Les Appels nocturnes, fragment 18.

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Encore un matériau, pour une théologie à venir. Je me propose d’aborder un nouvel ordre de considérations, distinctes de celles que j’ai envisagées plus haut [1], qui tentaient d’explorer un dissentiment avec le nom « Dieu ». Lire la suite

[4 août 2022, suite. Voici la cinquième et dernière série de ces fragments. Comme précédemment, je me permets d’en recommander la lecture dans l’ordre de leur rédaction (et de leur publication dans le « Journal public », c’est-à-dire en commençant par les fragments 1 à 4, puis successivement les 5 à 7, les 8 à 10, les 11 à 13 et enfin les 14 à 17 ci-dessous, en remerciant vivement les lecteurs ou lectrices de leur attention à ces pensées. Je redis ici que je recevrai toutes les réactions provoquées par ces écrits avec un très vif intérêt. ]

 

14.

Il va s’agir maintenant de « la foi », et du rapport paradoxal que celle-ci entretient avec l’expression « croire » – en Dieu, particulièrement. Je fais les observations suivantes, formulées de façon très provisoire :

a. Il me semble, dans l’attente d’une vérification, que l’Ancien Testament n’est pas beaucoup préoccupé par la question de croire en Dieu. Peut-être même l’ignore-t-il. Il se soucie d’aimer (Dt 6, 5) d’obéissance, d’observance. Mais il ne subordonne, comme nous pourrions le faire aujourd’hui, ni l’amour, ni l’observance à la condition préalable de « croire », ce qui présuppose qu’on ne pourrait obéir qu’à ce dont on a reconnu antérieurement l’existence par le fait d’y croire (et, de même, l’aimer – or nous aimons bien des objets qui n’existent pas : rêves, chimères). Il se soucie plutôt (et sur ce point il faut se garder d’unifier « l’Ancien Testament » comme un bloc homogène) d’affirmer la prévalence d’un dieu sur d’autres. Sa meilleure valeur, sa priorité, sa plus grande force. Voire son unicité. Thomas Römer a beaucoup éclairé ces points [1]. Mais dire que Dieu est le plus grand, ou même dire qu’il est unique, n’équivaut pas à formuler, comme nous faisons, une croyance en lui : à la rigueur, c’est la croyance en ce fait qu’il est unique, c’est-à-dire la croyance en la validité d’un énoncé, qui diffère beaucoup de la croyance en Dieu– au sens où nous l’entendons aujourd’hui dans l’alternative entre croyance et incroyance.

Croire, de ce point de vue, c’est adhérer à la vérité d’un énoncé (Dieu est unique, ou il est le plus grand, etc.), en particulier lorsque celui-ci est réputé douteux (ce qui fait la différence avec un savoir). C’est autre chose que croire « en Dieu ». Mais si croire, répétons-le, c’est ainsi adhérer à la validité de l’énoncé : Dieu est unique, ou le plus grand, etc. voici la question : qu’est-ce exactement qu’adhérer ? Que veut dire adhérer ? Quelle est la consistance de cette adhésion ? Psychologique ? Et dans ce cas y a-t-il jamais quelque chose comme une adhésion pleine, comment se connaît-elle, comment se mesure-t-elle, quelle en est la matière, la substance ? [2] En général, on peut considérer que cette adhésion se mesure à des comportements : faire ce qu’il convient de faire lorsqu’il est admis qu’une telle proposition est vraie. Mais dans ce cas, l’orthodoxie est remplacée par une orthopraxie, et la consistance propre de l’orthodoxie reste extrêmement floue. Quoi qu’il en soit, l’Ancien Testament me semble se préoccuper très peu d’une telle adhésion à un postulat d’existence. Il traite bien plus volontiers des conduites, et des comportements [3].

b. D’une façon qui appelle aussi une vérification, je crois percevoir que la question de la croyance en Dieu se pose très peu dans les évangiles synoptiques, et en particulier dans les paroles de Jésus [4]. Jésus parle beaucoup (dans le Notre Père, par exemple) d’attente, d’espoir, de demande, d’appel, de vœu. Mais très peu de croyance. Même les « Béatitudes » ne me paraissent pas évoquer ce thème, alors même qu’elles abordent plusieurs données que l’on pourrait considérer comme psychologiques aussi : être pauvre en esprit, affamé ou assoiffé de justice, être doux, etc. Il me semble lire que Jésus pose, à plusieurs reprises, la question de la foi d’une autre manière, disons dans un emploi du terme plus absolu, intransitif : la foi, tout simplement – « homme de peu de foi », ou « ta foi t’a sauvé ». Mais, sauf erreur, Jésus ne parle pas de « croire en Dieu ».

c. Déjà dans les synoptiques, et bientôt massivement dans Jean, puis dans Paul, la question de « croire » apparaît, et elle peut être mise par Jean très fortement dans la bouche de Jésus. Mais en quoi s’agit-il alors de croire ? D’abord en Jésus (et, dit parfois Jésus, : de « croire en moi »). Mais qu’est-ce que croire en Jésus ? Croire qu’il a existé ? La question est absente de ces textes. La croyance peut porter sur deux objets principaux : croire qu’il est le fils de Dieu [5], et croire qu’il est ressuscité. C’est-à-dire un énoncé, et un fait. Mais là encore, il me semble que la question de « croire en Dieu » ne s’est pas encore fait sa place. Et la croyance dans l’énoncé, et même dans le fait, soulève les mêmes interrogations que plus haut : en quoi cela consiste-t-il au juste ? Il est très significatif à mes yeux que Bonhoeffer ait mis l’accent sur le fait de suivre (la Nachfolge) [6], ce qui est très distinct. Suivre Jésus est un comportement, en quelque sorte observable (intérieurement ou extérieurement). Ce n’est pas du même ordre que croire, même si on peut vouloir que ce soit lié.

d. Au bout du compte, la question de la croyance, et en particulier en Dieu, m’apparaît comme l’effet d’un développement moderne – au sens large du mot. Même les Confessions d’Augustin n’en font pas leur problème principal : puisqu’elles sont de bout en bout adressées à Dieu, et donc ne se posent pas prioritairement la question de croire en lui, mais plutôt de lui parler, et de l’entendre. L’idée que la croyance soit un fait simple, observable, constatable, et qui puisse faire la différence entre ceux qui la détiennent et ceux qui en sont dépourvus est sans doute très liée à une compréhension moderne, psychologique de l’individualité et de la vie humaine. Et le contenu de ce fait psychologique reste profondément obscur.

Il en résulte ceci. Lorsque des personnes déclarent qu’elles croient en Dieu, en vérité, je ne les crois pas. On pourrait dire la même chose de celles qui déclarent qu’elles ne croient pas en Dieu, en y trouvant une assurance pleine et déterminée. Je ne les crois pas non plus, mais c’est en un tout autre sens, et ce discrédit a déjà été beaucoup plus étudié, explicité que l’autre (au titre de la religion naturelle, etc.) Alors que lorsque des personnes déclarent qu’elles croient en Dieu, on se croit tenu de les croire. Même si on ne voit pas bien ce qu’elles veulent dire – mais on suppose alors que ces « croyants » supposés ont accès à un ordre de réalité qui est étranger à ceux ou celles à qui cela échappe. Et au nom de quoi, en vertu de quel critère (même spirituel) pourrait-il exister une telle étrangeté ? Elle n’est pas admissible, sinon en vertu d’une manière de privilège de la grâce qui est étranger à l’inspiration fondamentale de bien des religions [7]. Non, il faut admettre autre chose, qui n’est absolument pas à inscrire au bénéfice d’un athéisme assuré de lui-même : que, lorsque des personnes déclarent qu’elles croient en Dieu (et même, pourrait-on ajouter, si elles croient ce qu’elles disent là), il se trouve dans cette affirmation une petite disjonction intérieure, une dissonance, une désadhésion de la déclaration à elle-même qui doit nous conduire à continuer de l’interroger, et à ne pas abandonner l’intuition de notre non-croyance en cette croyance-là, au nom d’un supposé respect qui est en vérité l’inverse de ce qu’il prétend. Car il ne s’agit aucunement de faire porter une accusation, ou un soupçon, sur un prétendu manque de sincérité de ceux qui déclarent leur foi sur ce mode : mais au contraire de supposer que cette déclaration ne rend pas exactement compte de ce dont il s’agit dans la profondeur, même très authentique, de leur foi.

Il se peut bien que ce rapport-là, désigné par le fait de « croire » en Dieu, soit devenu étranger à notre univers de pensée, disons moderne. Mais comme, nous en parlions plus haut, l’affirmation d’une telle croyance est peut-être, elle-même, un fait intrinsèque de modernité, il faudra peut-être concevoir que la modernité a produit, simultanément, l’idée de cette croyance et la nécessité de son désaveu. Je le redis : croire en Dieu, ce serait adhérer à l’idée que Dieu existe, et qu’il fait certaines choses. Mais, la foi, elle, au niveau de profondeur où l’on tente ici de l’approcher, est tout autre chose qu’une telle idée, et qu’une adhésion qu’elle requerrait ou entraînerait. La foi n’a rien du rapport avec une idée, une affirmation, une conception. Elle est donc tout à fait à distance du fait supposé de « croire en Dieu ». La foi est la transformation d’une vie, sous l’appel d’une transcendance – et cette transcendance, comme cet appel, ne peuvent plus se contenir dans la morphologie induite par le nom « Dieu ».

(En d’autres termes : « croire », est-ce jamais autre chose que proclamer : je crois ? Et donc, croire, cela a-t-il jamais lieu autrement que devant d’autres, quel que soit le statut de cette altérité devant laquelle on proclame – et cette altérité fût-elle, si on y tient, intérieure, mais altérité cependant ? Je ne suis pas convaincu qu’il puisse y avoir une quelconque réalité de la croyance dans une pure intimité, dans une pure relation psychique de soi à soi – sinon en posant l’un de ces « soi » comme altérité, et en en faisant l’interlocuteur d’une proclamation. La foi, c’est autre chose : elle peut exister – peut-être – comme intimité, dans l’intime, en tant que mouvement, conversion.)

 

15.

Parenthèse. (Mais tout est parenthèse, en un sens.)

Les Appels nocturnes. Ce titre pourrait s’entendre avec diverses résonances. En premier lieu, si nocturnes est un adjectif. Alors les appels sont nocturnes. Ils ont lieu de nuit. Mais nocturne, adjectif, peut aussi avoir un sens figuré. Les appels sont peut-être obscurs, difficiles à distinguer, à saisir. Cependant la nuit n’a pas l’obscurité pour seule connotation. Elle peut aussi évoquer une certaine paix (« aux uns portant la paix » [8]), un calme. Ou une fraîcheur. Ou une ombre bienfaisante, et aussi le ciel étoilé. Kant, parlant du ciel et de l’émerveillement qu’il lui procure, le dit étoilé. Pourquoi pas lumineux, en plein soleil ? Parce que les étoiles donnent un peu plus de consistance au ciel, à son énormité, pourtant proche. Ciels nocturnes, cela aurait pu (pourrait) être un titre aussi.

Et Nocturnes peut valoir comme nom. Enfant, j’ai découvert ceux de Chopin. J’aimais énormément Chopin, mais d’un amour tout différent, et sans doute un peu opposé, à celui que j’éprouvais pour Bach. Qu’était alors pour moi un « nocturne » ? Une pièce pour piano, composée sans doute la nuit, et aussi évoquant la nuit, se donnant la nuit comme thème. Les deux valeurs se composent : pour évoquer au mieux la nuit, faut-il composer la nuit ? Les nocturnes de Chopin sont pour moi associés à une idée de clarté, d’obscure mais paisible clarté. C’est à cause d’eux (de lui) sans aucun doute que m’est venue l’idée qu’appels nocturnes, ce pouvait être aussi la juxtaposition de deux noms. Appels, Nocturnes. Comme on pourrait dire Appels et nocturnes, pièces pour piano. D’ailleurs : si les nocturnes sont voués au piano, à quoi sont voués (musicalement) les appels ? Sonnerie, pour cor ?

Peut-être ce livre [9] s’écrit-il sur le fil. En un sens, pour l’absolue première fois, sans plan. Mais sans plan, il faut un fil, à tenir. Et s’il reste pendant, le reprendre. Au début, cela s’appelait : notes générales. Mais si cela continue, il me faut que le fil ait une couleur, ou une sonorité, poétique.

 

16.

