18.04.22

 

Il s’est produit, à la fin du XXème siècle, un événement extraordinaire. Il a été reconnu, mais pas assez analysé : la fin de l’Union soviétique et la mue de ses « satellites »[1]. Ou, dans l’ordre exact, la chute de ces régimes périphériques, suivie de celle du Centre. Lire la suite

30.03.2022

 

– Que pensez-vous de la notion de « populisme » ? On entend, ou on lit, qu’elle est confuse, et obscurcit ce dont elle parle. Quelle est votre opinion ?

– La notion me paraît claire, pertinente, et le mot bien formé. Lire la suite

26.05.21

Le philosophe français Lucien Sève est mort le 23 mars 2020, parmi les premières victimes du Covid 19. Il avait 93 ans. Depuis lors, j’ai lu des milliers de pages de son œuvre. Je l’ai à peine croisé de son vivant, mais cette lecture m’occupe presque sans interruption ces derniers mois, de sorte que j’ai l’impression de vivre avec lui une étrange amitié d’après-coup. Pourquoi ?

Je suis sans doute, en premier lieu, attiré par cette œuvre-vie pour la raison même qui en a détourné beaucoup de lecteurs : sa forte inscription dans l’histoire du mouvement communiste. Car Sève a été, non seulement membre « du parti », comme tant d’autres philosophes à une certaine époque, durablement (Desanti, et plus encore Althusser) ou de façon très passagère (Camus, Foucault), mais il en a été un responsable politique et une figure en vue, élu à son Comité central pendant trente-quatre ans. À la différence de nombreuses célébrités du monde des arts ou de la littérature dont les noms ou les signatures servaient de faire-valoir à une politique, il a pris des responsabilités actives au sein de l’appareil et de la vie militante. Et d’ailleurs, ses critiques ultérieures envers la direction du PCF ne se sont pas traduites par un simple éloignement, mais par une implication très active dans la recherche d’une « refondation communiste ». Pourquoi cette immersion m’attire-t-elle vers ses livres ? Parce que c’est une large part de ma propre histoire, bien sûr. Fils d’un communiste convaincu, si je n’ai adhéré au parti que durant quelques années de jeunesse, mon lien affectif et intellectuel avec cet épisode est demeuré très fort. Et, au-delà de mon trajet personnel, j’ai la conviction que la réalité des mouvements socialistes, marxistes, communistes est une part si considérable de la vie des deux derniers siècles qu’elle conditionne profondément notre situation, et que nous sommes loin d’avoir tiré au clair toutes ses implications pour notre présent.

Mais une autre raison vient s’ajouter à celle-ci et s’y mêler de près : elle touche au rapport particulier de Lucien Sève avec ce passé. Dans les années 1950, il est solidaire du contexte stalinien. L’engagement se maintient sans faille visible jusque dans les années quatre-vingt. Mais, dès qu’il commence de manifester des interrogations, puis des désaccords, son évolution s’exprime dans un singulier mixte de critique et de fidélité. Critique à l’égard de l’histoire du mouvement communiste, puis du marxisme comme système d’action et de pensée ; fidélité envers ce qui s’est cherché, parfois trouvé, dans cet immense processus historique et envers la pensée de Marx qui en a été l’aliment. De sorte qu’on ne rencontre chez Sève ni une fixation obstinée sur des faits et dogmes indéfendables, ni un jet à la rivière de l’histoire communiste, incriminant dans Marx et Engels la source empoisonnée de tous les crimes postérieurs. Pour Sève, la critique impitoyable de ce désastre non seulement n’exclut pas, mais requiert un approfondissement de la lecture de Marx, et une réappropriation rénovée de sa « visée » essentielle.

Du coup, son écriture, sans relâcher la rigueur argumentative dont à vrai dire il est un maître, devient au fil des années de plus en plus autobiographique. Il noue avec le biographique un tressage original : d’une part, il en élabore la question comme un de ses thèmes philosophiques de prédilection, qui étend ses recherches sur la personnalité, puis sur la personne [1] ; mais simultanément ses livres se colorent, en certains passages, de récits qui convoquent son histoire personnelle, et son lien aux mouvements de l’époque. Il reste toujours sobre, pudique, et d’une certaine façon, réservé. Mais les récits, quoique circonscrits, prennent de l’importance : ils se multiplient, s’étendent, et surtout jettent les éclairages très vifs sur la réflexion poursuivie avec ténacité.

Cette pratique d’un marxisme critique (il n’aurait pas tout à fait aimé ce terme, ayant pris ses distances avec l’idée de « marxisme ») revêt une portée bien plus large que celle d’une simple situation personnelle originale. Bien sûr, beaucoup d’autres avant lui ont exprimé, dans une lucidité plus précoce, un désir de compréhension de ce qui avait eu lieu, explorant avec Marx les voies d’une analyse radicale des régimes staliniens. Mais ils ont souvent été contraints (le mot est faible) de le faire en dehors des partis communistes. Sève, lui, aura vécu cette tragédie de l’intérieur : d’abord dans un aveuglement dont la construction est à interroger, chez un esprit aussi clair, puis dans une très douloureuse entreprise de transformation éthique, politique et philosophique. Or, c’est cette transformation qui me paraît revêtir une signification très forte. Car la crise du marxisme a donné lieu à des conséquences diverses. D’une part, elle a fait porter sur les œuvres de Marx et de ses continuateurs une multitude de regards critiques salutaires. Ce dessillement général est un acquis irréversible de notre situation morale, et politique, sur lequel on ne reviendra plus. Mais simultanément elle a abouti à déséquiper la critique du capitalisme lui-même. L’analyse reste à faire de ce dessaisissement de tous les outils pour tenter de comprendre comment le capitalisme ravage le monde et, plus encore, comment cela pourrait cesser. Assurément, la déploration devant les dégâts qu’il cause a fortement repris, en particulier depuis les années 2010. Mais, dans les secteurs les plus vastes de l’opinion commune, comme dans de larges pans des débats intellectuels, certains instruments irremplaçables du marxisme – en particulier l’analyse des pouvoirs en termes de classes – en sont venus à faire totalement défaut. Les méfaits du capitalisme sont désormais moins pensés, analysés, qu’on n’incrimine « l’incompétence », les « échecs », la nocivité, la malfaisance des « élites » dirigeantes, en particulier de la « classe politique », sans aucune compréhension des rapports sociaux objectifs qui soutiennent leurs actions. Cela ouvre les voies les plus larges – on le sait maintenant, même si on n’a sans doute pas encore tout vu – aux complotismes, aux populismes par l’invocation permanente « du peuple » ou « des peuples », sans rien dire de leurs structures de classes – c’est-à-dire aux entrées du néofascisme. L’œuvre de Sève est un puissant antidote à ces carences : non par une fidélité fixiste au marxisme d’antan, qui a sombré avec son époque, mais par sa capacité d’analyser les questions concrètes du monde d’aujourd’hui avec des instruments nourris de la lecture de Marx – et sans jamais renoncer à la perspective d’une société sans classes [2].

Reste à se demander comment ma fringale de lecture de cette œuvre, tout entière située dans le sillage de Marx et inscrite dans l’histoire communiste, en est venue à me saisir dans une période où mes réflexions se nourrissent le plus souvent – ce « Journal public » en témoigne sans cesse – de pensées théologiques. Il me faudra tenter de rendre compte de ce paradoxe, si possible sans trop tarder.

*

[1] Par ex. Pour une science de la biographie, Éd. Sociales, 2015.

