laquelle on proclame – et cette altérité fût-elle, si on y tient, intérieure, mais altérité cependant ? Je ne suis pas convaincu qu’il puisse y avoir une quelconque réalité de la croyance dans une pure intimité, dans une pure relation psychique de soi à soi – sinon en posant l’un de ces « soi » comme altérité, et en en faisant l’interlocuteur d’une proclamation. La foi, c’est autre chose : elle peut exister – peut-être – comme intimité, dans l’intime, en tant que mouvement, conversion.)
15.
Parenthèse. (Mais tout est parenthèse, en un sens.)
Les Appels nocturnes. Ce titre pourrait s’entendre avec diverses résonances. En premier lieu, si nocturnes est un adjectif. Alors les appels sont nocturnes. Ils ont lieu de nuit. Mais nocturne, adjectif, peut aussi avoir un sens figuré. Les appels sont peut-être obscurs, difficiles à distinguer, à saisir. Cependant la nuit n’a pas l’obscurité pour seule connotation. Elle peut aussi évoquer une certaine paix (« aux uns portant la paix » [8]), un calme. Ou une fraîcheur. Ou une ombre bienfaisante, et aussi le ciel étoilé. Kant, parlant du ciel et de l’émerveillement qu’il lui procure, le dit étoilé. Pourquoi pas lumineux, en plein soleil ? Parce que les étoiles donnent un peu plus de consistance au ciel, à son énormité, pourtant proche. Ciels nocturnes, cela aurait pu (pourrait) être un titre aussi.
Et Nocturnes peut valoir comme nom. Enfant, j’ai découvert ceux de Chopin. J’aimais énormément Chopin, mais d’un amour tout différent, et sans doute un peu opposé, à celui que j’éprouvais pour Bach. Qu’était alors pour moi un « nocturne » ? Une pièce pour piano, composée sans doute la nuit, et aussi évoquant la nuit, se donnant la nuit comme thème. Les deux valeurs se composent : pour évoquer au mieux la nuit, faut-il composer la nuit ? Les nocturnes de Chopin sont pour moi associés à une idée de clarté, d’obscure mais paisible clarté. C’est à cause d’eux (de lui) sans aucun doute que m’est venue l’idée qu’appels nocturnes, ce pouvait être aussi la juxtaposition de deux noms. Appels, Nocturnes. Comme on pourrait dire Appels et nocturnes, pièces pour piano. D’ailleurs : si les nocturnes sont voués au piano, à quoi sont voués (musicalement) les appels ? Sonnerie, pour cor ?
Peut-être ce livre [9] s’écrit-il sur le fil. En un sens, pour l’absolue première fois, sans plan. Mais sans plan, il faut un fil, à tenir. Et s’il reste pendant, le reprendre. Au début, cela s’appelait : notes générales. Mais si cela continue, il me faut que le fil ait une couleur, ou une sonorité, poétique.
16.
Création. Si l’univers a commencé, qu’y avait-il avant lui ? On connaît l’objection, classique depuis Augustin, à la position de cette question : il se pourrait bien que le temps soit une dimension de l’univers, et donc que tout temps ne soit concevable qu’en lui. Alors, la question d’un avant ne peut pas se poser, parce que la relation entre avant et après est temporelle, et qu’il ne pouvait pas y avoir d’avant lorsqu’il n’y avait pas de temps [10]. Cette récusation du problème s’est prolongée jusque dans des écrits scientifiques relativement récents. Cependant la question résiste, dans la formulation qui la repousse : dire qu’il n’y avait pas de temps, c’est en parler au passé, donc comme d’une sorte d’époque temporelle. Et d’ailleurs, dans notre structure mentale au moins, il est impossible de concevoir un commencement sans la position, même relationnelle, d’un avant : le chaos biblique, par exemple. Et pas seulement biblique dirait-on : on lit sous d’excellentes plumes que le Big-bang n’est pas, ne peut pas être, un commencement absolu – ex nihilo, depuis le rien.