Création. Si l’univers a commencé, qu’y avait-il avant lui ? On connaît l’objection, classique depuis Augustin, à la position de cette question : il se pourrait bien que le temps soit une dimension de l’univers, et donc que tout temps ne soit concevable qu’en lui. Alors, la question d’un avant ne peut pas se poser, parce que la relation entre avant et après est temporelle, et qu’il ne pouvait pas y avoir d’avant lorsqu’il n’y avait pas de temps [10]. Cette récusation du problème s’est prolongée jusque dans des écrits scientifiques relativement récents. Cependant la question résiste, dans la formulation qui la repousse : dire qu’il n’y avait pas de temps, c’est en parler au passé, donc comme d’une sorte d’époque temporelle. Et d’ailleurs, dans notre structure mentale au moins, il est impossible de concevoir un commencement sans la position, même relationnelle, d’un avant : le chaos biblique, par exemple. Et pas seulement biblique dirait-on : on lit sous d’excellentes plumes que le Big-bang n’est pas, ne peut pas être, un commencement absolu – ex nihilo, depuis le rien.

Cette même alternative se pose, en vérité, pour l’espace. On ne manque pas de se demander ce qu’il y a, hors de l’univers. Au fond des « trous noirs », par exemple. La réponse la plus simple, et peut-être paresseuse, est d’imaginer un, ou plusieurs, ou de multiples autres univers. Mais si on s’en tient, pour un moment au moins, à l’idée que l’univers est tout ce que nous pouvons connaître, on se demandera s’il y a un dehors de ce cosmos. L’argument sur le temps se réplique : il se pourrait que l’idée d’espace soit interne à la pensée de l’univers, qu’elle lui soit coextensive, c’est le cas de le dire. Dans cette hypothèse, imaginer un dehors de l’univers n’aurait aucun sens, puisque la relation entre dedans et dehors est spatiale. Et pourtant : ou bien l’univers est absolument infini, ce qui ne semble pas l’hypothèse la mieux acceptée aujourd’hui, après l’avoir été, ou bien il a une sorte de limite, qui ne peut que nous interroger sur ses deux bords, interne et externe. Je me souviens qu’adolescent, je me pensais contraint de reconnaître l’univers matériel comme nécessairement infini, par cette même raison. Et donc spatialement et temporellement infini, et dans tous les sens : sans que jamais rien ne l’arrête, ni non plus qu’il ait eu aucun début. Ce n’était pas tout à fait imaginable, mais c’était (cela paraissait) déductible. Je comprends aujourd’hui combien c’était rassurant.

Qu’y a-t-il de l’autre côté des trous noirs ? Peut-être le comprendra-t-on un jour, de la façon la plus scientifique qui soit. En attendant, les livres de sciences aujourd’hui semblent d’inégalables traités de théologie. Non qu’ils nous renvoient à la réalité substantielle d’un Dieu, dont j’ai dit (je n’ai pas fini) combien elle s’avérait de plus en plus n’avoir de consistance que mythique, mais parce qu’ils nous projettent dans l’interrogation sur les limites. Y-a-t-il une autre face de l’univers ? L’univers a-t-il deux faces ? La face visible et connaissable, et une autre, qui ne serait rien d’observable, ni donc d’imaginable, si l’imagination n’est jamais qu’une variation de ce qui a été perçu ? Ainsi, la question des limites renvoie, de façon qui me semble profonde, à l’interrogation sur un au-delà de l’être, sur un autrement qu’être, qui court depuis Platon et a été revivifiée par Levinas. Comment penser cela ? Comment concevoir qu’il y ait un au-delà de l’être ? C’est-à-dire quelque chose qui puisse être posé au-delà de l’être, sans être ? L’ouvrage de Jean-Luc Marion, Dieu sans l’être, qui porte un titre infiniment intelligent (trop ?), annonce un traitement puissant de la question, sans tenir vraiment sa promesse. En tout cas le nom d’au-delà, formulation substantivée pour désigner ce qui outrepasse l’expérience spatiale et temporelle, n’était pas mal trouvé. Mais la substantivation a tout emporté : et parler de l’au-delà revient en général à parler d’un autre monde. La question nous reviendra par la mort : peut-on passer au-delà de l’être ? Ou bien ce qui outrepasse l’être n’est-il rien d’autre que le néant ? On n’en a pas fini avec ces demandes.

En tout cas, par provision, je peux dire : la réponse affirmative, oui, on passera la mort, est l’hypothèse de la foi. Que veut dire ici : foi, il ne faudra pas cesser de le redemander. Mais dans ces parages, « foi » montre son extraordinaire, son inconcevable puissance.

 

17.

Levinas, dans la lignée sur ce point de Platon, semble interroger un au-delà de l’être comme relevant de ce qui vient à la pensée comme le bien. Cela est-il d’une aide quelconque pour l’interrogation ontologique sur l’au-delà ? Peut-on dire, à quelque titre, qu’il y a le bien, au-delà de l’être ? Quel serait le statut de cet il y a ? Et, par exemple, si notre question sur l’au-delà ne concerne pas seulement une autre face de l’univers (peut-on dire que l’autre face de l’univers soit le bien ?), mais notre passage dans celle-ci, notre tombée dans le trou noir de la mort avec une issue, une ouverture, suffit-il pour cela de penser que l’hypothèse d’une vie éternelle, ou au moins d’une vie poursuivie, c’est bien ? Cela ne formule-t-il pas seulement un désir, qui n’engage en rien une vérité ?

Les impasses argumentatives sont multiples. Par exemple, revendiquer un statut ontologique pour l’au-delà, cela ne revient-il pas à réclamer qu’il soit, et donc à infirmer l’au-delà de l’être ? Chercher une autre face de l’univers, à laquelle donneraient accès les trous noirs ou la mort, n’est-ce pas incompatible avec le fait d’imaginer ce régime d’existence comme transgressant toute existence, toute ontologie ? Enfin, notre désir d’une vie éternelle, ou au moins d’un passage au travers du mourir n’a-t-il pas tout simplement la forme ou la substance d’une compensation imaginaire, c’est-à-dire d’un moins qu’être bien plutôt que d’un au-delà (de l’être) ? Levinas a-t-il jamais consenti à poser ce problème sous la forme d’un devenir en mourant ? Je l’ignore. [11]

On se souvient que, devant des apories, Platon fait souvent intervenir des récits, des inventions ou réélaborations de mythes. Je passe aussi par le récit (mythique sans doute, à ma façon). Le moment le plus clair dont je me souvienne, où s’est posée (et imposée) pour moi la question d’un devenir à travers la mort a eu lieu en 1977, quelques mois après la mort de mon père, décédé brutalement, plutôt jeune (à 65 ans), et me donnant à me situer, pour la première fois, devant une mort proche – sinon celle, moins éprouvante, des grands-parents –, à l’âge de 31 ans. Il est mort en juin [12]. J’ai subi le choc avec stupeur, mais sans ressentir tout de suite aucune reconfiguration d’ensemble de mon rapport à la vie. Je me préoccupais surtout de ma maman, devenue d’un coup très solitaire, et dont je craignais énormément la tristesse, et un profond désarroi. J’ai vécu tout près d’elle quelques mois, l’invitant à partager la vie mouvementée de la communauté de théâtre à laquelle je participais, ce qu’elle fit avec une dignité et une forme de noblesse dont je reste ébloui, et en quelque sorte bouleversé – même si je n’aime pas be aucoup ce mot-poncif, qu’il y a quelques années je voyais souvent figurer dans des copies juvéniles sous la forme boulversé.

Puis ma maman est retournée chez elle, et nous avons repris nos itinéraires de tournée. L’une d’entre elles nous a conduits dans les Alpes, à proximité de Grenoble, et plus précisément d’un théâtre de banlieue, très neuf et inventif à l’époque, qui s’appelait l’Hexagone de Meylan [13]. Pour notre séjour dans ces parages, nous avions trouvé (je ne sais comment) un hébergement dans une vieille demeure de la campagne voisine, sur les routes de montagne, tenue par une ancienne famille catholique, les Fabre, dont j’ignorais qu’elle était parente directe d’un de mes meilleurs amis de jeunesse, Mario Fabre. La maison était belle, ancienne, digne et accueillante. Nous y avons séjourné paisiblement, dans l’ambiance (pour moi étrange, étrangère) d’un catholicisme discret mais bien présent. En fouillant dans un vieux placard plein de livres, je tirai un exemplaire vieux, presque démembré, des Confessions d’Augustin, dont la forme d’écriture me sauta au visage par l’interpellation directe, familière, pressante, intense d’un interlocuteur divin hélé comme tu.

Je ne sais quel rapport le petit fait que je vais dire entretient avec la lecture d’Augustin, mais c’était dans ce lieu, à cette époque. Il se trouve que je me suis dit ceci, pour la première fois, après plusieurs mois de délai : que la mort de mon père, si elle signifiait sa dissolution dans le néant, n’était pas acceptable. Que je ne pouvais pas y consentir. Pourquoi ? Parce que ce serait la première chose à laquelle je devrais me résoudre sans aucune issue, sans aucun espoir, sans aucun à venir. Et qu’en un sens, il fallait que cette mort ne fût pas une fin totale, absolue. Alors me vint évidemment l’objection spontanée, immédiate : que ce n’était pas parce que je la désirais qu’une telle continuation se trouvait dotée d’aucune véracité. Et j’en suis venu à penser ceci, très explicitement, très précisément, dont je me souviens avec une grande netteté : entre les deux hypothèses – il y a une vie qui traverse, ou il n’y en a pas – l’une comme l’autre est impossible à poser avec certitude. Mais une chose est, en revanche, certaine : c’est qu’une des deux est meilleure que l’autre. Le fait qu’il y ait une traversée, ce n’est ni observable, ni garanti par aucun ordre de fait : mais c’est mieux, ce qui, si l’on extrait la forme comparative, revient à dire que c’est bien. Donc, la seule chose que je puisse dire d’un au-delà de la mort est ceci : comme fait (comme être) cela ne se pose aucunement. Mais cela se pose comme un bien. Ce bien est exactement équivalent à son statut d’au-delà.

Je ne prétends évidemment pas que cela résout le problème ontologique. Mais il n’est pas sans portée pour moi, dans le chemin que tracent ces pages, de le raconter. D’ailleurs, le plus souvent, Platon lorsqu’il procède à son recours au mythe, n’en conclut rien (en termes argumentatifs). Il ne prétend pas que le récit résout l’aporie de l’argumentation. Devant l’aporie, il raconte.

 

18.

[Fin du manuscrit. ]

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[1] T. Römer, L’Invention de Dieu, Seuil, 2014 ; L’Ancien Testament, PUF « Que sais-je ? », 2019.

[2] La vie psychique est beaucoup plus incertaine, fluide. On pense bien sûr à l’innovation proustienne dans cette approche.

[3] Au sens ou « croire qu’il est le plus grand » induit de préférer des actions rituelles à d’autres. Et au sens aussi, bien sûr, où la foi telle qu’elle est demandée dans les textes bibliques informe de nombreux actes de la vie.

[4] Sur ce privilège accordé aux synoptiques et plus encore aux paroles attribuées par eux à Jésus, cf. D.G., Trois soulèvements – Judaïsme, marxisme et la table mystique, Labor et Fides 2019, 3ème partie.

[5] Ce qui deviendra évidemment discriminant dans des évolutions ultérieures, à partir de la faveur des écrits de Paul et d’autres, la foi dans Jésus-Christ s’assimilant au fait de croire qu’il est le fils. Est-ce le christianisme qui a introduit l’idée de croire, par exemple dans l’affirmation que croire sauve ?

[6] Sur ce point, cf. D.G., Matthieu, Labor et Fides 2021, chapitre I.

[7] Je sais que ce point semble contredire bien des constats d’histoire ou de sociologie des religions. Pourtant, et pour l’instant, je le maintiens pour tenter de faire apparaître ce que je tente de dire.

[8] C. Baudelaire, « Recueillement », dans Les Fleurs du mal.

[9] Puisque, je le rappelle, ces fragments étaient réunis dans la visée d’un livre.

[10] Augustin, Confessions, livre XI. Cf. à ce propos D.G., Des Verticales dans l’horizon, Labor et Fides, chap. III.

[11] J’espère ne faire preuve d’aucune indélicatesse en évoquant un témoignage de Michaël Levinas sur l’angoisse de son père dans les derniers temps de sa vie, répétant : « qu’allons-nous devenir ? » – où la présence du « nous » est évidemment saisissante.