[2] Il y aurait bien d’autres aspects de cette écriture sur laquelle il faudrait revenir : en particulier la veine d’un certain style éthique qui la parcourt de bout en bout – intégrité, dignité, toujours en quête de la dignité et de l’intégrité des expériences humaines. On ne peut pas en dire autant de toutes les œuvres qui l’ont surpassée en notoriété. Ajoutons même que, lorsqu’il lui est arrivé d’y déroger, en se livrant à des attaques indues nourries par les pratiques staliniennes – le fait est rare, mais avéré – il l’a rétrospectivement jugé en termes sévères, sans indulgence à son propre égard et néanmoins sans les délices de la flagellation tardive. Sur ce point, voir par exemple « Regard critique et autocritique sur une polémique de 1981 », dans Commencer par les fins, La nouvelle question communiste, éd. La Dispute 1999, pp. 249-257. J’évoquerai aussi un jour ou l’autre son style, au sens simple du mot, écrit et oral, qui le situe aux côtés des meilleurs praticiens de la langue, de l’ironie, de la formule taillée. De ce style écrit, toute son œuvre témoigne sans défaillance. Quant à l’oral, on peut consulter par exemple les vidéos récentes dont les liens sont donnés sur ce site aux pages que voici : Sève vivant, Une digression, Sève à nouveau. Ainsi, alors que de son vivant, Lucien Sève aura été souvent tenu pour un philosophe respectable, mais de second rang derrière des étoiles de la pensée qui avaient toutes nos faveurs – mais dont l’utilité dans l’abord des questions cruciales d’aujourd’hui me paraît bien incertaine –, j’en viens à penser que son importance, en fait beaucoup plus grande qu’on l’a cru, devra être réévaluée.

 

25 mai 2021

Revenons [1] un instant à l’extraordinaire récit contenu dans le livre de l’Exode, qui porte sur la première rencontre entre « Dieu » et Moïse [2]. N’ayant aucune compétence exégétique ni linguistique sur la Bible hébraïque, j’aborde le passage à partir de ses traductions. Mais ce que j’entrevois à partir de divers commentaires me laisse espérer que, sur le point précis que je vais évoquer, l’original ne démentirait peut-être pas foncièrement mes suggestions. Au demeurant l’objet de ces réflexions n’est pas de prétendre débusquer une vérité objective du texte, mais d’interroger ce qu’il nous dit, tel qu’il se présente à nous aujourd’hui, au fil des traductions modifiées.

Selon Thomas Römer, il s’agit là « du seul récit biblique qui contienne une sorte d’explication du nom divin » [3]. On se souvient des circonstances : Moïse aperçoit un buisson qui brûle sans se consumer. Surpris, il s’approche, et du dedans du buisson une voix l’interpelle. Moïse ne sait pas à qui il a affaire – il s’agit d’une première rencontre – et la voix se présente : « Je suis le Dieu de ton père, le Dieu d’Abraham, le Dieu d’Isaac et le Dieu de Jacob [4] ». Essayons de nous défaire de nos habitudes, pour entendre cette phrase comme quelqu’un qui ne sait pas qui parle. Il y apprend que la voix est celle d’un dieu. Non pas de « Dieu », comme nous le dirions aujourd’hui, mais d’un dieu – puisqu’il faut préciser lequel. C’est le dieu des ancêtres, nommément les trois patriarches plus « le père », ce qui indique clairement qu’il faut le reconnaître, parmi d’autres dieux possibles. D’ailleurs certaines traductions orthographient (légitimement à mes yeux) le mot avec une minuscule : par exemple celle de F. Bon dans la Bible Bayard, dite « des écrivains ». [5] Des dieux, il y en a beaucoup dans les environs [6]. Celui qui se fait entendre dans le buisson prend la peine de préciser lequel il est, en se distinguant par cette référence généalogique. C’est ce dieu-ci, que Moïse est supposé connaître par les récits antérieurs de la Genèse [7].

Mais poursuivons. Après s’être ainsi singularisé, l’interlocuteur donne à Moïse une mission : « « Maintenant, va, je t’envoie auprès du pharaon ; fais sortir d’Égypte mon peuple, les Israélites ! [8] » Moïse présente des objections. En voici une : « Supposons que j’aille vers les Israélites et que je leur dise : “Le Dieu de vos pères m’a envoyé vers vous.” S’ils me demandent quel est son nom, que leur répondrai-je ? [9] » Cette question est à la fois très simple, naturelle pour une lecture naïve du texte, et surprenante selon nos critères devenus courants. À un premier regard, la question va de soi : le dieu des ancêtres est un dieu parmi d’autres. Afin qu’il puisse être reconnu, il a été situé dans une histoire. Mais cela ne renseigne pas sur son nom. Est alors demandé, non pas un nom commun, comme le mot « dieu » – commun aux dieux les plus divers – mais un nom propre, propre à ce dieu-ci, le désignant dans son unicité. Sous ce regard naïf, rien donc de très mystérieux. Mais, du point de vue de notre tradition culturelle, il en va tout autrement. Car, pour nous, Dieu est devenu un nom propre – à preuve le fait que nous l’utilisons souvent sans article. Dans les religions dites monothéistes, il est fréquent de dire : Dieu dit ceci, Dieu a fait cela, comme nous dirions Pierre ou Paul. Et nous avons tendance à considérer qu’il en va ainsi dans la séquence que nous lisons : qu’il s’agisse du dieu (elohim) des ancêtres, ou de ce qui a été traduit par kyrios puis « Seigneur » (YHWH), il nous semble acquis que c’est une seule et même entité : Dieu, tout simplement. De nombreuses lectures de ce passage (comme sans doute quelques éléments de ses réécritures) accréditent cette façon de voir, ou d’entendre. Ces désignations deviennent interchangeables, comme des synonymes ou des périphrases pour désigner une seule personne : Dieu.

Or, à lire naïvement ce récit, une chose apparaît en toute clarté : c’est que dans cette séquence (la première rencontre de Moïse avec « Dieu », sa première nomination dans le récit, la seule interrogation explicite sur son nom et son identité), Dieu n’est pas le nom de ce que nous appelons Dieu. Ce n’est certainement pas son nom, puisqu’après qu’il s’est présenté comme le Dieu des ancêtres, Moïse lui demande son nom. « Dieu » est un nom commun à tous les dieux. La question du nom de « Dieu » reste posée après qu’on a usé de ce premier substantif. Et la réponse de « Dieu » à cette question, très célèbre et infiniment commentée – à bon droit­ – confirme cet écart de nomination. Car, lorsque Moïse lui demande son nom, « Dieu » ne répond certes pas : mais Dieu, nigaud, je viens de te le dire. Ni même « YHWH » – et il y a beaucoup de résonances au défaut de ce signe. Il fait une réponse stupéfiante : « Èhiè ashèr èhiè [10] », qui reçoit aujourd’hui des traductions variées : Je suis celui qui est [11], Je serai qui je serai [12], je suis qui je serai [13], je serai : je suis [14], etc. Pour ma part, j’aime bien la traduction « Je suis qui je suis », parce qu’elle témoigne d’une sorte de refus de réponse, comme par agacement. Et dans ce cas, la suite est encore plus imprévue. Car « Dieu » ajoute : « C’est ainsi que tu répondras aux Israélites : “Je suis” m’a envoyé vers vous [15]. » Ici, « Je suis » devient bien comme un nom propre, puisque la formule est employée en sujet du verbe avec cette fonction de désignation. On est loin d’en avoir fini avec les mille double-fonds de cette réponse, sur tous les plans. Mais pour ce qui nous occupe, c’est négativement qu’elle nous renseigne : le nom de « Dieu », pour ce « Dieu » qui parle, n’est certes pas « Dieu », et pas même (mais c’est une autre question, aux autres échos) YHWH, réputé imprononçable.

Résumons-nous. Si l’on suit la leçon de ce passage, Dieu n’est pas le nom de ce que nous appelons Dieu­ – ou plutôt, dans mon cas (avec beaucoup d’autres) de ce que ce terme échoue à dire. Lorsque nous usons du mot Dieu pour désigner proprement ce dont il s’agit sous le tétragramme YHWH, ou à travers l’énigme que son silence évoque, nous nous livrons à un coup de force terminologique (qu’a sans doute rendu possible le passage par le grec theos). Ce coup de force a pour effet d’élever en nom propre un nom commun hypostasié, et par là de rabattre la hauteur qui se voile sous le silence de YHWH à l’étiage de ce qui s’exhibe sous le nom dieu, commun à tous les dieux et idoles en tous genres.