Cette même alternative se pose, en vérité, pour l’espace. On ne manque pas de se demander ce qu’il y a, hors de l’univers. Au fond des « trous noirs », par exemple. La réponse la plus simple, et peut-être paresseuse, est d’imaginer un, ou plusieurs, ou de multiples autres univers. Mais si on s’en tient, pour un moment au moins, à l’idée que l’univers est tout ce que nous pouvons connaître, on se demandera s’il y a un dehors de ce cosmos. L’argument sur le temps se réplique : il se pourrait que l’idée d’espace soit interne à la pensée de l’univers, qu’elle lui soit coextensive, c’est le cas de le dire. Dans cette hypothèse, imaginer un dehors de l’univers n’aurait aucun sens, puisque la relation entre dedans et dehors est spatiale. Et pourtant : ou bien l’univers est absolument infini, ce qui ne semble pas l’hypothèse la mieux acceptée aujourd’hui, après l’avoir été, ou bien il a une sorte de limite, qui ne peut que nous interroger sur ses deux bords, interne et externe. Je me souviens qu’adolescent, je me pensais contraint de reconnaître l’univers matériel comme nécessairement infini, par cette même raison. Et donc spatialement et temporellement infini, et dans tous les sens : sans que jamais rien ne l’arrête, ni non plus qu’il ait eu aucun début. Ce n’était pas tout à fait imaginable, mais c’était (cela paraissait) déductible. Je comprends aujourd’hui combien c’était rassurant.
Qu’y a-t-il de l’autre côté des trous noirs ? Peut-être le comprendra-t-on un jour, de la façon la plus scientifique qui soit. En attendant, les livres de sciences aujourd’hui semblent d’inégalables traités de théologie. Non qu’ils nous renvoient à la réalité substantielle d’un Dieu, dont j’ai dit (je n’ai pas fini) combien elle s’avérait de plus en plus n’avoir de consistance que mythique, mais parce qu’ils nous projettent dans l’interrogation sur les limites. Y-a-t-il une autre face de l’univers ? L’univers a-t-il deux faces ? La face visible et connaissable, et une autre, qui ne serait rien d’observable, ni donc d’imaginable, si l’imagination n’est jamais qu’une variation de ce qui a été perçu ? Ainsi, la question des limites renvoie, de façon qui me semble profonde, à l’interrogation sur un au-delà de l’être, sur un autrement qu’être, qui court depuis Platon et a été revivifiée par Levinas. Comment penser cela ? Comment concevoir qu’il y ait un au-delà de l’être ? C’est-à-dire quelque chose qui puisse être posé au-delà de l’être, sans être ? L’ouvrage de Jean-Luc Marion, Dieu sans l’être, qui porte un titre infiniment intelligent (trop ?), annonce un traitement puissant de la question, sans tenir vraiment sa promesse. En tout cas le nom d’au-delà, formulation substantivée pour désigner ce qui outrepasse l’expérience spatiale et temporelle, n’était pas mal trouvé. Mais la substantivation a tout emporté : et parler de l’au-delà revient en général à parler d’un autre monde. La question nous reviendra par la mort : peut-on passer au-delà de l’être ? Ou bien ce qui outrepasse l’être n’est-il rien d’autre que le néant ? On n’en a pas fini avec ces demandes.
En tout cas, par provision, je peux dire : la réponse affirmative, oui, on passera la mort, est l’hypothèse de la foi. Que veut dire ici : foi, il ne faudra pas cesser de le redemander. Mais dans ces parages, « foi » montre son extraordinaire, son inconcevable puissance.
17.