[12] Cf. D.G., Un sémite, Circé, 2003, trad. angl. Ann et William Smock, préface de Judith Butler, Columbia University Press, 2014.

[13] Sa conception était due à un homme de grande qualité, Bernard Floriet.

[4 août 2022. Ces matériaux contiennent sans doute des erreurs et coquilles. Si d’éventuels lectrices ou lecteurs souhaitent m’en signaler certaines, je leur en serai très reconnaissant. Je rappelle donc qu’il me paraît souhaitable de les lire dans l’ordre de leur rédaction, c’est-à-dire en commençant par les fragments 1 à 4, puis 5 à 7, puis 8 à 10 avant les 11-13 ci-dessous et les derniers qui suivront sous peu. ]

 

11.

Comme toutes les autres abordées ici, la question de la création se présente sous un aspect double. D’abord, elle concerne la raison d’être, ou le sens d’être, de l’univers. Il y a l’univers – mais cet il y a, qui se présente comme un constat de fait, est trompeur. Parce que l’univers n’est pas un simple fait, qui se donne dans la statique de son constat : c’est un développement, un processus, une histoire. Or, toute histoire est celle du sens de ses séquences, et de leur consécution, il n’y a pas d’histoire sans un sens de l’histoire [1]. Et cette histoire, posée comme sens, ne peut pas ne pas questionner le sens de son déclenchement. Pourquoi y aurait-il un sens patent, avéré de chaque moment de son processus, et pas un sens de ce moment « initial » ? Le sens de l’histoire se répercute comme sens de son lancement, de sa lancée. (Au passage : loin de considérer que c’est le commencement qui fait le sens de l’histoire, comme le veulent toutes les problématiques anti-historiques qui ont fleuri ces dernières décennies, renvoyant la réflexion historique à un a-priori de créationnisme, c’est au contraire le sens de l’histoire, sa processualité, son devenir ou ses devenirs, qui rétroactivement construisent la question de son lancement initial. L’histoire n’est pas prisonnière d’un schéma archéo- (ni, on y reviendra [2], téléo-) logique, ce sont les questions d’origine et de fin qui résultent logiquement de l’effectivité du processus, et de son sens.) Le processus de déploiement de l’histoire universelle projette vers son moment initial la question, inévitable, du sens de l’existence de cette histoire.

Mais cet aspect – la lancée de l’univers – n’est pas la seule face par laquelle se présente la question de la création. Et la seconde éclaire peut-être un peu la première. Car celle-ci pourrait avoir l’allure d’une interrogation purement énergétique : s’il y a une extraordinaire énergie au commencement de l’univers (disons : le Big-Bang, même s’il n’est pas établi qu’il s’agisse là d’un commencement pur), on pourrait penser que ce qui lance cette énergie soit à considérer en termes purement énergétiques : comme une force, une puissance. Ce qui a le considérable inconvénient de renvoyer sans cesse la question de la précédence vers un avant encore antérieur, et donc de laisser la question du début se poser dans cet infini rétroactif comme question d’une suite. Mais si l’on pose plutôt la question du lancement comme question de sens, et non plus comme question de force ou de puissance, l’interrogation se déplace peut-être. En gros, pour le dire en termes théologiques, si l’on renonce à poser la question du transcendant comme celle d’un Dieu puissant, puissant de sa capacité à lancer l’univers, mais si on l’énonce plutôt, à la façon du prologue de Jean, en termes de sens : quel est le sens de l’existence de l’univers, le contenu du concept de création se transforme peut-être. Non plus une question d’un être avant l’être, produisant son existence de façon séminale ou paternelle, mais plutôt la question du sens de l’être, indissociablement en lui et autrement que lui.

C’est à quoi conduit la deuxième valeur du problème : celle qui interroge non plus l’existence de l’univers, mais « mon » existence en son sein. Il y a, là aussi, une interrogation inévitable sur la création. Car le fait que l’univers existe ne suffit pas à rendre compte de mon existence. Peut-être de l’existence d’êtres humains comme faits objectifs : mais certainement pas de la « mienne », comme réalité irréductible à toutes les autres. Et là, le problème se duplique. Si mon existence a un sens (ce qui est incontestable, quand bien même ce sens ne serait que celui d’une interrogation sur le sens : mon existence a au moins ce sens constitué par le fait de s’interroger sur le sens de son existence – même si, à mon avis, le sens de mon existence ne s’épuise pas, pas du tout, dans cette seule interrogation), alors son sens renvoie inévitablement à la question du sens de sa venue, de ma venue dans l’univers. Et s’il y a bien quelque chose qu’il faut interroger comme en arrière-plan de l’univers, comme à l’arrière de l’existant universel (eh oui ! quelque chose comme un arrière-monde, mais en poussant très loin la suspicion sur le concept de monde – non pas le soupçon sur un arrière du monde, mais sur l’idée de monde pour rendre compte de l’existence de l’univers), alors il faut sans aucun doute questionner un espace qui se situe en arrière de moi, un arrière-moi, qui non pas me pousse comme une force, mais qui donne sens à mon être-là (au moins comme question de ce sens, et sans doute pas seulement.) Ce qui me pousse à vivre, ce n’est peut-être pas exactement, ou pas seulement une force de vie, mais le sens de vivre dont la question surgit à chaque pas de mon existence. Et ce sens de vivre vient redoubler, à chaque pas, la question du sens de l’univers. Ces deux sens dialoguent et s’interrogent réciproquement. C’est peut-être là une des portées profondes de cet élan qu’on appelle la prière.

 

12.

Mais quelque chose se déplace dans le dispositif. Je suis parti des deux infinis : l’infini cosmique, et l’infini intérieur. Souvent évoqués (le ciel et le puits [3]). Mais il faut élargir. Il y a d’autres transcendantaux de l’expérience. En voici trois – ce qui fait cinq, peut-être à grouper en trois. Donc, les nouveaux-venus :

a. La présence d’un autre humain. Dans ce cas, le regard (Sartre), le visage (Levinas), l’adresse (DG) attestent immédiatement une transcendance. C’en est peut-être l’attestation première, majeure. C’est en tout cas la seule qui soit absolument incontestable. À ce titre, c’est un transcendantal de l’expérience. C’est aussi la seule qui rend, à l’évidence, possible l’interlocution, l’appel, l’écoute, la réponse. Non que ces dernières soient assurément impossibles ailleurs, mais leur constat est plus incertain, troublé. Au point qu’il n’est pas impossible de penser, comme je l’ai approché plus haut, que l’idée de la prière (l’adresse au cosmos) ou de la plongée méditative (l’adresse à l’infini au fond de soi) ne se produisent que comme transferts de cette relation primordiale.

En un certain sens et dans une certaine mesure, ce lien peut-aussi se manifester dans le rapport à tel ou tel animal. Il y a évidemment un risque de projection anthropomorphique avéré, quand on discute avec une araignée ou avec une moule. Ceci nous conduit au « c » de ces remarques. Mais pour un chien, un cheval, un chat ou tels autres que je connais moins – et pas seulement domestiques – l’interpellation dans le regard ou l’interlocution dans les conduites représentent, à un degré différent mais tout de même certain, un certain rapport à une transcendance du sens.

b. L’existence d’un tiers humain. C’est peut-être ce que Levinas appelle l’illéité : le fait du il. Mais, contrairement à ce qu’indique Buber, le il n’équivaut pas au ça. Le ça concerne les choses, et à ce titre participe de l’infini cosmique. mais le « il » est autre chose. Différemment du « tu », c’est toujours un « tu » potentiel, une autre sorte de trou dans le tissu opaque des choses. Il faudra y revenir, c’est sûr.

c. Et puis, le fait de la vie. Le fait qu’il y a de la vie qui tremble, se meut, résiste et se propage, se défend et s’étend, se développe et s’affirme. Depuis longtemps (mais pas depuis le début). Le fait de la vie se connecte, d’une part à l’infini cosmique, dont il participe (et peut-être, sans doute, s’articule aux premiers tremblements de la matière – cf. « l’accident » de la rupture de symétrie, le boson de Higgs, selon Tonelli [4]), mais aussi, par l’autre bout, il participe de l’émergence de l’animalité, donc du regard du chien ou du chat ou du cheval, et bientôt de la présence du « tu », et donc aussi de l’infini intérieur.

Comment le fait de la vie peut-il être un fait d’expérience, et pas seulement l’objet d’un regard ou d’une pensée cognitifs ? Il y a, évidemment, le regard sur les plantes, etc. Mais ce n’est pas le point décisif. La vie est un fait d’expérience par sa traversée de l’infini intérieur, et très singulièrement par l’expérience de la jouissance, sexuelle, qui est en relation directe avec le vivant et son trouage du réel objectif.

Voilà les trois transcendantaux qui viennent s’ajouter à mes deux premiers. Pourquoi parler alors de groupement ? Parce qu’il faut bien assumer que le « je », le « tu », et le « il » participent d’un fait commun : l’humain, attesté par leur présence commune, pronominale, dans le langage. Il y aurait donc : le transcendantal cosmique, le transcendantal du vivant, et le transcendantal humain. Et il me faudra dire pourquoi je ne consens pas à la dissolution de cette dernière catégorie dans celle de l’altérité.

 

13.

Je ne sais pas si l’idée de création est la bonne, ni le mot approprié. Mais ce qui m’apparaît, c’est qu’il y a quelque chose comme un commencement. Disons : le Big-Bang, même si ce n’est pas un commencement absolu, ce qui me convient plutôt. Mais c’est un commencement : celui de l’univers observable. Pourquoi alors l’idée de création, plutôt que seulement le commencement ? L’objection d’abord : la création semble renvoyer, nécessairement, à un créateur, ou au moins à une instance créatrice. C’est cet aspect que dans l’état actuel d’une pensée possible je récuse : je ne vois pas comment un tel créateur, ou une telle instance créatrice, peut être pensée en se tenant quitte du modèle anthropomorphique de l’ouvrier ou de l’artiste. Mais la création dit aussi qu’il n’y a pas seulement un commencement de fait. Pas simplement le fait que quelque chose, qui n’était pas là, est là désormais. La création dit aussi que la réalité créée a un sens, a du sens. Si c’était un simple commencement brut, ce qui est créé pourrait (devrait) être dénué d’intelligibilité, de lois, d’ouverture à la compréhension. Par exemple : dénué d’histoire, de devenir pensable, sensé. Or, tout l’effort scientifique (mais aussi mythologique, littéraire, philosophique) tend à rendre compte de l’intelligibilité du devenir. La passionnante recherche sur les premiers instants de l’univers (cf. Tonelli, Genèse [5]) est l’enquête vers cette compréhension. L’intelligibilité du devenir est son sens. Pourquoi ce sens devrait-il être accessible à la compréhension des humains ? Telle est l’autre face de la même question. Il est difficile de concevoir un sens étranger à tout envoi, à un sens pour. Et pourtant : l’univers a du sens avant que ce sens soit interprété, compris, analysé par des humains. Il y a ce décalage, ce délai – entre l’histoire de l’univers et l’émergence du « phénomène humain ». Mais le décalage n’empêche en rien de considérer l’extraordinaire congruence qui existe entre le sens réel dans l’univers et les capacités des humains à les interroger. En vérité, et malgré tout, cela a quelque chose à voir avec l’interrogation de Heidegger sur le rapport entre l’être et l’être-là (Dasein), c’est-à-dire l’existence humaine, qu’il formule en disant que le Dasein (l’être-là des humains) est le seul étant où « il y va du sens de l’être », où le sens de l’être, le sens d’être, est mis en question [6]. Je l’énonce pour ma part en termes plus plats, plus réalistes, plus historiques : il y a une certaine congruence entre la création de l’univers et l’émergence, en son sein, du phénomène humain, dans l’interrogation que celui-ci soulève envers l’histoire de l’univers. On peut bien trouver là les deux faces du sens – à la condition de ne pas éluder le fait que l’univers a du sens avant que les humains ne l’interrogent. C’est la question de la transcendance pré-humaine ou extra-humaine, terreau de ce que beaucoup veulent attraper avec le nom Dieu. C’est dans l’espace de ce délai qui résiste à la pensée que vient prendre place la légitimité relative mais difficilement évitable du concept de création.