Jésus de Nazareth souhaite, s’adressant à  – qui ? Notre Père ? qui est-ce ? : « Que ton nom soit sanctifié ». « Sanctifié » signifie posé comme vénérable par une dignité singulière, une mise à part, l’élévation à un statut inviolable. Si le nom doit ainsi être protégé des abaissements et des confusions, est-il déraisonnable d’imaginer que le Nararéen invite alors à séparer le nom de son « père » (qui est le nôtre)  de cette dégradation par nivellement avec tous les autres dieux, toutes les autres idoles – que facilite l’usage commun du nom commun « Dieu » ? [16]

*

[1] Voir dans ce journal l’entrée « Je suis », du 24 mai 2021.

[2] Ex 3.

[3] T. Römer, L’invention de Dieu, Seuil 2014, rééd. « Points » 2017, p. 42.

[4] Ex 3, 6. Trad. Nouvelle Bible Segond (NBS).

[5] La Bible, éd. Bayard 2001, rééd. 2005, p. 133.

[6] L’ouvrage de T. Römer cité ci-dessus y insiste attentivement.

[7] Selon l’ordre du montage qui est devenu canonique : la recherche a montré que la chronologie de l’écriture, bien que discutée dans le détail, ne correspond pas à cette succession fixée par la tradition.

[8] 3, 10 (NBS).

[9] 3, 13 (NBS).

[10] Graphisme de la traduction Chouraqui, DDB 1989.

[11] Lemaitre de Sacy ; Bible de Jérusalem.

[12] NBS.

[13] TOB.

[14] Bayard.

[15] 3, 14 (NBS modifiée).

[16] Je sais bien qu’en d’autres circonstances Jésus emploie le terme « Dieu », mais, me semble-t-il, souvent avec une certaine parcimonie, comme au sein d’une citation. Pas toujours, mais souvent.

23.05.21

Le verbe être, conjugué à la première personne du singulier, donne lieu en français à toutes sortes d’emplois non concernés par la discussion ci-dessous. Par exemple, la fonction d’auxiliaire dans des participes passés : je suis venu. Ou bien la construction de formes passives : je suis renforcé, je suis affaibli. Ou l’usage d’adjectifs, souvent d’origine verbale (pas tous), qui confèrent au sujet un caractère observable : je suis habillé, je suis couvert de poussière, et donc je suis tout gris. Enfin, la question qui va être abordée ne touche pas non plus l’attribution au je d’éléments objectifs, administratifs par exemple : je suis électeur dans tel arrondissement. Sera seulement visé ici l’emploi du je suis, quand il  veut définir une caractéristique profonde, un trait d’essence du je, comme dans : je suis juif, je suis homo ou hétéro sexuel, je suis marxiste, je suis chrétien.

Depuis longtemps j’éprouve une forte réticence à user, à mon propos, de cet emploi du verbe. Une fois passés les premiers enthousiasmes de l’adolescence finissante ou du jeune âge adulte (la joie ressentie à dire « je suis communiste » lorsque j’ai adhéré au PCF en 1965, à dix-neuf ans – joie d’acquérir une identité, que précisément je veux ici mettre en cause, malgré ma tendresse pour de tels souvenirs) j’ai été conduit, de façon intuitive, à refuser de me dire, par exemple, homo ou hétérosexuel, mais c’est sans doute un peu plus qu’un exemple. D’ailleurs, cette réserve ne concernait pas seulement le fait d’osciller entre les deux champs érotiques ainsi définis, puisque je rechignais tout autant, et rechigne encore, à me reconnaître dans un « je suis » bisexuel. Bien sûr, il y avait des accommodements : je n’ai jamais refusé de répondre « je suis juif » à une question sur cette désignation, et pas seulement par une provenance familiale incontestable, mais parce que le flottement dans la réponse m’aurait paru exprimer un déni de solidarité avec les victimes des furies nazies ou vichystes. Je dis aussi, sans hésiter, « je suis français », pour constater une identité légale. Jamais pourtant, jusqu’à ce jour, « je suis chrétien ». Dans ces divers cas, le discernement souhaité devant l’emploi de la forme « je suis » ne traduit aucune faiblesse de ma relation au judaïsme, à la France, à ce qu’on appelle « homosexualité » ou aux paroles du Nazaréen, attachement tout au contraire intense [1]. C’est d’autre chose qu’il s’agit.

Je refuse de dire « je suis » quand la formule fixe une donnée d’essence, parce que je ne pense pas que l’essence convienne à ce que pointe le pronom « je ». Le célèbre « Je est un autre » de Rimbaud [2] a marqué cette dissociation, que j’approche autrement. Je n’apparie pas le « je » à une identité. À mes yeux, l’identité ne convient pas au sujet (au moins grammatical, et au moins pour cette personne), elle est objective. Elle requiert l’accusatif (moi), très souvent accusateur, ou défenseur devant la charge d’une accusation dont il est l’objet. « Je » dit et produit autre chose que cela. Argument analysé par de nombreux auteurs, comme Paul Ricœur dans Soi-même comme un autre [3], où il reconnaît à sa recherche de multiples dettes. Si donc le « Je » se croit identité, c’est par une proclamation, une requête, dont l’énergie alimente la formation de son image [4].

Assez récemment, la chose m’a paru s’éclairer un peu à l’occasion d’une petite contribution [5] apportée au débat infini que nourrit depuis des millénaires la lecture du célèbre épisode [6] où Dieu répond à Moïse, quand celui-ci l’interroge sur son nom : Je suis celui qui suis, ou bien je suis qui je suis (on connaît diverses autres traductions, en particulier au futur [7]), et plus encore lorsqu’il réplique, à Moïse qui veut savoir que répondre sur le nom de son mandant : « Tu répondras aux Israélites : je suis m’a envoyé vers vous ». Je reviendrai, sous peu je pense, à ces formules à propos de l’affaire du nom de Dieu. Je les aborde aujourd’hui par une autre face – comme on escalade une montagne par une face sud ou nord [8]. Pour l’instant, j’en tire seulement ceci : la conjugaison de l’être à la première personne appartient en propre à ce que nous désignons comme « Dieu ». C’est-à-dire – puisque je suis rétif à l’emploi de ce nom commun (dieu) pour désigner ce dont il s’agit par exemple dans le tétragramme YHWH – que cette jonction de l’être avec la personne (et surtout la première) n’a sa juste place qu’au point focal de nos projections où s’ouvre la question « Dieu ». Ce qui rend monstrueux de se l’attribuer à soi-même. Si Dieu peut dire, avec justesse, je suis (et plus encore : je suis exactement cela, le fait de dire « je suis ») alors user de cette formule pour soi-même signale une monstrueuse prétention à occuper la place de « Dieu ». Hors cette place, l’être n’est pas une catégorie qui convient à la (première) personne.