Levinas, dans la lignée sur ce point de Platon, semble interroger un au-delà de l’être comme relevant de ce qui vient à la pensée comme le bien. Cela est-il d’une aide quelconque pour l’interrogation ontologique sur l’au-delà ? Peut-on dire, à quelque titre, qu’il y a le bien, au-delà de l’être ? Quel serait le statut de cet il y a ? Et, par exemple, si notre question sur l’au-delà ne concerne pas seulement une autre face de l’univers (peut-on dire que l’autre face de l’univers soit le bien ?), mais notre passage dans celle-ci, notre tombée dans le trou noir de la mort avec une issue, une ouverture, suffit-il pour cela de penser que l’hypothèse d’une vie éternelle, ou au moins d’une vie poursuivie, c’est bien ? Cela ne formule-t-il pas seulement un désir, qui n’engage en rien une vérité ?
Les impasses argumentatives sont multiples. Par exemple, revendiquer un statut ontologique pour l’au-delà, cela ne revient-il pas à réclamer qu’il soit, et donc à infirmer l’au-delà de l’être ? Chercher une autre face de l’univers, à laquelle donneraient accès les trous noirs ou la mort, n’est-ce pas incompatible avec le fait d’imaginer ce régime d’existence comme transgressant toute existence, toute ontologie ? Enfin, notre désir d’une vie éternelle, ou au moins d’un passage au travers du mourir n’a-t-il pas tout simplement la forme ou la substance d’une compensation imaginaire, c’est-à-dire d’un moins qu’être bien plutôt que d’un au-delà (de l’être) ? Levinas a-t-il jamais consenti à poser ce problème sous la forme d’un devenir en mourant ? Je l’ignore. [11]
On se souvient que, devant des apories, Platon fait souvent intervenir des récits, des inventions ou réélaborations de mythes. Je passe aussi par le récit (mythique sans doute, à ma façon). Le moment le plus clair dont je me souvienne, où s’est posée (et imposée) pour moi la question d’un devenir à travers la mort a eu lieu en 1977, quelques mois après la mort de mon père, décédé brutalement, plutôt jeune (à 65 ans), et me donnant à me situer, pour la première fois, devant une mort proche – sinon celle, moins éprouvante, des grands-parents –, à l’âge de 31 ans. Il est mort en juin [12]. J’ai subi le choc avec stupeur, mais sans ressentir tout de suite aucune reconfiguration d’ensemble de mon rapport à la vie. Je me préoccupais surtout de ma maman, devenue d’un coup très solitaire, et dont je craignais énormément la tristesse, et un profond désarroi. J’ai vécu tout près d’elle quelques mois, l’invitant à partager la vie mouvementée de la communauté de théâtre à laquelle je participais, ce qu’elle fit avec une dignité et une forme de noblesse dont je reste ébloui, et en quelque sorte bouleversé – même si je n’aime pas be aucoup ce mot-poncif, qu’il y a quelques années je voyais souvent figurer dans des copies juvéniles sous la forme boulversé.
Puis ma maman est retournée chez elle, et nous avons repris nos itinéraires de tournée. L’une d’entre elles nous a conduits dans les Alpes, à proximité de Grenoble, et plus précisément d’un théâtre de banlieue, très neuf et inventif à l’époque, qui s’appelait l’Hexagone de Meylan [13]. Pour notre séjour dans ces parages, nous avions trouvé (je ne sais comment) un hébergement dans une vieille demeure de la campagne voisine, sur les routes de montagne, tenue par une ancienne famille catholique, les Fabre, dont j’ignorais qu’elle était parente directe d’un de mes meilleurs amis de jeunesse, Mario Fabre. La maison était belle, ancienne, digne et accueillante. Nous y avons séjourné paisiblement, dans l’ambiance (pour moi étrange, étrangère) d’un catholicisme discret mais bien présent. En fouillant dans un vieux placard plein de livres, je tirai un exemplaire vieux, presque démembré, des Confessions d’Augustin, dont la forme d’écriture me sauta au visage par l’interpellation directe, familière, pressante, intense d’un interlocuteur divin hélé comme tu.