Or, cette question ne concerne pas seulement les instants initiaux de l’univers. Elle se répercute tout au long de son histoire. Je ne l’aborde pas selon le modèle de la « création continuée ». S’y met en jeu plutôt le fait que toute chose existante semble portée par un acte de création, qu’elle porte en elle, ou sous elle, comme un socle. Toute chose est fondée dans l’existence. Toute chose, même la plus apparemment absurde, a du sens, ne serait-ce que le sens qui autorise à interroger les lois physiques dans lesquelles elle s’exprime – et il n’existe aucune chose qui ne soit justiciable d’une interrogation sur les lois physiques qui décrivent son existence. Même les pensées ou les événements mentaux les plus subtils sont justiciables d’une interrogation sur les processus physiques qui les soutiennent. Cela n’implique absolument pas que ces processus épuisent la totalité de leur sens. Mais on ne peut pas exclure l’interrogation sur une matérialité qui leur soit liée. Et à ce titre ils contiennent, comme dans une espèce de fond, la trace ou l’effet ou la mémoire ou l’attestation d’un acte de création qui les soulève. L’obstacle immédiatement surgit, qu’on a déjà repéré : car dans « acte de création » le mot acte semble lié une intentionnalité ou une volonté. Ce n’est pas ce que je tente de dire, sans néanmoins éluder l’impossibilité de s’en tenir à un simple fait d’existence, dénué de sens. À supposer qu’une telle existence, insensée, si tant est que jamais elle existe, soit même concevable.

Il ne suffit pas de dire que les choses sont créées. La question de la création se pose aussi à l’intériorité, à ce que « je » suis ou éprouve comme existence. Il y a ce fait qui est derrière moi, qui me pousse. En tant qu’il me pousse, il est sensé. Cela n’est pas loin du sentiment obscur de la vie. Michel Henry, avant de céder à une sorte de semi-fascisme théologique [7], avait fait émerger avec beaucoup de force ce lexique et ce thème : la vie s’éprouvant elle-même selon une espèce de certitude obscure. Car la vie à la fois me traverse et me tient. En tant qu’elle me traverse, elle me perce et me déchire. En tant qu’elle me tient, elle assure ma consistance. Ce pourquoi je pense que cette question (de la création qui me tient et me pousse et me traverse) a pour mode d’effectuation particulièrement intense la jouissance, et précisément la jouissance sexuelle. Il n’y a peut-être qu’un seul sens à dire : je suis créé, et : je suis sexué. Mythologiquement : Dieu créa les humains à son image. Homme et femme il les créa. « Homme et femme » (qui, me dit-on, dans le texte hébraïque se dit plus précisément : mâle et femelle) signifiant ici, précisément et exclusivement : justiciable de l’interrogation sexuelle.

*

[1] Cf. l’argumentation précise sur ce point dans D.G., Des Verticales dans l’horizon, Labor et Fides 2018, chap. III.

[2] Les multiples références à des développements à venir traduisent un état de ce projet, lorsqu’il se concevait encore comme réunion de matériaux pour un livre à venir.

[3] Cf. Le ciel et le puits dans ce « Journal public », le 15.02.21.

[4] Guido Tonelli, Genèse­ – Le grand récit des origines, Dunod, 2022.

[5] Cf. note 4 ci-dessus.

[6] M. Heidegger, Être et temps, par ex. § 4.

[7] Tant ses affirmations doctrinaires (tardives, je le redis) sont assénées avec un autoritarisme et une brutalité sans contrepartie.

[3 août 2022 (suite). À celles et ceux qui souhaiteraient découvrir ces notes de travail, je me permets d’en conseiller la lecture dans l’ordre de leur rédaction, c’est-à-dire, en commençant plutôt par les fragments 1-4, publiés dans ce « Journal public » le 2 août, puis par ceux numérotés 5-7, publiés il y a quelques heures, puis par ceux qui sont proposés ci-dessous. Il s’agissait en effet initialement de matériaux pour un livre, rédigés durant le printemps et l’été 2022, où les réflexions étaient présentées dans une certaine suite. Viendront sans tarder les fragments suivants d’un ensemble qui en comporte, à ce jour, 17.]

 

8.

La présence, l’être-là du sens sont à peu près impossibles à formuler avec les codes sensés dont nous disposons. La raison en est assez simple, et peut se dire selon un vague théorème de Gödel pour ignorants, dont je suis : la présence du sens est une méta-donnée du sens, un méta-langage qui se contient difficilement dans la langue dont elle énonce la possibilité et le principe. La présence du sens (en particulier dans l’univers) peut seulement être constatée. En rendre compte ou raison, cela ne peut se faire que dans la langue du mythe, par la figure et le récit : s’agissant de l’univers, le mythe opère en posant un père ou (plus rarement) une mère du sens, en tout cas un donateur responsable du sens par sa donation. Mais la figure mythique écrase ce qu’elle veut éclairer : elle en annihile la transcendance. Le mythe est exactement cela : l’expression de la transcendance dans les récits de ce qui est là, constatable et dicible [1]. Donner un père au sens, c’est écraser la transcendance de la présence du sens dans une mythologie de la génération, de la filiation, de la personnalité (dans le cas de Jésus, par exemple) rapportée à sa provenance génétique. Cette figuration est à la fois désormais caduque et néanmoins difficile à éconduire. Caduque, parce que quelque chose dans la sensibilité moderne, généralisée et irréductible, empêche d’accorder un authentique crédit au mythe du père. De cette caducité, Bultmann a donné la description incontestable [2]. Et résistante à son congé, parce qu’aucune autre disposition de langage n’est disponible pour remplacer aisément la figure et le mythe par d’autres propositions. La seule possibilité reste alors d’exposer la figure comme telle, de la rendre visible dans son statut mythologique, et de faire travailler celui-ci par toutes les ressources du langage – de faire du mythe un usage poétique, et prosodique.

Poétique, la chose est généralement accordée. La nécessité d’une théologique poétique, d’une poétique théologique, est reconnue. Mais prosodique, c’est un peu moins habituel. J’en donne un exemple. Voici deux vers de Hugo :

Et ce n’est pas pour vous que je parle en ce lieu

Je parle pour le ciel qui m’écoute, et pour Dieu [3].

J’ai toujours été frappé par le fait que, pour moi qui suis si rétif à l’usage du nom Dieu, dont la prononciation me donne toujours l’impression, quasi-physique, d’une sorte d’obscénité, la diction de ces deux vers est d’une extrême douceur, et j’y perçois une profonde beauté, en particulier dans leur fin. Il me semble que cela s’explique (non la beauté des vers, mais le fait que je la reçoive si paisiblement). Le fait que Dieu soit précédé de la formule « le ciel qui écoute », prépare pour le terme Dieu un statut résolument métaphorique. Parce qu’il est difficile de considérer « le ciel » comme une entité personnelle, et donc de poser raisonnablement qu’il écoute. Qu’un habitant du ciel écoute, c’est un mythe courant. Mais que le ciel lui-même soit en train d’écouter, c’est bien moins concevable, et donne à l’expression une très grande force (parce qu’une grande incertitude) poétique. Alors vient Dieu : mais il n’est pas dit que ce soit lui qui écoute, en tant qu’habitant du ciel. Le ciel écoute, et lui aussi. Dans son étourdissante virtuosité inventive, Hugo n’aurait pas eu grand mal à trouver une formule pour indiquer que Dieu, logé dans son habitacle céleste, était bien l’auditeur. Mais la formule ne dit pas cela : elle attribue l’écoute au ciel, et, aussi, à Dieu.

Ceci participe du registre poétique. Autre chose vient accorder une extrême force à cet énoncé, qui ne ressortit pas à cet usage tropique, mais à une pratique de la prosodie. Car l’alexandrin hugolien est, à la fois métrique (douze pieds) et rimé (assonance des terminaisons des vers). Cette assonance, dans ces vers, fonctionne par doublets : les vers se succèdent, et riment deux à deux. (Cela peut être différent dans d’autres constructions prosodiques [4]). Après avoir entendu le « lieu » qui termine l’avant-dernier vers ce cette tirade, on connaît la rime qui viendra au terme du suivant, et l’auditeur l’attend. On attend un « ieu » qui viendra conclure. Et Hugo le fait attendre le plus longtemps possible. Car, selon usage, après un vers sans coupe interne, qui coule de façon fluide (Et ce n’est pas pour vous que je parle en ce lieu), par contraste, il conclut par un vers fortement coupé. Mais il introduit la coupure très tard, laissant le flux de langage couler encore pendant neuf pieds (je parle pour le ciel qui m’écoute), puis, après la virgule coupante, laisse tomber à la fin du distique le bref groupe de trois pieds, et donc la dernière syllabe, et donc Dieu. Le mot « Dieu » est ainsi lesté d’une forte charge prosodique : par le calcul syllabique, par la coupe, et par la rime qui l’annonce. Dieu est ici traité, par la métaphore qui le prépare (le ciel qui m’écoute) et par la rythmique qui l’annonce, comme un pur mot poétique. Et c’est pourquoi sans doute je l’entends, ou le prononce, avec joie et douceur. Il arrive que, sous la plume du même Hugo, le même mot me paraisse lourd, déclamatoire, et difficile à faire sortir de la bouche [5].

 

9.

Déjà Spinoza avait vertement critiqué la figuration de Dieu comme un roi, et dépouillé le transcendant de ses attributs monarchiques. Par là, il était entré d’un bon pied dans la déposition de la mythologie personnelle qui leste le sens transcendant. Dans l’analyse du « concept » de Dieu, dans sa description et sa configuration, la remise en cause de sa figure personnalisée était allée très avant. Sauf pour le nom. Spinoza le maintient – de façon très forte, puisqu’il en fait le titre de la première partie de son Éthique, posant cette nomination, et son analytique, comme porche et clé de la compréhension de toute sa structure. S’il est vrai qu’au cours de cette analyse, de nombreux éléments dépersonnalisants transforment la notion du divin, il reste que Spinoza écrit « Dieu ». L’usage du nom propre entraîne avec lui des contraintes syntaxiques, qui font de « Dieu » le sujet de certaines actions. D’où découle l’attribution à « Dieu »  d’une capacité d’amour, évidemment détournée de sa compréhension usuelle, mais où la forme grammaticale continue d’exercer son emprise [6]. Malgré tout le dispositif non-personnel puissamment à l’œuvre dans la pensée de Spinoza – et qui lui a été imputé comme crime, nourrissant les accusations de panthéisme, d’athéisme ou de matérialisme visant ses ouvrages, et son influence – il reste que l’usage grammatical, syntaxique du substantif Dieu et son emploi dans des phrases comme sujet ou complément d’un verbe, support de diverses attributions, maintiennent l’engrenage fondamental qui figurent le sens transcendant dans le modèle de la personne. Ce modèle est anthropomorphique, malgré tous les efforts pour montrer que cette personne-là n’est pas à penser selon son type humain. (Même s’il faut assurément reconnaître que, à l’intérieur d’un tel cadre linguistique, la pratique spinozienne du mot et du concept sont une des expérimentations les plus hardies pour en défaire la texture idolâtrique.)

Ces dénégations, qui tentent de secouer la camisole du langage personnel et de son inéluctable schéma directeur, se heurtent à l’obstacle biblique. Bien sûr, dans la Bible des récits multiples traitent Dieu comme sujet humain, depuis les récits de la création et des premiers moments de l’histoire humaine, jusqu’au dialogue avec Moïse et les prophètes, aux interpellations des psaumes, et à la représentation linguistique comme Père, dans les paroles de Jésus et leurs commentaires. Mais surtout, pourrait-on dire, le texte biblique fournit un patron de compréhension à cet anthropomorphisme, en programmant le fait que Dieu a fait l’homme « à son image », et qu’il y a donc une parenté morphologique entre Dieu et l’humain. Peu importe ici que l’initiative de cette ressemblance revienne à « Dieu », comme le dit la Genèse, ou aux humains, comme le soutient Feuerbach en retournant le modèle. L’analogie formelle est, dans les deux cas, validée, et autorise le traitement de Dieu comme une sorte d’humain – avec sentiments, amour, et surtout volonté [7]. Traiter Dieu comme Dieu, ou comme un dieu, c’est dans tous les cas le traiter comme un humain. Et ce traitement est contenu dans ce noyau irréductible qu’est la nomination du sens comme Dieu. Même si, on le verra, ce moment du mythe peut nourrir désormais d’autres sortes d’interprétations et appeler d’autres lectures.

 

10.