Selon cette hypothèse, seul « Dieu » pourrait dire « je suis » – puisque, en quelque sorte, c’est là son nom propre, celui dont il conseille à Moïse de se servir pour répondre à la question du nom. Mais comment défendre une telle vue, quand on répugne à consigner une réalité nommable, et de surcroît personnelle, sous le nom « Dieu » ? Là gît le nœud de l’affaire. Admettons en effet que la figuration personnelle de « Dieu » soit bien une projection, et même une fabrication (une fétichisation) humaine. Dans mon esprit, on l’a compris, ce caractère concerne non pas ce qu’elle voudrait désigner, la transcendance que le nom « Dieu » vise (et manque) [9], mais le fétiche capturant son excès dans la figure close, et humaine, de la personne. Dans ce cas, si « Dieu » nomme bien cette projection, alors la jonction entre l’être et le je, qui lui revient en propre, appliquée à quiconque, et singulièrement à l’énonciateur d’un quelconque discours, est une image projetée elle aussi. Elle ne l’est pas dans les emplois bénins évoqués au début, mais se forme, comme sur un écran, lorsque l’affirmation soutient une prétention à l’identité. Le modèle d’un être personnel, ou d’une personne pouvant dire en toute légitimité « je suis », fétichise l’usage du sujet (grammatical). Aucun humain ne peut dire à bon droit « je suis », dans cet emploi essentialiste et identitaire, parce que l’être et la personne (subjective) ne s’accordent pas ensemble, ils ne relèvent pas du même ordre de l’expérience – et ne se rejoignent qu’au point de cette projection, à l’infini, où le nom de Dieu inscrit sa prétention, et son échec. Donc, dire « je suis » pour s’attribuer un trait d’essence, une caractéristique fondamentale (juif, homo ou hétérosexuel, marxiste, chrétien) exprime une pétrification, une statufication auto-idolâtrique qui, pour être banale, n’en assume pas moins une petite monstruosité.

En d’autres termes, pour ce qui nous concerne, « je » signe un acte, une opération, et ne désigne pas une nature. « Je » pointe une entrée dans le discours de l’expérience comme sujet, marquée par l’usage grammatical du pronom. Cette entrée (au sens des « entrées » de clown [10]) ne relève pas de l’attribution d’une essence. L’opération qui leste d’un être le pronom je écrase l’acte de la subjectivation sous l’image identitaire. Je ne « suis » pas ceci, ou cela : je fais, j’aime, j’essaie de vivre, j’interroge et m’interroge, j’avance ou je recule, je travaille mon histoire, mes devenirs, mes fidélités (au judaïsme, à la France, à des appels qui soulèvent ou à une certaine noblesse d’Eros). Et si parfois je me regarde dans un miroir et m’exclame, fier et inquiet : c’est moi !, ce passage à l’accusatif survient au moment exact où je cesse de faire, d’aimer, de bouger – de vivre [11].

*

[1] Cf. D. G., Trois soulèvements, Judaïsme, marxisme et la fable mystique, Labor et Fides 2019.

[2] Lettre à Paul Demény (dite « Lettre du voyant »), 15 mai 1871.

[3] Seuil, 1990.

[4] T. Dommange, « Le Miroir identitaire », Lignes n° 18, 1993.

[5] Prédication à l’Oratoire du Louvre, 27 novembre 2016, Oratoire 27 novembre 16

[6] Exode, 3

[7] Cf. T. Römer, L’Invention de Dieu, Seuil 2014, rééd. « Points » 2017, pp. 42-43 et suiv.

[8] Cf. A. Girin dans A. Girin et D. Rosé, Olivier Rabut, Un prophète méconnu, Golias Éditions 2021, p. 15.

[9] Et qu’à la différence de Feuerbach je ne tiens pas, elle, pour un fruit de l’imagination des humains.

[10] T. Rémy, Entrées clownesques, L’Arche, 1962.

[11] Je ne vise pas spécifiquement l’instant supposé de la mort, mais le blocage, dans le cours de la vie, du vivant et de la vitalité, son gel, sous la pression de l’image auto-idolâtrique. Je reviendrai sur la mortalité effective dans une (prochaine ?) contribution.

19.12.20

1.

Hier, lisant André Néher, j’ai été surpris de percevoir un changement dans ma sensibilité au thème de l’alliance. J’étais plongé dans L’Essence du prophétisme, ouvrage que m’avait signalé de longue date l’attention que lui portait Lévinas. Le livre date des années cinquante (1958 ?[1]) et a été souvent réédité, sous le titre malheureusement aplati de Prophètes et prophéties que les éditions Payot revendiquent comme « modernisé », « avec l’accord de Renée Néher, veuve de l’auteur ». Le copyright Payot datant de 1996, je suppose que la substitution a eu lieu à cette date. André Néher, mort en 1988, était né en 1914 à Obernai, dans l’Alsace allemande. Professeur à l’Université de Strasbourg, il a émigré en Israël en 1967 et enseigné à l’université de Jérusalem, ville où il a fini ses jours. L’effacement du magnifique titre initial est triste, mais il a peut-être permis à l’ouvrage de rester disponible en édition de poche. Le nouvel intitulé lui donne l’allure d’une synthèse didactique, alors que l’ouvrage développe une réflexion de grande profondeur, interprétant plusieurs aspects fondamentaux de la culture hébraïque, telle qu’un esprit informé pouvait la percevoir à la fin des années cinquante. Je soupçonne, à la lecture d’une seconde préface datant de 1983, que l’évolution ultérieure de cet auteur remarquable l’a conduit à infléchir sa pensée, sous l’effet des événements de l’histoire mondiale qui ont motivé son transfert en Israël. Il serait intéressant de documenter plus précisément cette séquence d’un itinéraire de pensée, et de vie.

Dans le livre, deux phases de la réflexion m’ont paru rencontrer, de façon imprévue, mes interrogations récentes. Tout d’abord le chapitre II 1[2] associe et distingue les catégories bibliques de « l’esprit » (ruah) et de « la parole » (davar). Néher refuse de les séparer, comme a fait, dit-il, une certaine exégèse selon laquelle la Bible hébraïque manifeste un abandon progressif du premier au profit de la seconde[3]. Cette évolution, qu’il récuse, témoignerait du passage d’un prophétisme « magique » (inspiré, extatique) au prophétisme de la grande époque biblique, plus rationnel. Néher veut montrer que les deux traits restent associés tout au long de cette histoire. Néanmoins il admet une inflexion, une mutation, non pas chronologique mais interne à l’expérience prophétique, laquelle dépasserait la seule dimension « spirituelle » ou pneumatique par l’avènement d’une « parole » divine, reçue et entendue.

Cette distinction me fait réfléchir. Qu’elle soit, comme il le pense, un trait spécifique du judaïsme biblique ou pas, elle m’importe. Pourquoi ? Parce que, transférée dans les catégories que je tente d’expérimenter ces derniers temps, elle donne ceci : une expérience « mystique » mue et s’ouvre à un sens articulé, formulé. Elle ne s’éprouve plus seulement comme transportée par un élan, dans une communication entre la vie humaine et quelque chose qui l’excède : elle conçoit cette vie, et ce lien, comme sensés, liés à l’expression d’un sens. Ici le caractère articulé de ce sens se met en jeu dans le modèle d’une « parole » attribuée au divin : le sens infini qui transcende l’univers n’est pas seulement vu comme une force, mais aussi comme un « logos », pour le dire en termes gréco-évangéliques[4]. Je ne sais pas si cette caractéristique est propre au judaïsme, même s’il l’a sans doute développée dans ses propres termes. Mais elle est de grande portée.