Je ne sais quel rapport le petit fait que je vais dire entretient avec la lecture d’Augustin, mais c’était dans ce lieu, à cette époque. Il se trouve que je me suis dit ceci, pour la première fois, après plusieurs mois de délai : que la mort de mon père, si elle signifiait sa dissolution dans le néant, n’était pas acceptable. Que je ne pouvais pas y consentir. Pourquoi ? Parce que ce serait la première chose à laquelle je devrais me résoudre sans aucune issue, sans aucun espoir, sans aucun à venir. Et qu’en un sens, il fallait que cette mort ne fût pas une fin totale, absolue. Alors me vint évidemment l’objection spontanée, immédiate : que ce n’était pas parce que je la désirais qu’une telle continuation se trouvait dotée d’aucune véracité. Et j’en suis venu à penser ceci, très explicitement, très précisément, dont je me souviens avec une grande netteté : entre les deux hypothèses – il y a une vie qui traverse, ou il n’y en a pas – l’une comme l’autre est impossible à poser avec certitude. Mais une chose est, en revanche, certaine : c’est qu’une des deux est meilleure que l’autre. Le fait qu’il y ait une traversée, ce n’est ni observable, ni garanti par aucun ordre de fait : mais c’est mieux, ce qui, si l’on extrait la forme comparative, revient à dire que c’est bien. Donc, la seule chose que je puisse dire d’un au-delà de la mort est ceci : comme fait (comme être) cela ne se pose aucunement. Mais cela se pose comme un bien. Ce bien est exactement équivalent à son statut d’au-delà.
Je ne prétends évidemment pas que cela résout le problème ontologique. Mais il n’est pas sans portée pour moi, dans le chemin que tracent ces pages, de le raconter. D’ailleurs, le plus souvent, Platon lorsqu’il procède à son recours au mythe, n’en conclut rien (en termes argumentatifs). Il ne prétend pas que le récit résout l’aporie de l’argumentation. Devant l’aporie, il raconte.
18.
[Fin du manuscrit. ]
*
[1] T. Römer, L’Invention de Dieu, Seuil, 2014 ; L’Ancien Testament, PUF « Que sais-je ? », 2019.
[2] La vie psychique est beaucoup plus incertaine, fluide. On pense bien sûr à l’innovation proustienne dans cette approche.
[3] Au sens ou « croire qu’il est le plus grand » induit de préférer des actions rituelles à d’autres. Et au sens aussi, bien sûr, où la foi telle qu’elle est demandée dans les textes bibliques informe de nombreux actes de la vie.
[4] Sur ce privilège accordé aux synoptiques et plus encore aux paroles attribuées par eux à Jésus, cf. D.G., Trois soulèvements – Judaïsme, marxisme et la table mystique, Labor et Fides 2019, 3ème partie.
[5] Ce qui deviendra évidemment discriminant dans des évolutions ultérieures, à partir de la faveur des écrits de Paul et d’autres, la foi dans Jésus-Christ s’assimilant au fait de croire qu’il est le fils. Est-ce le christianisme qui a introduit l’idée de croire, par exemple dans l’affirmation que croire sauve ?
[6] Sur ce point, cf. D.G., Matthieu, Labor et Fides 2021, chapitre I.
[7] Je sais que ce point semble contredire bien des constats d’histoire ou de sociologie des religions. Pourtant, et pour l’instant, je le maintiens pour tenter de faire apparaître ce que je tente de dire.
[8] C. Baudelaire, « Recueillement », dans Les Fleurs du mal.
[9] Puisque, je le rappelle, ces fragments étaient réunis dans la visée d’un livre.
[10] Augustin, Confessions, livre XI. Cf. à ce propos D.G., Des Verticales dans l’horizon, Labor et Fides, chap. III.
[11] J’espère ne faire preuve d’aucune indélicatesse en évoquant un témoignage de Michaël Levinas sur l’angoisse de son père dans les derniers temps de sa vie, répétant : « qu’allons-nous devenir ? » – où la présence du « nous » est évidemment saisissante.
[12] Cf. D.G., Un sémite, Circé, 2003, trad. angl. Ann et William Smock, préface de Judith Butler, Columbia University Press, 2014.
[13] Sa conception était due à un homme de grande qualité, Bernard Floriet.