Cette nomination repose sur un autre socle. C’est le fait que, de très longue date, les humains ont éprouvé (peut-être pas dans toutes les civilisations, mais dans nombre d’entre elles [8]) le désir, pas seulement de se représenter le transcendant sous une forme figurée, généralement divine, mais aussi de s’adresser à lui, de lui être relié par une interlocution, une adresse, une parole. Or, il est bien clair que, pour s’adresser à une réalité quelconque, ou lui parler, il est plus commode de se la représenter sous une forme plus ou moins personnelle. Surtout lorsque, comme c’est le cas dans un bon nombre d’adresses ou de paroles, on attend en retour de cette interpellation au moins une écoute, et souvent une réponse, quelle qu’en soit la forme. Dans le cas des pensées les plus proches (de « nous », par la géographie et l’histoire), et qui font état d’une telle ouverture à un sens transcendant, ce désir de parole prend, très souvent, la forme de ce qu’on appelle la prière. De de fait, le problème de la nomination et de la personnalisation du divin se pose souvent comme celui de la possibilité de la prière.

On peut concevoir ce problème de deux façons distinctes. Ou bien il faut, comme le pensent beaucoup de celles et ceux qui se pensent ou se disent athées, préalablement admettre la possibilité d’une personnalité divine pour pouvoir prier. Sans Dieu, pas de prière possible, et la question n’a plus d’objet. Ou bien – pour ma part j’incline plutôt en ce sens –, on constate quelque chose comme un besoin, un désir, un penchant orienté vers de la « prière », élan préalable à toute position d’une entité divine, qui pouvant être vu alors comme une donnée à priori de l’expérience humaine [9]. Dans cette seconde pensée, la formation d’une divinité figurée, voire personnelle, vient après-coup, conséquence du sentiment de cette nécessité (de prier). L’ouverture à la prière, l’adresse au sens transcendant est l’élément fondateur, et il s’exprime ultérieurement par la figuration personnelle du divin, qui en est l’effet – et peut-être le détournement.

À ce propos, je fais deux remarques. D’une part, il est effectif qu’on s’adresse à des entités non-personnelles. La poésie regorge d’exemples, sans doute depuis un temps très ancien. Des prières antiques s’adressent au soleil, à l’orage, aux nuées. Cette histoire, mène par exemple au Lac de Lamartine, qui s’adresse au temps, et aux heures (« Suspendez votre cours »), à l’Éternité, au néant, au passé, aux sombres abîmes (« Que faites-vous des jours que vous engloutissez ? ») et encore aux choses de la nature (« O lac ! rochers muets ! grottes ! forêt obscure ! ». Dans les écrits plus modernes, de telles adresses foisonnent, comme le monologue de Marthe au début de l’acte III de L’Échange de Claudel, qui dans sa première version hèle et salue en les tutoyant successivement la Justice, le noir, les figures célestes, la Nuit, son petit frère mort, Dieu et son amant, l’Océan, la Mélancolie, la solitude, la distance (« Je te salue, solitude (…), je te salue, distance ! ») et bien d’autres choses[10]. On pourra voir là un « procédé », une méthode du discours poétique, produisant des ornements stylistiques sans valeur de réalité. Mais la question est celle de la source, de la portée, des effets d’un tel langage. Pourquoi la poésie est-elle si puissante, au cœur des émotions, des pensées, des douleurs et des fureurs ? Pourquoi sait-elle si bien dire ce que d’autres formes d’expression, apparemment plus appropriées à leur objet, manquent à manifester et à faire ressentir ?

Il faut peut-être renverser la charge de la figure. Au lieu de considérer qu’il y a des choses, et qu’on les exprime, de façon plus ou moins appropriée ou figurale, avec des procédés de langage, pourquoi ne pas supposer, comme je l’annonçais à l’instant, que les choses vont dans la marche inverse, et qu’il y a d’abord l’adresse, structure fondamentale de la parole, qui cherche, à l’aveugle, puis de façon plus ou moins féconde, les objets vers où elle se porte ? Dans cette hypothèse, ce qui est à penser devient l’adresse comme ouverture à priori au sens, dont les objets sont des fixations ultérieures instables, provisoires. Cela déborderait beaucoup la question du supposé divin, mais permettrait d’envisager l’ancrage de la position de prière dans les terreaux profonds de la signification, et la nomination du divin comme une tentative d’ancrer (et de capturer) son énergie primordiale dans des figures qui la cautionnent après-coup.

Par exemple : beaucoup de philosophies se sont penchées sur la structure fondamentale du rapport Je-Tu. Martin Buber a donné à cette enquête une formalisation décisive. Du coup, la tendance est forte de considérer ce rapport comme un apriori de l’expérience, qui rendrait possible, comme dans un second temps, l’interlocution de personne à personne (et peut-être même la constitution de la personne comme telle, dans la possibilité de ce rapport). Mais ne faut-il pas plutôt procéder de façon, là encore, inversée, dans une attitude quelque peu feuerbachienne (l’importance de Feuerbach dans cette lignée interrogative sur le Tu est probablement déterminante[11]) ? Et se dire alors à peu près ceci : il y a des rapports d’interlocution entre des « personnes ». C’est dans ce rapport langagier d’expérience commune que se constitue la forme Je-Tu. Dns cette forme même, les interlocuteurs font l’expérience d’une transcendance qui excède autant la description objective (du « il », du « ça ») que l’expérience intérieure censément solitaire du « je ». Cette approche d’allure empirique permet sans doute de tenir compte de la constitution historique de la personne, qui n’est certes pas un donné général de l’humain (à moins de dater l’humain d’une période très récente), mais le fruit et la trace d’un devenir processuel. De ce fait, l’empirisme apparent est ce qui permet de circonscrire et de repérer la situation du transcendant : comme se produisant et se donnant à éprouver dans la relation de personne à personne. Et c’est alors par une sorte de transfert, comme vers le haut, qu’émergerait l’appel à cette hauteur comme à un Tu, délié de l’existence des personnes. Ce déliement, cette déliaison soulève une énorme question. Est-il loisible de considérer quelque transcendance que ce soit en dehors de cet ancrage dans la relation entre des personnes ? Il faudra nécessairement y revenir.

Mais le fait de situer l’autonomisation du transcendant comme fruit d’un tel processus, et de le rapporter à l’expérience primordiale de l’interlocution entre humains, ne revient absolument pas à en faire une illusion, qu’il suffirait de dissiper : ici on s’écarte de Feuerbach. Quelque chose comme une transcendance se donne à éprouver (et à formaliser comme Tu) dans l’expérience entre humains, et il est légitime qu’à partir de là, son surgissement permette de réinterroger le rapport interhumain (qui n’est pas une juxtaposition ou une interaction d’individualités analogues) et d’étendre ce questionnement à la nature, aux animaux, et à quelque chose comme « le ciel ». Oui, il est possible de parler à un chien ou un cheval, et de questionner alors ce qui advient, dans le pré-humain, comme possibilité de cette parole, qu’ici on dénomme comme sens. Sens pré-humain, et pré-animal aussi. Ce mène au sens de la création.

*

[1] Cf. D.G., Des Verticales dans l’horizon, Labor et Fides 2018, chap. IV.

[2] Cf. D.G., Des Verticales dans l’horizon, ibid.

[3] Hernani II, iv, vv. 667-668.

[4] Rimes croisées par exemple (dans un sonnet, ou d’autres formes).

[5] Dans un poème que j’aime énormément, « Le crapaud », en dehors des parties narratives les discours sur Dieu me paraissent pesants, difficiles à entendre désormais.

[6] Livre V, proposition XXXVI (Dieu s’aime), démonstration (Dieu se considère), corollaire (l’amour de Dieu envers les hommes), proposition XL, scolie (l’entendement de Dieu). De même l’emploi de l’expression « volonté de Dieu », certainement travaillée comme un vieux matériau pour le faire plier dans un usage neuf, mais, là encore, maintenue dans sa forme, avec les effets de représentation que cela induit.

[7] Cf. sur cette homogénéité des volontés, A. Malet, Mythos et logos – La pensée de Rudolf Bultmann, Labor et Fides 1971, p. 31.

[8] Cf. M. Meslin (dir.), Quand les hommes parlent aux dieux, Bayard, 2003.

[9] Une sorte « d’existential », selon une certaine terminologie philosophique.

[10] P. Claudel, L’Échange, 1ère version.

[11] C’est-à-dire dans les pensées de Buber, Gabriel Marcel, Levinas et d’autres.

[3 août 2022. Le travail dans lequel s’intègrent les fragments ci-dessous a été rédigé durant le printemps et l’été 2022. Il s’agit de notes en vue d’un éventuel ouvrage à venir, qui sont, à ce jour, au nombre de 17. J’en ai entrepris la mise à disposition sur ce site, en publications successives. Je me permets de conseiller aux éventuels lecteurs et lectrices de les approcher dans leur ordre chronologique, qui correspond à la succession des numéros, et traduit une certaine suite dans les pensées – et ainsi, de commencer plutôt par les fragments 1-4, publiés le 2 août, avant de lire ceux-ci.]

 

5. 

Pourquoi pas Dieu, alors. (Note à l’intention du correcteur ou de la correctrice, s’il devait se faire [1] que ces lignes soient imprimées un jour ou l’autre : le point à la fin de la phrase ci-dessus est volontaire ; prière instante de ne pas le remplacer par un point d’interrogation [2].) Parce que l’emploi du nom « Dieu », quoi qu’on fasse, est irrévocablement solidaire de l’image d’une personne, du caractère d’un dieu personnel. Je sais qu’on peut vouloir tirer l’idée de Dieu vers l’impersonnel, mais alors il faut cesser d’appeler ce dont il s’agit du nom personnel « Dieu ». Dieu, comme l’étaient les dieux, est une personne – même modalisée. Et la tendance principale de la théologie, par exemple chrétienne, mais pas seulement, insiste énormément sur ce caractère personnel. Comme les « théologies » juives – disons : l’écriture biblique – ou les pensées islamiques le font aussi, sauf erreur. Quant aux spiritualités, très puissantes, qui renvoient à une transcendance impersonnelle, elles n’usent pas pour cela du nom « Dieu », en Inde ou en Chine. (Affirmation beaucoup trop massive pour être strictement exacte.)

Or, le modèle de la personne est trop petit, étroit, limité pour contenir la transcendance infinie du sens de l’univers. Je comprends qu’en d’autres temps culturels – et donc parfois encore aujourd’hui, tant les temporalités se chevauchent – ait prévalu le besoin, impérieux, de figurer le transcendant dans le modèle de la personne. Mais cela devient de moins en moins possible, et en tout cas ne l’est plus « ici ». Quelle que soit la définition à donner de ce lieu. L’emploi du nom « Dieu » requiert un consentement à la figure, personnelle. On peut consentir à d’autres figurations : « le ciel », ou « les cieux », par exemple. Les cultures, la poésie et le langage courant le font avec abondance. Mais l’emploi de l’emblème personnel (« Dieu ») devient de moins en moins supportable. Je vois, chez beaucoup, une résignation entêtée, un renoncement dans l’emploi le terme. Bultmann a définitivement caractérisé ce repli comme « sacrifice de l’intellect » – même si ce n’était pas à propos du nom « Dieu », dont il persiste à user résolument. Son argumentation impeccable s’applique directement à l’emploi de ce nom et de ce modèle [3].

Mais alors, comment concevoir qu’un sens impersonnel, une sorte de nappe ou de flux de sens, sans provenance et sans fin, engagé dans un incessant devenir, puisse répondre à la question du sens d’une vie – par exemple ( !…) la mienne ? Comment concevoir, en conséquence, une possibilité de la prière ? Sur la prière je vais revenir avec attention. Mais sur le sens de ma vie, voici. S’il y a du sens infini de l’univers, alors il y a du sens à l’évolution cosmique. S’il y a du sens à celle-ci, alors il y a du sens à l’émergence de la vie et puis de l’humain. L’arrivée de la vie puis de l’humain dans le cosmos ont du sens. S’il y a du sens à l’humain, alors il y a du sens à la singularité d’une vie, puisque l’humain n’existe que dans le mode de cette singularité – tout comme la singularité irréductible de chaque vie humaine se constitue historiquement dans le devenir de l’humain, dans l’humanisation de l’humain. Et la singularité irréductible de chaque vie s’éprouve dans ce fait inouï que constitue l’intériorité, la subjectivité, l’intériorité subjective. Celle-ci se donne toujours dans l’expérience comme la mienne. Non pas la mienne en général, mais la mienne, précisément dans le sens où je l’éprouve en écrivant ces lignes, et toi sans doute en les lisant. Donc, en reprenant le fil par ses deux bouts (sans bouts) : s’il y a un sens infini de l’univers (et il y en a), alors le fait que ma vie s’éprouve dans son intériorité irréductible a du sens, et le sens de mon existence s’inscrit de façon sensée dans ce sens que de l’univers il y a. S’il y a du sens de l’univers, ma vie a du sens. C’est impensable, mais c’est ainsi.