Pour le dire autrement : des humains perçoivent qu’un sens traverse la vie de l’univers, et formulent le caractère articulé, « logique » de ce sens[5] en attribuant au divin une « parole » ou des paroles, inspirées, reçues de lui par les humains. Cela implique-t-il nécessairement une instance, extérieure au monde humain, qui énonce ces paroles en dehors de toute bouche humaine ? Certainement pas. L’ouverture de cette dimension signifie plutôt, à mes yeux, que les humains qui ont formulé ces paroles – évidemment venues à l’histoire par du langage humain, porté par des humains – ont voulu exprimer qu’un sens excédait, débordait leur seule initiative. Ils ont tenu à manifester ce sens comme « reçu ». Comment comprendre l’invention – humaine – de ce modèle de réception ? On peut évidemment la référer au schéma, développé par Feuerbach, de l’illusion du divin, du renversement de l’expérience humaine dans la figure de la divinité. Cette proposition reste pour moi éminemment pertinente. Mais, plus précisément peut-être, l’invention de ce modèle veut foncièrement distinguer cette « réception », ou cette « entente », du processus de fabrication des dieux par les hommes[6]. La fabrication du divin répond à des besoins humains, à des « intérêts », au sens lévinassien du mot. Elle les exprime et les transpose. Alors que les « paroles », « reçues », transgressent ces intérêts, les débordent et souvent les mettent en cause. Des humains prononcent (ou écrivent) des paroles comme reçues, indiquant que la façon dont ces paroles se forment et se font lire ou entendre met en question le régime des intérêts, de l’inter-essement lévinassien, et donc l’espace clos de l’être, d’une manière dont la raison, l’arraisonnement de la vie par l’intérêt, ne leur permet pas de rendre compte[7]. Cette façon de recevoir-porter des paroles, où Lévinas pointe une caractéristique de tout psychisme humain, est désignée par lui comme « prophétisme ». Se faire l’énonciateur de ce que j’entends[8]. Quel est le régime de cette « entente » ? Sans en appeler à une origine magique non-humaine, on peut la lier aux modalités connues de l’inspiration, très présentes dans les commentaires de l’expérience artistique ou poétique, ainsi qu’aux approches psychanalytiques de l’inconscient et des rêves.

C’est la première thématique qui m’a frappé dans le livre de Néher, et que je transpose dans l’espace et le style de mes élaborations récentes.

 

13.02.21

2.

Le deuxième motif, au centre du livre de Néher, lui fournit son impulsion principale : c’est l’alliance, à proprement parler. Or, lisant l’ouvrage, je découvre qu’il éclaire une de mes préoccupations les plus insistantes de ces derniers temps. Si l’on admet, comme je le fais désormais, que le nom de Dieu a été posé sur la question du sens infini de l’univers (ou du sens de l’univers infini), alors l’alliance désigne le mystère sans fond du lien entre ce sens de l’univers et l’existence humaine. Une communication, plus qu’étrange, connecte ce qui parcourt et anime l’immensité du cosmos avec l’aventure, concentrée sur un point infinitésimal perdu dans cette immensité, qu’est l’expérience des humains sur la minuscule planète Terre. Cette attache s’exprime, entre autres, par le fait surprenant que l’univers soit lisible par les humains, qu’il puisse être découvert et pensé – dans l’élucidation de ses lois physiques, par exemple –, que donc en un sens il s’offre ou se présente aux consciences humaines, et que dans l’autre direction les humains soient aptes, et disposés, à en interroger la lisibilité[9]. Mais ce n’est évidemment pas la seule dimension de cette relation concordataire.

En tout cas on peut rappeler que, selon les écrits bibliques, l’alliance est conclue à plusieurs reprises, sollicitant des partenaires humains différents. Avec Noé au terme du déluge, elle engage l’humanité dans son ensemble, sans distinction interne. Avec Abraham, elle est (ré)établie comme déclenchement d’une « histoire » par naissance d’un « peuple » – je reviendrai avec attention, d’ici peu j’espère, sur cet aspect. Elle naît encore, par Moïse, comme libération de l’esclavage, dans l’expérience extra-ordinaire du désert, lieu simultané d’un exode, d’un affranchissement et d’une réception de la loi. Le sens de l’univers s’engage donc triplement (nombre provisoire) par le salut de l’humanité hors du naufrage naturel, par la constitution d’un groupe portant le message et le sens, et par l’émancipation qui en résulte, positive et négative : négative comme fuite et victoire devant l’asservissement, positive comme engagement dans un corps de normes. C’est une assez puissante énigme que ces épisodes légendaires soient racontés : mais c’en est une beaucoup plus forte qu’ils soient posés comme exprimant un accord entre le sens de l’univers et le sens des vies collectives des humains.

Entre les innombrables interrogations que ces récits soulèvent, j’en retiens ici une : le fait que ces alliances cosmico-génériques ou cosmico-historiques aient été conclues dans chaque cas avec, ou par, un individu, dans une vocation, un appel. Qu’il s’agisse de Noé, d’Abraham ou de Moïse – cela se renforcera encore, quand l’alliance sera renouée ou rénovée – c’est un individu humain qui reçoit la mission d’entendre l’appel et d’y répondre. Ainsi l’alliance engage, de façon initiatrice, une expérience humaine singulière, une histoire personnelle. Ce n’est pas la moindre de ses étrangetés : non seulement le sens de l’univers noue un lien avec la destinée des humains, mais celui-ci se fait entendre dans l’intimité d’une histoire personnelle, dans la vie de quelqu’un. Il y a peut-être là l’ouverture d’un champ de pensée. Car une relation s’y pose entre l’infinité de l’univers, son immensité[10], et l’élément de l’expérience biographique. Or, dans notre histoire et notre culture – et depuis Augustin au moins – le mode propre d’expérience de la biographie est celui de la profondeur, ou de l’intériorité. Mais l’immensité de l’univers et la profondeur intime sont hétérogènes. En images, on peut y voir la double figure du ciel et du puits. Il ne s’agit pas seulement de disproportion, l’humain dans l’univers étant micro ou nanoscopique par rapport à l’extension sans bornes de l’étendue cosmique. Au sein de l’humain, s’ouvre une autre sorte d’infinité que la démesure cosmique : celle, intérieure, de chaque expérience comme histoire personnelle, comme rapport à soi, et à plus profond que soi au fond de soi. Il s’agit là de deux infinis sans commune nature. Le mystère est alors celui du lien, de l’alliance conclue entre l’un et l’autre.

J’introduis une analogie, sans doute arbitraire et qui n’a que la valeur d’une comparaison. Kant a posé, dans une formule célèbre, l’écart entre ses deux sources d’émerveillement : le ciel étoilé au-dessus de moi, et la loi morale en dedans de moi[11]. Il n’y désigne pas seulement la disparité entre le ciel et la loi. Mais aussi celle qui sépare l’au-dessus de l’en-dedans. Par association d’idées, je la mets en rapport avec une autre hétérogénéité : celle de l’infiniment grand et de l’infiniment petit, méditée par Pascal[12]. Car, une fois exprimé l’étonnement devant l’inimaginable petitesse de la Terre au sein d’une infigurable immensité, il reste encore à plonger dans l’infinité qui se creuse, en chaque point de la Terre, dans chacune de ses parties, puis de ses particules, divisibles à l’infini dans un second cosmos au cœur de la petitesse. Il me semble possible (voici ma comparaison) de penser que ces deux infinités, l’infiniment grand et l’infiniment petit, ne soient pas seulement les segments d’une continuité spatiale, leur disproportion venant alors de la seule situation du regard humain entre l’une et l’autre. On peut aussi concevoir que ces deux infinis ne soient pas du même ordre. Ainsi, j’entends dire, sans rien y connaître, que la science éprouve la plus extrême difficulté à articuler deux modes de compréhension : l’un permettant de décrire et souvent de prévoir les mouvements du cosmos, l’autre adéquate à la structure intime de la matière[13]. Je lis, dans des ouvrages de vulgarisation qui semblent de bonne tenue, qu’on ne parvient pas pour l’instant à établir une synthèse entre ces deux modes de description de la réalité – pourtant physique dans les deux cas. Et je me prends à rêver, de façon assurément arbitraire, que l’articulation sera possible, non pas comme établissement d’une continuité entre ces deux pensées ou ces deux types de calculs, mais par assomption de leur hétérogénéité et compréhension de leur dissemblance.

Ce n’est là qu’une rêverie incompétente – peu en rapport avec l’hétérogénéité entre l’espace cosmique et l’infinité intérieure. Mais la comparaison m’aide à insister sur le fait que l’expérience humaine, dans sa radicalité individuelle, est d’un autre ordre que l’expérience cosmique. Et que, par ce fait même, l’établissement d’un lien, d’une correspondance, d’une alliance entre l’une et l’autre, à quoi invitent les récits bibliques, n’en est que plus stupéfiant. Or, ce nouage correspond à un trait de l’expérience elle-même. Car « nous » sommes avides de supposer un lien de sens entre le sens de l’univers et le sens de notre vie. Les textes bibliques font de cette exigence l’objet de multiples histoires. Mais, avec eux ou sans eux, de nombreux humains questionnent une telle relation. En tout cas, l’interrogation me tenaille.