Je comprends qu’il soit plus facile de concevoir le sens de l’univers sous la forme d’une personne qui en prend soin. Grande personne assurément. Mais ce n’est plus possible, en aucun sens. Ce consentement à la personnalité de Dieu prenant soin de l’univers ne peut se faire qu’au prix d’un sacrifice de l’intellect – dont le caractère purement intellectuel n’est pas seulement en cause ici. Ce qu’il faut sacrifier pour y consentir, c’est la totalité de la sensibilité intellectuelle, pratique et morale qui fait notre condition datée, située, présente. Donc, il y a du sens de l’univers. Il y a du sens de ma vie. Et cette proposition d’apparence insensée selon laquelle ces deux sens sont connectés ensemble est la proposition la plus sensée qui soit. Elle seule peut permettre de vivre.

 

6.

Le pire des noms : Seigneur. Car à l’erreur de nommer, il ajoute la figure de la domination, avec la soumission qui en est l’envers. Dans son cœur vif, la foi n’est pas une soumission, mais une liberté. Je comprends pourquoi la soumission, ou l’obéissance, ont pu longtemps sembler des figures nécessaires de la foi : elles opposent, à la maîtrise de soi, à la domination de soi-même, et à l’illusion décisionniste d’une souveraineté de soi sur soi, le modèle d’une dépendance. Mais on ne réduit pas une structure de domination en recourant à une autre domination de même forme. On ne réduit pas la souveraineté par soumission à un souverain de rang supérieur [4]. Ce qu’il s’agit de mettre en jeu, c’est la non-indépendance du sujet, c’est la valeur intrinsèque de la réception, de l’accueil. La capacité d’ouverture, la bonté de l’être-affecté. Or, cette puissance de réception (cette passivité transcendantale) n’a rien à voir avec une soumission nouvelle. Et donc, la transcendance n’a pas à être exprimée comme Seigneurie, ou comme archi-maîtrise. Cette figure est d’un autre temps. Elle n’a plus de prise sur notre expérience, sensible et pensante. Ou si elle en a une, celle-ci n’est pas recommandable. Le temps d’une transcendance qui nous domine, en tant que Seigneur, est révolu. La transcendance désormais nous traverse, nous transit, nous dépasse et nous déborde. Elle périme toute aspiration à une domination de soi sur soi, toute souveraineté de l’ego. La tâche est de penser un autre modèle de la liberté, qui ne se formule ni ne s’éprouve comme souveraineté et maîtrise de soi – et à cette invention la foi peut infiniment nous aider. La foi libère, mais en nous rendant apte à recevoir et accueillir ce qui nous déborde, et non pas en nous contractant sur notre autocontrôle. Ce qui n’implique aucune soumission à quelque grand Maître, à quelque seigneurie que ce soit. Le Christ a indiqué quelque chose de cet ordre : il ne suffit pas de dire Seigneur, Seigneur [5]. La traduction du tétragramme hébraïque imprononçable par Seigneur est une catastrophe (de même que son anticipation par les périphrases hébraïques elles-mêmes, qui circulent dans l’espace de la Seigneurie.)

Alors, comment nommer la transcendance. Nous voici appelés à traiter la question avec une incessante réserve, à réserver le nom. À ne l’employer qu’avec patience et humilité métaphorique, en associant toujours plusieurs noms, toujours impropres, afin que leur juxtaposition accentue leur impropriété. Il faut en user poétiquement, par des images qui s’avouent images, comme le ciel. Mais s’il en est ainsi, si est reconnue la pratique de cette impropriété active, patente, pourquoi ne pas créditer de ce même décalage poétique les nominations personnelles, qui sont des images aussi ? Cela devrait être recevable, au sein d’une accumulation métaphorique où chaque terme n’est qu’une station destinée à être dépassée, une borne à franchir. Or il n’en va pas ou plus ainsi, même si cette stratégie a pu briller de quelque gloire [6]. Désormais, les noms personnels bloquent le passage : quand la transcendance se voit désignée comme Dieu, Père, Seigneur, ces noms ne s’ébranlent pas l’un l’autre, mais se renforcent et s’intensifient par leur amoncèlement. Parce qu’ils se fondent sur un même socle : personnalité, masculinité, autorité, domination. La tâche est de desceller cette base, de la faire glisser, dériver comme une coulée dans une avalanche. Seul ce déplacement peut libérer la foi, et son aptitude à nous libérer.

Pour ce verrou de la personnalisation, le nom n’est pas seul en cause. Le verbe agit aussi. Ce qui fixe la transcendance en image (en idole) personnelle, n’est pas seulement de la constituer comme quelqu’un, mais aussi, surtout, de rapporter à celui-ci l’initiative d’une action. Il est celui fait ceci ou cela, et qui pour le faire est mu, comme en tout acte, par une volonté : une délibération, et un choix. Dieu veut, Dieu fait, Dieu protège, Dieu aime. Toute cette bimbeloterie doit être rangée au magasin des idoles déposées. Le dépôt n’exclut pas d’occasionnelles visites, émues parfois d’une certaine tendresse : il n’y a pas lieu d’ignorer ce qui a cherché à se dire par ces formules, ni de s’en proclamer étranger. L’heure est au dégagement de leur sens, lavé à neuf. Ainsi : Dieu aime. La question d’être aimé par ce qui nous transcende et nous traverse touche au cœur de la foi. Mais l’heure est à délier cette touche de sa capture dans le schéma idolâtre, personnel et dramatique.

Or, ce que dit l’histoire de Yechu (prononcer Yechou – avec accent sur la première syllabe ? [7]) est exactement ceci : le sens n’est ni une souveraineté, ni une seigneurie. Cette histoire le dit au moins trois fois, ou selon trois modes.

D’abord, par les paroles du protagoniste. Tout ce qu’il dit, en particulier dans les trois premiers évangiles, se concentre sur la déposition de la souveraineté, de la maîtrise, de la domination. Et même lorsqu’il emploie un mot ou une image qui leur sont liés (royaume, règne, royauté) c’est pour en inverser le sens. L’ensemble de ces paroles constitue la plus stupéfiante entreprise de congédiement de la souveraineté ou de la domination qu’ait connue l’histoire humaine. Même le Bouddha qui, semble-t-il, va très loin, ne va peut-être pas aussi loin. Le but n’est pas d’attribuer une palme, mais de caractériser une singularité sans quoi, semble-t-il, on ne comprend pas le développement historique dont nous sommes les fruits et les agents.

Ensuite, sa vie participe d’une telle opération. Comme la plus grande partie des actions qui lui sont attribuées, en dehors de ses paroles, sont des « miracles », c’est-à-dire pour l’essentiel des gestes de guérison, on peut comprendre le cœur de ces actions, ou leur sens, comme une mise au jour du sens de la vie par la mise à l’écart de toute souveraineté. C’est la portée de ce qu’on appelle la foi, dans l’acception toute particulière qu’il lui accorde. La foi n’y est jamais reconnue comme soumission (au contraire, c’est souvent une insoumission) mais comme accueil et liberté, comme accueil libérateur. Et d’ailleurs, lorsqu’après l’irruption d’un salut il dit « ta foi t’a sauvé(e) », il donne rarement, très rarement (jamais ?) à cette foi un objet quelconque, foi en ceci ou cela, mais la pointe comme un pur mouvement de l’âme : ta foi, tout simplement. En tout cas dans les trois évangiles dits « synoptiques ».

Enfin, et c’est le plus complexe ou le plus problématique, ce congé donné à toute seigneurie est manifeste dans son supplice et sa mort. L’un et l’autre multiplient les signes d’humiliation, d’abaissement qui contredisent toute royauté, ou ne la nomment que par ironie méprisante (comme fait l’inscription posée sur la croix). Mais cette fin, sa réception et son récit, induisent un énorme risque : celui de dramatiser sur le mode sacrificiel le rapport à la souveraineté, et donc de rétablir une telle seigneurie en forme négative. La postérité ne s’en est pas privée : c’est l’interprétation dominante – qui trouve ses fortes sources dans Paul sans doute. Mais il existe une autre voie : peut-être celle que donne le symbole de la tombe vide. Non par rehaussement dans une gloire qui renverse le supplice en son contraire, mais dans une évacuation de la croix et de sa symbolique sacrificielle. Le sacrifice, en quelque sorte, y est annulé.

 (Parenthèse sur les paroles. Il faut reprendre l’analyse de l’élaboration théologique opérée par l’évangile de Jean, non pas au sens de la divinisation idolâtrique du moi, mais au contraire comme une tentative, contenue dans ses limites conceptuelles, d’évacuer toute relève du divin comme seigneurie. Par exemple : mon royaume n’est pas de ce monde, cela peut s’entendre ainsi. Si le monde est l’espace de la monarchie, si la monarchie – ou l’empire – est la forme de régie de ce monde, alors le fait que « mon », « royaume », relève d’un autre régime que le monde peut s’entendre aussi comme une tension injectée dans la forme de la royauté-règne, comme par désir de la faire échapper au mode seigneurial, ou hyper-seigneurial, de la souveraineté.)

 

7.

Mais la seigneurie n’est pas seule en cause. Ou plutôt : la seigneurie hyperbolise une autre opération qui la précède et la fonde : la mise en coupe du sens comme subjectivité, le fait de poser le sens transcendant comme émanation d’une intelligence, de désirs et d’une volonté personnels. C’est dans cette subjectivation du sens transcendant que réside le nœud qu’il faut dénouer.

Or le rapport entre souveraineté et subjectivation n’est pas accessoire. Corneille l’a formulé avec profondeur est, dans un vers célèbre : « Je suis maître de moi comme de l’univers [8] ». Il y construit une double relation. Voici la première : je suis maître de moi, et maître de l’univers. Ces deux maîtrises sont liées, et posées simultanément. On peut dire que l’acquisition de cette simultanéité, et de ce lien, est le processus précis sont la pièce raconte et dramatise l’histoire. Maître de l’univers, Auguste l’est depuis le début de l’œuvre, et l’énonce en toute rigueur au début de l’acte II par la formule

Cet empire absolu sur la terre et sur l’onde,

Ce pouvoir souverain que j’ai sur tout le monde [9]

formule elle-même divisée, comportant une dualité qui se réplique : empire et pouvoir, absolu et souverain, terre et onde. En revanche, une telle domination, ou maîtrise – caractérisée comme souveraineté – souffre d’un manque, car elle ne s’exerce que sur le monde, et pas sur le sujet, dont l’intériorité en toute rigueur n’est pas incluse dans le monde. C’est le gain de cette deuxième souveraineté, parachèvement de la première, qui tissera le processus dramatique de la pièce, et qui sera déclarée dans le vers célèbre sur les deux maîtrises.

Mais une seconde relation vient doubler celle-ci : les deux maîtrises ne sont pas seulement simultanées, ni même liées, elles se voient réunies par un « comme ». Maître de son moi, Auguste ne l’est pas seulement en même temps qu’il domine l’univers, mais il l’est comme cette domination elle-même s’exerce sur le monde. La souveraineté impériale se réplique dans la domination de soi : par l’empire sur soi, par le rapport à soi conçu comme impérial, sur le mode de la souveraineté. Cette mutation est de première importance. C’est elle que je voulais élucider, depuis longtemps, dans un petit essai qui aurait porté pour titre Souverain sujet [10]. Subjectivé dans le mode de la souveraineté, tel est le sens transcendant lorsqu’il est formalisé comme seigneurie. C’est de cette seigneurie qu’il faut l’émanciper, comme on s’est progressivement émancipés de quelques autres munies de ce même titre. La théologie ne peut plus se prolonger à l’identique, avant et après la Révolution (française, en l’occurrence).

J’y reconnais bien la trace d’événements personnels. J’ai grandi dans une famille habitée par la vénération de la Révolution française, créditée de nous avoir libérés de la seigneurie des Seigneurs (c’est-à-dire des féodaux), qui avant elles dominaient l’ensemble des humains par état de fait et droit divin. Ceux-ci avaient été renversés pour rendre les humains égaux et donc libres de toute sujétion. Le roi lui-même, dont on admirait la déposition sans forcément s’enthousiasmer pour sa mise à mort, était emblème et garant de ce régime social révolu. Je suis pénétré de ce sens égalitaire, libre et fraternel dont la république française est symboliquement dépositaire. Et, même si Hans Christoph Askani a tenté de me convaincre, lors d’un beau débat [11], que la seigneurie divine était précisément celle qui nous affranchit de toutes les autres, je n’en suis toujours pas convaincu : ne serait-ce que parce que, tout au long de l’Ancien Régime, la seigneurie divine, loin de pourvoir à une telle émancipation, s’était fort bien accommodée de son équivalence symbolique avec les pouvoirs sociaux et politiques, et de la caution circulant entre elle et eux à double sens – sous les auspices du droit divin, précisément [12].

*

[1] Cf. évidemment P. Claudel, Le Soulier de satin, préface.

[2] Il m’est arrivé, il y a vingt-cinq ans, d’exiger des épreuves d’un éditeur qui voulait se dispenser de les communiquer. J’ai dû procéder avec fermeté, frôlant l’épreuve de force juridique. En recevant finalement lesdites épreuves, j’ai pu corriger quelques « corrections » à contre-sens et, entre autres, rétablir un point à la fin d’une phrase d’allure interrogative, à la place du point d’interrogation que le bon sens éditorial avait voulu lui substituer.

[3] J’ai résumé et commenté cette célèbre analyse de R. Bultmann dans Des Verticales dans l’horizon, Labor et Fides, 2018.

[4] Cf. ci-dessous note 11.

[5] Mt 7, 21-22.

[6] Cf. Denys l’Aréopagite, Des noms divins.

[7] Dans cette indication, aucune prétention philologique. Seulement une sensibilité au prénom, et à sa prononciation, qui me le rend plus proche.

[8] Cinna, V, iii, v. 1696.

[9] II, i, vv. 357-358.

[10] Titre qui devait son inspiration au « Citoyen sujet » de Balibar.

[11] Organisé à la faculté de théologie de Genève à l’occasion de la parution des Verticales dans l’horizon, le 10 avril 2018. Cf. https://www.unige.ch/theologie/irse/actualites/table-ronde-avec-denis-guenoun-10-avril-2018/

[12] Sur ce point je me souviens de la réaction de Michel Deguy lorsque je lui parlai du « seigneur des non-croyants » de Bonhoeffer – « Seigneur… », fit-il avec un moue de retrait.

[2 août 2022. Les fragments ci-dessous ont été rédigés durant le printemps et l’été 2022, comme notes de travail en vue d’un éventuel ouvrage à venir. Ils sont, à ce jour, au nombre de 17. J’en entreprends la mise à disposition sur ce site, en publications successives. Le dispositif du « Journal public » leur convient – leur rédaction ayant été influencée par la forme des notes de ce journal, devenue un mode d’écriture depuis 2014. Je me permets de conseiller aux éventuels lecteurs et lectrices de les approcher dans leur ordre chronologique, qui correspond à l’ordre des numéros, et traduit une certaine suite dans les pensées.]

 

1.

L’univers a du sens [1].

Faut-il dire qu’il en « a » ? Le rapport de l’univers au sens est-il un avoir ? En préférant le verbe être (par exemple : « l’univers est le sens »), on unifie l’univers et le sens de l’univers, alors qu’il s’agit de maintenir leur difficile distinction. Ou plutôt : de maintenir l’écart entre une volonté de constater l’univers, en se tenant quitte de son sens, et un autre regard, ou une écoute, qui assument que l’univers n’est pas pensable sans le sens qu’il « a » – et qu’il faut donc bien prendre en compte ce sens distinctement du seul constat d’existence, au moins comme interrogation. L’univers est là, c’est certain. Mais, de plus, il manifeste du sens. Il serait possible de tourner la difficulté en envisageant plutôt des expressions comme : l’univers porte, ou est traversé par, du sens. Mais l’affirmation ainsi modifiée se complique et s’alourdit. Alors qu’elle voudrait bien s’avancer dans une certaine légèreté.

Il faut donc retenir la formule, en pointant, au passage, l’hypothèse que l’avoir n’ait pas pour seule modalité la possession, appropriative. Il est pensable d’avoir quelque chose sans pour autant le posséder, comme un capital. Par exemple dans l’expression française : il y a. Ce qu’« il y a » n’appartient pas nécessairement à un propriétaire. Dans l’univers, il y a du sens.

 

2.

Le fait qu’il y a du sens appelle l’interprétation. Interprétation du sens qu’il y a, et de ceci : il y en a.

 

3.

Qu’il y ait du sens dans l’univers peut s’interpréter sous le nom « Dieu ». Mais :

 – Cela ne s’interprète pas sous ce seul nom. Des recherches scientifiques s’en occupent, qui laissent souvent ce nom en suspens. Certains creusements de l’idée de « matière » explorent aussi cette interprétation. De façon satisfaisante ou non, ce n’est pas dit. Elles la considèrent, la fouillent.

 – Le nom « Dieu » ne fait pas qu’interpréter ceci qu’il y a du sens dans l’univers : simultanément, il l’obture, le voile. « Dieu » interprète du sens en l’obturant, en le voilant. Mais il faut distinguer : obturer et voiler ne s’équivalent pas. Obturer clôt une ouverture, cependant que voiler laisse apparaître quelque chose de ce qui s’agite, derrière. Le voile montre tout en cachant. Ainsi « Dieu » laisse deviner du sens dans l’univers. Cependant, alors que « Dieu » manifeste, au moins un peu, ce qui est caché par son nom, c’est l’interprétation que simultanément il en obture. Dieu clôt l’appel à l’interprétation que lancent le sens, et ceci : il y en a. Ouvrir l’interprétation appelle à déposer (effacer, briser) le nom.

 – Le jeu entre voilement et obturation est historique. « Aujourd’hui », le voile s’épaissit, l’obturation prime. Du sens appelle à désobturer l’interprétation, à dé-voiler. Reste à envisager ce que veut dire « aujourd’hui ».

 

4.

Or, déterminer ce sens comme sens est la voie pour ne pas se satisfaire de sa nomination (de sa capture, de son détournement) comme (un) dieu, ou comme Dieu. Quelqu’un a déjà proposé un tel déplacement, dans ce but.

C’est l’auteur du « Prologue » de l’Évangile de Jean. L’auteur, l’autrice, singulier ou plurielles, on ne sait. Dans son verset 1, « Au commencement était le logos », le terme logos est très difficile à traduire. On a pu choisir parole [2], ou raison [3], ou d’autres formules. Mais dans ce contexte, et en dehors de toute prétention philologique, le mot « sens » n’est pas plus mauvais qu’un autre [4]. Par exemple, il n’est pas plus décalé que verbe, qui a été traditionnel [5].

Ce qui est surprenant dans ce verset, c’est le fait de poser « le logos » au commencement. Car, au commencement, l’habitude serait plutôt de situer quelque chose comme un chaos, aux prises avec un dieu, ou Dieu [6]. C’est précisément ce que cette proposition évite. Quelle que soit la traduction, il est très singulier de lire, par exemple : au commencement était le parler. Ou la parole (et non pas le parleur, le discours et non pas son émetteur éventuel). Retenons donc, pour la suite de notre écoute, la formule qui fait réentendre cette surprise : au commencement était le sens.

Le sens de quoi ? La difficulté paraît vive, puisque si le sens « était » au commencement, il était donc préalablement à tout être dont il pouvait être le sens. Le caractère extraordinaire de cet énoncé consiste à poser le sens (ou le logos, ou la parole, ou le verbe) préalablement à tout autre « donné » dont il serait le sens. Là est l’étrangeté, l’obstacle. Et là peut-être la ressource de ce stupéfiant passage. Car, dans notre compréhension ordinaire, le sens est dérivé, ou second, par rapport à ce dont il est le sens. Il y a les êtres, les choses, ou ce qu’on voudra, et il y a leur sens, en quelque sorte ensuite, de façon seconde. Au mieux, comme Deleuze n’a cessé de le chercher à partir des stoïciens [7], le sens est au bord de l’être ou des choses, à leur surface, il les longe et les double. Ici, tout au contraire, il est avant tout existant ou tout étant dont il pourrait être l’attribut.

Le ou les rédacteurs ou rédactrices ont eu conscience de cette difficulté. Ils ont immédiatement fait suivre cette affirmation d’une autre, qui la modifie ou la déplace : le sens était auprès de Dieu [8]. Nous voilà rassurés, et établis dans un espace qui nous est plus familier. Si le sens est auprès de Dieu, c’est que Dieu est là, près de lui, son contemporain. L’effet de l’antériorité chronologique contenue dans la phrase précédente est corrigé. Il nous reste désormais un existant, Dieu, quel que soit le mode de son existence, et un sens qui le côtoie et le double. Le sens et l’être sont bien parallèles, comme le veut la conscience commune (quoi qu’il soit tout de même assez étrange que le sens soit « auprès » de Dieu, sans eu rien n’indique un rapport d’émanation de l’un à l’autre, ni même un rapport tout court, excepté cette proximité). Soit. Reste l’étrangeté de la juxtaposition de ces deux formules, dont la seconde semble corriger la première : 1. Le sens est avant tout, avant l’être – extrêmement difficile à penser, et 2. Le sens est avec l’être, ce qui repose. Mais pourquoi donc avoir conservé les deux, et leur succession ?

Et voici qu’une troisième formulation vient encore tout brouiller, ou bien tout éclairer, et tout secouer en tout cas : « le sens était Dieu ». Cette manière de dire nous occupera beaucoup. Le sens, c’est « Dieu », tout simplement. Dieu, c’est le sens. Or, un tel écrasement d’un mot sur l’autre est facile à écrire, mais bien plus complexe à articuler, et on comprend alors la raison, peut-être, de cette juxtaposition, de ce vacillement entre des énoncés successifs, dont chacun semble en partie nier le précédent. 1. Le sens est d’abord. 2. Le sens est à côté de Dieu. 3. Le sens, c’est Dieu. Donc, « Dieu » et le sens désignent une seule et même chose, et pourtant nous ne pouvons pas nous dispenser de leur distinction. Le sens fait appel à ce dont il est le sens, ou à ce qui le produit comme sens. Et néanmoins ce côtoiement ou cette origine ne peuvent pas être séparés du sens lui-même. Le sens et l’être sont à penser ensemble. Le sens, c’est le sens de l’être ; l’être, c’est le sens de l’être. Être et sens : le même.

Si nous nous contentions de cette assimilation, de cet écrasement du sens sur l’être et inversement, nous courrions le grand risque de considérer que le sens de l’être, c’est l’être. Et que donc, être sensé revient à être. C’est le danger de l’immanentisme. Il y a ce qu’il y a, et il n’y a pas d’autre sens à chercher que cet « il y a » lui-même. Mais le danger inverse existe aussi : le sens de l’être, c’est le sens. Il n’y a que le sens, qui pourrait alors être pensé séparément de ce à quoi il donne sens. Eh bien non, il faudra nous y faire, il y a l’être et le sens, ils sont auprès l’un de l’autre, et pourtant ils son co-essentiels, un seul et même être, un seul et même sens. Débrouillez-vous.

Si le sens de l’être, c’était le sens, seul, posé dans son autonomie absolue (c’est ce qu’on désigne comme idéalisme) le risque serait grand qu’il soit quitte de l’existence des choses et des êtres, de leur effectivité matérielle, corporelle. Si le sens de l’être (ou l’être du sens) c’était l’être, il y aurait le risque aigu de consentir à l’être comme être, sans que soit possible son interrogation. Alors, comment comprendre, comment penser, cet écart entre l’être et le sens, qui se pose dans leur entretissage indissociable ? De mon point de vue, aujourd’hui la différence entre l’être et le sens de l’être peut être approchée par un mot, qui résiste à ses usages et à son usure : foi. La foi engage et considère ceci qu’il y a du sens de ce qu’il y a, et pas seulement son il y a. Foi veut dire : il y a ce qu’il y a, mais ce n’est pas pensable sans le sens de ce qu’il y a.