J’en suggère une figure possible. Prenons l’exemple de la prière, ou de tout ce qui peut résonner avec ce terme. Un désir d’adresse, depuis le fond de la conscience humaine, se tend vers ce qui la dépasse ou la déborde dans l’ouverture du cosmos, et que bien des pensées, en particulier non-monothéistes, appellent « le ciel ». Pourquoi ? Pourquoi ne se contente-t-on pas de poser que le ciel existe, avec son sens éventuel, et que l’existence humaine suit son cours, avec sa logique possible, et veut-on, depuis la vie humaine, s’adresser au ciel, voire en recevoir les interpellations ? Cette nécessité pourrait se comprendre ainsi. Si je réfléchissais en disant : il y a le cosmos, et il y a l’expérience humaine, cette affirmation ou ce constat seraient posées comme émises depuis un site intermédiaire, neutre, entre l’un et l’autre. Trois espaces coexisteraient alors : celui du cosmos, celui de l’intériorité, et un troisième d’où pourrait s’observer le lien entre eux. Or, ce tiers-lieu n’existe pas. Il n’y a rien, d’accessible ni même de pensable, qui ne s’intègre dans le cosmos ou dans l’expérience d’un humain. Du coup, pour interroger le sens de leur lien, je ne peux que me placer dans l’un des deux – évidemment dans le champ de l’expérience individuelle. C’est-à-dire : je ne peux interroger ce lien qu’à partir de l’expérience humaine, en faisant face en quelque sorte au cosmos depuis mon intériorité. Cette interrogation, cette question adressée au sens (de l’univers, de ma vie, et de leur connexion), exprimée depuis la situation humaine vers le sens de l’univers ouvre à mes yeux le domaine de ce qu’on appelle la prière. La prière est la question, née dans le champ de l’expérience humaine, et adressée au sens de l’univers, ainsi qu’au sens de la relation entre le sens de l’univers et le sens humain de la vie, d’une vie. L’énigme de son adresse, de son orientation, de son interpellation, de son appel, tient à l’irréductibilité de ce face-à-face, que rien ne peut effacer, ou remplacer.

Depuis le bord ou la margelle, le regard peut plonger vers le fond. Mais du puits, on ne voit que le ciel.

*

[1] La réédition en poche ne comporte aucune référence à l’édition initiale, dont il faut déduire la date à partir de la préface de 1983, qui parle d’« un livre rédigé et publié il y a vingt-cinq ans ». A. Néher, Prophètes et prophéties, Petite Bibliothèque Payot 2004, p. 7, édition à laquelle se réfèrent les prochains renvois.

[2] Op. cit., pp. 101-129.

[3] Op. cit., pp. 120-123.

[4] Jn, 1, 1.

[5] Mais non pas étroitement rationnel, selon l’acception que récuse Néher.

[6] Cf. D. G., Trois soulèvements, Genève, Labor et Fides 2019, pp. 30-33.

[7] C’est pour moi une des portées de l’« au-delà de l’être » selon Lévinas. « Autrement qu’être », nourri du transfert d’un thème platonicien.

[8] J’ai souvent cité cette phrase : « On peut appeler inspiration cette intrigue de l’infini où je me fais l’auteur de ce que j’entends. Elle constitue (…) le psychisme même de l’âme. Inspiration ou prophétisme où je suis le truchement de ce que j’énonce. » Et tout le passage qui précède et qui suit. E. Levinas, « Dieu et la philosophie » (1975), in De Dieu qui vient à l’idée (1982) rééd. Vrin 1998, p. 124.

[9] L’interrogation sur cette relation a pris les formes les plus multiples dans l’histoire des pensées humaines. On la retrouve, par exemple (mais ce n’est qu’un exemple entre mille) dans la thématique heideggérienne de l’être-là (humain), seul étant où il y va de la question de l’être.

[10] C’est-à-dire son excès par rapport à toute mesure limitative – l’extraordinaire puissance de la mathématique humaine étant de formuler cette illimitation.

[11] Critique de la raison pratique, Conclusion, trad. F. Picavet, Felix Alcan, 1921, p. 291.

[12] « Disproportions de l’homme », Pensées, Brunschvicg 72, Lafuma 199, Sellier 230.

[13] Relativité et mécanique quantique, si mon information n’est pas trop boiteuse.

12.11.20

Dieu est une figure. De quoi ? Pas de quelque chose qui puisse être figuré, et dont il forme une représentation déplacée. Ainsi, le soleil peut-être une figure du roi : il y a un roi, et le soleil le représente. Mais ce dont Dieu est la figure n’a pas d’autre figure : c’est un objet de pensée, et de sensibilité, qui n’est pas figuré en dehors de cette désignation. À partir de ce constat, plusieurs attitudes sont possibles :

– on peut se résoudre à cette figuration indispensable, et la laisser peu à peu dériver vers la croyance en une désignation appropriée, en un nom propre, en oubliant son statut de figure ;

– on peut assumer résolument cette position figurale, en adoptant une forme de discours qui la rende toujours apparente : c’est le cas des usages du mot Dieu dans le discours poétique, comme mot poétique, comme métaphore, trope, et de son insertion dans des phrases ou récits qui en accentuent le caractère inapproprié – par une sorte de littéralisation appuyée, ouvertement intenable. Ou bien dans l’art :  Michel-Ange représente Dieu de dos (comme la Bible dit qu’il apparaît) en laissant voir ses fesses[1]. Le concept des fesses de Dieu a été rarement problématisé, pourtant Michel-Ange l’assume, dans une stratégie représentative dont on peut penser qu’elle a pour objet de rendre patent, incontestable, que ce dont il s’agit est une figure, un trope. C’est aussi ce que fait Goethe, lorsqu’il met en scène Dieu en discussion avec Mephisto[2] – ce n’est évidemment pas Dieu qui a dit, proprement, les mots qu’il lui prête. L’usage poétique de la figure surjoue la figuration, et la rend ouverte, avouée.

– on peut faire effort pour écarter la figure, en laissant vide, autant que possible, la place ainsi dégagée. Soit par le silence, soit par des stratégies de désignations dont la teneur figurale est faible : tétragramme imprononçable, concepts interchangeables et flous, pour autant qu’aucun ne prétende désigner proprement ce dont il parle.

D’autres positions de discours sont possibles : par exemple, celle qui consiste à tenter de faire jouer, le plus vivement possible, la tension entre le nom et, par exemple, « l’événement » qu’il abrite et qui le conteste[3]. Pour ma part, je pense qu’il est temps d’adopter, de façon résolue, la troisième attitude, en tenant à l’écart la figure de Dieu, sous ses diverses formes : images bien sûr, mais aussi concepts et surtout le nom, non pas pour oublier ce qui s’est cherché dans cette figuration, mais pour porter le regard et l’attention sur la place figuralement vide que la figure est venue recouvrir.

En ce sens, la position dont je cherche à me prémunir est celle qui consiste à poser le nom « Dieu » comme un fait linguistiquement acquis, et à s’interroger sur les prédicats qu’on peut lui associer – même lorsqu’ils sont les plus faibles, incertains, négatifs ou chancelants. Ma première précaution consiste à ne pas utiliser le nom « Dieu », sinon pour interroger son statut de figure.