Les auteurs-autrices de l’évangile de Jean continuent, immédiatement après ces formules vertigineuses du premier verset : Elle (il s’agit de la Parole, dans la traduction de la Nouvelle Bible Segond) « était au commencement auprès de Dieu. » C’est la reprise, à l’identique, de ce qui a déjà été formulé dans la deuxième phrase, juste au-dessus, juste avant l’identité d’essence entre la Parole et Dieu. Si le sens est Dieu, on ne peut pas supprimer un des termes en disant Dieu était auprès de Dieu. Il faut nommer cet écartement interne, qui s’appelle ici la Parole, le parler, le sens. Et puis le texte poursuit : « Tout est venu à l’existence par elle, et rien n’est venu à l’existence sans elle ». Voyons-y deux déplacements/renforcements de première importance : tout ce qu’il y a est doté de sens, il n’y a rien qu’il y ait sans le sens de ce qu’il y a. Il n’y a pas d’existence nue, insensée, quoique le mot « nu » soit ici malvenu, parce que la nudité de ce qu’il y a est peut-être exactement cela, son sens, sa dotation de sens, sa sensation. Mais aussi : cette indissociabilité de l’existence et du sens est une venue. Un processus, un devenir. Ce n’est pas une dotation simple, il n’y a pas ce qu’il y a comme étant tout bonnement, mais ce qu’il y a vient à l’existence par le sens et comme sensé. La venue à l’existence n’est pensable que comme sensation.

(Le mot sensation est ici employé de façon un peu forcée, ou avec une légère inflexion néologique. De même que la fixation est le devenir-fixe de ce qui est fixe, ou la matérialisation le devenir-matériel, la sécularisation le devenir-séculier, la particularisation le devenir-particulier, on pourrait tenter d’entendre ici la sensation comme le devenir sens du sensé, le devenir sensé de ce qu’il y a.)

La venue à l’existence n’est pensable que comme devenir-sensé. Or : « ce qui est venu à l’existence en elle [9] était vie », je passe pour l’instant sur cette nouvelle mutation cardinale, l’articulation du sens avec le vivant, il faudra y revenir, « et la vie était la lumière des humains ». Il y a là une chaîne si intense, sens-vie-lumière-humanité, que je suis obligé de la laisser de côté pour le moment, mais cela ne pourra pas durer. Pourquoi la laissé-je à l’écart ? Pour remarquer ce qui la suit et qu’elle provoque : « La lumière brille dans les ténèbres, et les ténèbres n’ont pas pu la saisir » [10].

J’ai entendu plusieurs commentaires de cette formule, qui en particulier posaient une ambiguïté du verbe « saisir », dans cette version. D’une part, l’acception habituelle : les ténèbres n’ont pas compris la lumière, elles ne l’ont pas accueillie, elles l’ont refusée. Mais aussi : elles n’ont pas pu s’en emparer, elles n’ont pas pu l’agripper et la capturer de façon définitive. Quelque chose de la lumière leur échappe. Ce qui m’importe ici est que cela, sens (ou parole) – vie – lumière – humanité, ne s’impose pas de façon naturelle et nécessaire. Cela peut échapper à la saisie, compréhension ou capture. Il y a dans cet ensemble, que j’appelle ici provisoirement le sens, la possibilité de ne pas être reçu, ou accueilli. La différence entre ces deux possibilités, entre l’accueil et le refus, est exactement ce que désigne le mot : foi. Il y a l’être, et le sens. Ils sont indissociables. Et pourtant, ils peuvent être séparés ou liés. Leur lien, leur réception (leur logos), leur sens, le sens du sens et de l’être, et du sens de l’être ou de l’être du sens, est devant le regard ou l’écoute qu’on appelle : foi.

La foi vise ceci qu’il n’y a pas seulement de l’être, mais aussi du sens. La foi est foi en ceci : il y a du sens [11].

*

[1] (Début : 07.05.22).

[2] Bayard (Florence Delay, Alain Marchadour) ; Nouvelle Bible Segond (NBS) ; et beaucoup d’autres.

[3] Rarement utilisé dans ce cas, mais c’est pourtant une tradition philosophique fréquente du mot, pour la langue grecque ancienne.

[4] « Le logos » (Chouraqui) ; « Le parler » (Tresmontant).

[5] TOB ; Vulgate (verbum) ; et tant d’autres.

[6] Gn 1, 1-2 : « Au commencement Dieu créa le ciel et la terre. La terre était un chaos, elle était vide » (NBS) ; « Entête Elohîm créait les ciels et la terre, la terre était tohu-et-bohu » (Chouraqui).

[7] En particulier dans leur interprétation par V. Goldschmidt. Cf. G. Deleuze, Logique du sens, Éd. de Minuit, 1969.

[8] « La parole était auprès de Dieu », Jn 1, 1 (NBS).

[9] Dans la Parole, dans le sens.

[10] Tout ceci : Jn 1, 1-5.

[11] Cf. D.G., Trois soulèvements – Judaïsme, marxisme et la table mystique, Labor et Fides, 2019.

21.06.2022

La délicieuse machine à écrire de marque Underwood, dont l’image surgit en tête de toutes les entrées de ce « Journal public » depuis son début, outre le charme délicatement suranné qu’elle dégage, fait référence à un événement, qui a conditionné mon histoire d’écriture, et que voici.

Mon oncle Joseph Sarfati, époux de la sœur de mon père (Liliane), tenait à Oran une boutique de fripes. Boutique, c’est peut-être beaucoup dire : il s’agissait d’une sorte de dépôt ouvrant vaguement sur une place du bas de la ville, et où les « balles » de vêtements, qu’on disait venues d’Amérique, s’empilaient avant d’être éventrées (dans les locaux, mais en débordant souvent sur la façade) et vendues, à je ne sais qui et je ne sais comment – par une forme de commerce de gros sans doute. Toujours est-il que nous rendions visite, de temps en temps, à ce comptoir à ciel ouvert. Nous : mon père, parfois mon frère, moi souvent à une certaine époque. L’oncle était tonitruant et joyeux.

Il avait à son service une jeune employée, qui si je comprends bien était sa nièce. Elle s’appelait Claudine, et je crois me rappeler qu’elle était une fille d’Odette, sœur de l’oncle Jo le fripier. Ils partageaient tous trois comme une structure du visage, légèrement arrondi, troué de grands yeux et défoncé par l’échancrure d’un énorme sourire. Je ne saurais dire l’âge de Claudine à l’époque dont je parle. Elle faisait fonction de « secrétaire », ce qui signifie qu’elle « tapait à la machine » les divers courriers et documents du commerce. Je me souviens d’une petite alcôve toute proche de l’entrée, contiguë à la grande ouverture et flanquée immédiatement à gauche comme une guérite de garde. Elle y avait une petite table pour lieu de travail. Sur le plateau se tenait une Underwood. Identique à celle qu’on peut voir reproduite dans l’image ci-dessus.

Cette machine m’était l’objet d’un émerveillement infini. J’adorais écrire – à quelque treize ou quatorze ans, et depuis la première enfance – et me piquais d’espérer devenir poète, écrivain, auteur de théâtre ou quelque chose d’analogue. J’avais vu dans les films ces instruments somptueux (souvent des Underwood) qui servaient d’outils d’élection à des écrivains, des journalistes, lesquels faisaient défiler les feuilles au rythme fou de leur inspiration déferlante. La course aux pages était scandée par le geste, aujourd’hui oublié, qui actionnait de gauche à droite et avec la main gauche un petit levier métallique (on l’aperçoit sur l’image), afin de chasser le chariot lorsqu’une ligne était finie pour commencer de « taper » la suivante. Je rêvais d’imiter ce mouvement qu’exécutait Claudine, et de taper à la machine mes poèmes et productions exaltées.

Il manquait à cela deux conditions : d’une part, je devais apprendre à dactylographier, et d’autre part, surtout, détenir un jour une machine. Mon père m’avait annoncé qu’il tenterait de s’en procurer une. Or, il arriva, un certain été (un début d’été, ou un peu avant, quand les chaleurs s’amoncellent) qu’au cours d’une visite l’oncle Jo, qui m’aimait bien, ou Claudine, je ne sais plus, nous apprirent une nouvelle renversante : le comptoir allait se voir doté d’un instrument de travail plus moderne, et Tonton Jo pourrait donc bien se séparer de la vieille Underwood. Mon père fit part de notre intérêt, et Jo déclara que, dès qu’une nouvelle machine apparaîtrait dans l’entrepôt, l’Underwood serait pour moi.

Je ne peux pas dire à quel point la perspective me bouleversa. Ni décrire l’intensité de l’attente dans laquelle je fus projeté à partir de ce moment. À la fois explosion de joie intérieure (manifestée aussi) et torture de voir les jours passer en guettant le grandiose transfert. Je me souviens d’au moins une ou deux visites à la friperie, où je posai discrètement la question à Claudine, qui me dit, mais oui, mais oui, ça va venir. Le temps de l’adolescence, qui plonge dans l’enfance toute proche, est sans commune mesure avec la rythmique et les durées des adultes. Cela me sembla interminable, figé dans l’immobilité de l’été d’Oran. Mais le jour arriva, et je me retrouvai, à la maison, dépositaire de l’incroyable Machine.

Je ne savais pas m’en servir. Il y avait dans notre famille, peuplée d’une myriade d’instituteurs et maîtresses de l’École publique, tout de même un ou deux commerçants – souvent parents par alliance. C’était le cas de mon parrain, Tonton Félix, qui trônait dans une petite boutique d’électricité, où travaillaient avec lui son fils, Émile, et de façon intermittente l’épouse de celui-ci, Cécile, secrétaire aussi et qui savait brillamment taper à la machine. Je lui exposai mon problème, et demandai si elle ne voulait pas me donner quelques leçons. Elle répondit : pas besoin. Tu poses tes deux mains sur le clavier, à hauteur de la ligne médiane. Tu répartis les doigts sur les touches portant des lettres. Aux extrémités de la ligne, à droite le petit (l’auriculaire) sur la dernière lettre (pas sur les signes à côté, sur la lettre), et de même à gauche avec l’autre. Après, tu poses un doigt sur chaque lettre, sans jamais t’occuper des deux pouces. Avec quatre doigts sur quatre touches, de chaque côté il va rester deux touches libres au milieu. C’est pour les index, agiles, responsables de deux touches chacun. Les pouces sont hors du jeu : celui de droite, lui seul, ne fait qu’appuyer sur la barre des espaces, au-dessous, rien d’autre. Tu laisses les deux mains symétriques, bien posées sur les touches. Lorsque tu dois frapper sur la ligne du dessus, tu montes les deux mains ensemble. Pour la ligne du dessous, tu descends les deux mains. Rien de plus à faire. Mais il faut absolument que tu t’imposes de ne taper une touche qu’avec le doigt qui lui correspond, en t’interdisant absolument de chercher la lettre avec tes index. Si tu tapes avec les index, tu auras l’impression que ça va plus vite. Mais tu ne sauras jamais taper à la machine. Si tu t’obliges à respecter sans faille la règle que je t’indique, cela prendra un peu de temps, tu apprendras et tu deviendras très véloce. Cette explication a pris quelques minutes. Elle m’a montré sur son clavier, une seule fois, la place des deux mains. Et c’est tout. Pour ce legs énorme, du fond du coeur merci, Cécile, jamais revue depuis cinquante ans.

Lorsque l’Underwood a fait son entrée majestueuse au domicile de la rue Daumas, je me suis plié scrupuleusement à ces indications. Je peux être très discipliné – par ambition littéraire. Très indiscipliné aussi, mais c’est une autre histoire. Depuis des années j’apprenais le piano, cela m’a donc été sans doute plus facile. Après quelques semaines, je tapais à la machine en virtuose. La vieille Underwood est restée à Oran au moment du grand départ précipité de la famille en juin 1961, j’avais quinze ans. Arrivé en Avignon, j’ai dû obtenir une petite Olivetti, plus compacte et discrète. Mon père avait de grandes espérances sur mon futur d’écrivain – et lui aussi aimait user du clavier, pour sa part avec les deux index. Puis j’ai acquis moi-même des Brother, les machines ont vu surgir les alimentations électriques, les rubans avec corrections et retours. Mon premier ordinateur Toshiba les a supplantées en 1987. Je n’ai jamais cessé d’écrire, toujours rapide, toujours exalté par la position devant le clavier. Les brouillons manuels ont peu à peu disparu.

C’est pourquoi le souvenir de la vieille Underwood m’est précieux, doux, paisible, infiniment attendri. Je lui voue une reconnaissance intangible, que je manifeste à chaque nouvelle entrée dans ce « Journal public » en convoquant son image tutélaire en tête de la publication. Je la sens toujours là, devant moi, elle ne m’a jamais quitté. Avec sa frappe toute particulière, ce petit délai à vide entre l’appui sur la touche et le déclenchement du bras qui pousse la lettre et l’envoie cogner sur le papier, il me semble qu’elle m’accompagne, me surveille, et me protège.

20.06.22

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