 

13.11.20

Toute figure présente et voile. Elle présente, parce qu’évidemment elle offre à la vue. Elle voile, en couvrant le figuré par le figurant, la chose par le signe. En l’occurrence, que présente la figure de Dieu, la figure-Dieu ? Elle donne à voir, sous une forme visible (ou visible en pensée, ou nommable, c’est-à-dire visible dans la langue) que l’univers est traversé par du sens, que l’univers est sensé. Ce fait (que l’univers et sensé) habite l’expérience humaine, comme constat et comme désir. Mais les humains ne peuvent pas en rendre compte avec les catégories de leur pensée. Pourquoi ? Parce que le sens se présente aux humains, d’abord et de façon la plus accessible, dans une relation entre humains. Le sens, sous sa forme patente, est une donnée de la communication humaine. Alors, on peut relativement le comprendre : le sens s’établit entre un émetteur, un récepteur, au moyen d’un code, dans un contexte, à partir d’un contact, et dans un message. C’est, en tout cas, une opinion compréhensible. Or, le sens de l’univers déjoue plusieurs de ces critères : on ne lui trouve pas d’émetteur repérable, on en ignore le code, on doute de son contact, on met en question la lisibilité de son message. Le sens de l’univers déborde largement le fait de l’humain : il le précède et l’excède. Les constitutions animales avec leurs fonctions présentent un sens difficile à nier : des yeux induisant la vision, des organes digestifs assimilant une alimentation que les organes préhensifs ont permis de s’approprier – ou la peur donnant le signal de la fuite devant des dangers. Ce sont des conduites sensées. Or, la vie animale a précédé celle des humains : du sens s’est effectué hors de l’expérience humaine. Que l’organisation de l’univers réponde à certaines règles ou formes d’agencement ne dépend pas du fait que des humains les dévoilent, les formalisent ou les interprètent. Les « lois » qui structurent l’expansion de l’univers fonctionnent avant que les humains les comprennent : les planètes se meuvent avant d’être découvertes ou observées. Elles le font hors des sphères d’observation et d’interprétation des humains. Ainsi, le sens ou les sens qui traversent l’univers (ou : les univers ?) précèdent-ils et excèdent-ils leur réception ou perception par des organes humains. Et donc, ces données sensées (il faut utiliser avec prudence le terme de « données ») débordent le cadre de l’expérience humaine. Ce qui fait qu’elles outrepassent la structuration et la formalisation du sens accessible dans l’expérience humaine, et par là ne s’intègrent pas dans la saisie purement humaine du sens. Avec le sens de l’univers, les humains font l’expérience d’un sens qui déborde leur expérience du sens, comme phénomène humain. C’est à cet excès, et à son incompréhension, que le mot « Dieu » vient substituer une figure.

Ceci a été pensé et formulé depuis longtemps. Mais la figuration qui soutient le mot « Dieu » continue d’habiter la langue. Si on s’en réclame, on persiste (malgré les analyses les plus savantes, les plus inventives) à en parler comme d’une réalité, et comme d’un sujet (qui agit, pense, veut, ou souffre). Quand on la dénonce, on s’en prend à la croyance en un tel habitant (masculin) des sphères célestes, afin de poser qu’il n’y a de sens que de l’humain, et que seule l’humanité fait sens. Il faut donc, obstinément, continuer de mettre en question la figure qui sert de clé à ces fixations adverses – en interrogeant le sens qui déborde l’humain et lui arrive, sans qu’aucun Dieu-figure (donc : aucun Dieu) n’en garantisse la donation, ni ne se pose en moteur primordial de son mouvement.

*

[1] Au plafond de la Sixtine. Cf. Ex 33, 23.

[2] Faust I, Prologue au ciel.

[3] John D. Caputo, La faiblesse de Dieu (2006), Labor et Fides 2016, pp. 24-31.

12.10.20

Comme je l’ai indiqué dans le « chapeau » du fragment 1, le 10 octobre dernier, ces textes sont tous datés. Or, si je les publiais intégralement dans leur ordre chronologique, il apparaîtrait ce que je signalais le 11, c’est-à-dire l’alternance, presque régulière, entre des préoccupations historiques et politiques, abordées dans une discussion avec le marxisme, et des témoignages et réflexions nourris de théologie anti-dogmatique. Si je ne donne à lire, pour l’instant, que ces derniers, c’est parce que je n’ai pas encore renoncé, pour les autres, à la forme-livre. Je vais réfléchir, dans les temps qui viennent, à la publication qui leur convient le mieux. Les propositions y sont déjà assez développées et vont sans doute s’amplifier encore. Voici donc, ci-dessous, de nouvelles hypothèses, toujours dans le registre théorico-mystique (gardons le sourire).

 

02.08.20.

 

Enigme du sens. La question qu’on qualifie généralement comme théologique résulte, à mes yeux, de la position de trois affirmations concomitantes : a / l’univers a un sens ; b / ma vie a un sens ; c / ces deux sens sont associés par une relation. Je sais bien qu’on peut prétendre que l’univers n’a aucun sens, et que l’humanité seule le lui confère. Mais cette proposition me semble insensée, et intenable. Elle aboutirait à considérer que toute science est vaine, et toute pratique hallucinatoire. Je sais aussi que la seconde conviction (ma vie a un sens), plus douteuse, peut vaciller à de nombreux moments de l’existence : mais y renoncer conduit à la folie, à se taire devant le regard des enfants, et au suicide, brusque ou progressif. C’est la troisième affirmation qui ne se laisse pas entendre facilement. Il est très difficile d’admettre que mon existence, infinitésimale dans l’univers, puisse être liée à lui par une relation sensée, et que le sens de l’univers traverse ma vie, cependant que, plus difficile encore, ma vie engage l’univers.

C’est pourquoi ces affirmations se transforment souvent ainsi : Dieu crée le monde ; Dieu me crée ; et Dieu se soucie de moi, cependant que je peux me soucier de lui. Cette traduction s’explique. Nous ne savons pas comprendre l’idée de sens, sans imaginer une donation du sens, et à l’origine de la donation une instance donatrice, un donateur. Il paraît facile de rapporter le sens de l’univers, qui est patent, à quelque chose comme une personnalité qui l’a institué et dont la présence le soutient. À ceci près que cette figuration n’a, elle-même, plus aucun sens, si ce n’est de chercher désespérément une telle garantie. Le sens est historique, il se meut et se constitue dans l’histoire : et notre histoire est telle que l’idée d’une personnalité, aussi défigurée qu’on voudra, qui se tient au-dessus de l’univers pour lui conférer son sens n’est plus, d’aucune façon, concevable, imaginable, pensable. On va dire que c’est cela qui la pose : son inconcevabilité, son infigurabilité, son impensabilité. Mais cette parade bute sur un obstacle définitif : c’est que l’idée même de personnalité, à laquelle nombre de théologies tiennent tant, est elle-même une conception, une image, une figure. Dé-figurer totalement le divin, le priver de concept, d’image, de pensée, demande de l’abolir comme divin, et ne conduit à son propos qu’à se taire. Or les théologies sont parlantes.

Nous ne savons pas concevoir un sens qui ne procède d’une origine, alors que le défi de la pensée se trouve là. Le sens de l’univers (et celui de ma vie, et celui qui les lie) est patent, et pour l’essentiel indéniable, incontestable, avéré, d’une criante évidence – et néanmoins je ne sais pas comment l’assumer en tant que pensée. C’est tout le défi d’une « logique du sens », comme Deleuze a tenté de l’élaborer dans le livre qui porte ce nom. Si j’ai bien compris, son entreprise tient à essayer de délier le sens de tout ancrage dans la profondeur, et de toute institution par le haut, pour le faire tenir à de certains parcours de surface. Autrement dit : il s’agit d’écarter toute transcendance externe (le divin comme hors-monde), et toute immanence comme inscription dans la profondeur ou le tissu des choses. Le sens, ainsi pensé, n’est pas dans les choses, et donc pas im-manent au sens strict de ce terme. Mais il ne leur est pas non plus extérieur, posé en dehors d’elles, dans un autre ou un outre- monde. C’est à dépasser ce paradoxe que s’emploie le concept deleuzien de surface. Mais il n’emporte pas mon adhésion.

Pour recourir à un exemple, prenons celui de la syntaxe. Les normes de relations entre les mots qui fondent l’intelligibilité d’un énoncé (la possibilité de son sens) ne sont pas dans les mots. Aucun lexique ne permet de penser ni d’acquérir la syntaxe. Mais elles ne se tiennent pas non plus hors des mots. Impossible de formuler aucune règle syntaxique sans les mots, même cette sorte de mots allégés que sont les formules ou symboles logiques. La syntaxe (le sens) longe les mots, dirait Deleuze. Mais il faudrait, à mes yeux, renverser la position du problème. Au lieu de chercher à loger le sens dans les choses, ou hors d’elles, ou dans un entre-deux figuré par une image plus ou moins habile, il faut peut-être partir de ceci qu’il y a du sens. Le sens n’a pas d’origine en ce sens qu’il est lui-même originaire, qu’il est l’origine de toute origine pensable ou sensée, et c’est à partir de cette position fondatrice et axiomatique du sens que peut être élaborée une doctrine du dedans ou du dehors des choses. C’est peut-être ce que signifie la formule : « Au commencement était le verbe » (logos). Mais elle est énoncée sur le mode narratif. Un récit est toujours au passé, s’écrivaient Goethe et Schiller, ce à quoi on peut ajouter que tout passé est constructeur d’histoire. Dans ce mode narratif, la formule biblique dit que le sens est à penser comme un a priori, par rapport à l’existence des choses et de tout le reste, ce reste serait-il divin. Certes, le texte poursuit : « et le verbe était auprès de Dieu », mais précisément cette formule est seconde, elle intervient après la première, qui pose le commencement, ou bien l’a priori, du sens. Et le texte poursuit : « et le verbe était Dieu ». Alors, si le verbe est Dieu, pourquoi ajouter Dieu au verbe ? Pourquoi donner une figure divine au sens ? Sans doute pour répondre à l’appel des figures – dans le cadre d’une certaine histoire, d’un temps. Ce temps n’est plus le nôtre. Nous sommes appelés à tenir le sens comme sens, en refusant de l’étayer sur toute figure autre que le sens linguistique de son mot, et de la gerbe de pensées qu’il fait éclater depuis sa source.

 

03.08.20.

 

Le sens n’est pas dans les choses, et n’est pas hors d’elles. Un autre « lieu » sans lieu est tout de même requis par la pensée, pour catégoriser cette position doublement négative. Une hypothèse, très attractive pour moi, est celle de Levinas, qu’il n’applique pas directement au terme « sens », mais qui lui convient fortement. S’il y a, disons, l’être et le sens de l’être, il faut résister à toutes les inclinations qui portent à désigner le sens de l’être comme un autre être, et même comme un être autrement. Non pas être autrement, dit Levinas, mais autrement qu’être. C’est une autre position que celle de l’être, très difficilement tenable, mais dont il ne suffit pas de la loger dans l’indicible ou l’impensable pour s’acquitter de la question qu’elle nous adresse, et de la responsabilité qu’elle nous assigne. Je suis assez porté à consentir, au moins de façon instrumentale, à cette stratégie : il y a de l’être, et il nous faut penser aussi un autrement qu’être. Si le transcendant a un sens quelconque, c’est assurément d’une façon qui ne le contienne pas dans une région de l’être, dans le statut d’un existant à côté des autres existants. Le sens (de l’être, ou d’autre chose) demande bien un déplacement de cette sorte : le sens de l’être n’est pas dans l’être, mais il n’est pas non plus hors de lui, comme un autre être qui le côtoierait. Le sens de l’être, pour adopter un instant cette terminologie, demande à être pensé sous une autre modalité que celle d’une pensée de l’être.

Mais on peut aussi revenir à l’autre schéma ci-dessus, plus simple, et qui me semble opératoire. Le rapport entre les choses et leur sens peut être pensé de façon analogue à celui qui associe les mots et la syntaxe. La syntaxe n’est pas dans les mots. Elle peut être marquée dans les mots, mais en tant que syntaxe, elle n’y est pas contenue : seulement désignée, signifiée, indiquée. Et cependant, il n’y a aucune syntaxe hors des mots. La syntaxe n’est pas un espace qu’on pourrait loger en dehors de mots et à côté d’eux. Elle est tout entière à l’œuvre dans les mots, ou n’est rien. De sorte que la distinction qui s’impose ici est celle des mots et de la syntaxe, comme celle des choses et du sens des choses. Et donc, pas du tout, celle des mots et des choses (les mots sont aussi des choses, sans contestation possible) ni entre les mots et le sens des mots – sauf à considérer, ce dont je ne suis pas loin, qu’il n’y a de sens que syntaxique, et que l’attribution d’un sens à un mot isolé n’a aucun sens. Même le modèle paradigmatique est tributaire du primat de la syntaxe : on ne peut poser aucun paradigme sans insertion dans des syntagmes construits.

Un certain rapport lie sans doute cette distinction à celle qui pose le statut singulier des événements, ou des actes. Aucun sens ne peut se produire, advenir, sinon comme événement. On sait que Goethe, discutant la formule biblique (ou la faisant plutôt discuter par son Faust, ce qui est autre chose) pose qu’au commencement était l’action. Mais le Verbe, en son sens verbal au moins, est bien cela : tout verbe est un verbe d’action, même (comme l’infère Levinas) le verbe être, qui désigne assurément non pas un état (ce ne serait pas un verbe, mais un substantif), mais l’acte d’être. C’est aussi l’opinion de Claudel. Et c’est ce qu’à sa façon n’a cessé de chercher Heidegger : l’événement d’être, l’être comme événement – à la condition d’entendre être, non pas comme l’être précisément, ce qui le substantive, mais comme verbe être. C’est donc être, le fait ou l’acte d’être, qui fait événement, et donc qui fait sens (si l’on fait sienne, ce qui n’est pas mon cas, cette stratégie de nomination et de verbalisation).

Le sens d’être est action et événement – et donc s’il y a un sens de l’univers, c’est ce qui dans l’univers fait événement, ou action, et l’écarte de la position d’être simplement ce qu’il est. Bergson aussi le cherche sous la catégorie du nouveau. Je mélange tout ? Mais dans ces pensées c’est une même enquête qui travaille : comment il se peut qu’il y ait, non seulement des choses, mais un sens des choses. Non seulement l’univers, mais un sens de l’univers. Non seulement ma vie, mais son sens. Et, plus abyssal que tout : non seulement l’univers et son sens, ma vie et son sens, mais l’idée abyssale qu’un sens puisse réunir ces deux sens dans une articulation déterminée. La théologie le dit lorsqu’elle pose : qu’un Dieu a créé le monde, et le porte ; qu’un Dieu m’a appelé à l’existence, et me regarde exister ; et, mystère des mystères, qu’un dieu (en charge d’un sens de l’univers) se soucie de moi et m’aime. Que donc il pourrait y avoir une corrélation entre le sens de l’univers et celui de ma vie, auquel l’univers pourrait n’être pas indifférent.

Mais, simplement : il faut avancer vers cette pensée, en se refusant de la cautionner par la figure (la petite statuette anthropomorphe) de toute personnification, fût-elle seulement grammaticale, d’une transcendance. Ce pourquoi il vaut mieux tenir à distance le Dieu, les dieux, et leurs adjectifs dérivés.

 

11.10.20.

En découvrant ces fragments (dont la publication a été présentée dans ce Journal le 10.10.20) j’aimerais vraiment, comme par un souhait enfantin, qu’on se souvienne que ma « réflexion », pour employer ce terme emphatique, circule sans cesse entre deux pôles. L’un (faut-il le dire : diurne ?) que je peux associer au nom de Marx, et à un certain héritage de la pensée et de l’histoire qui ont porté sa marque[1]. Héritage paradoxal, contradictoire, marqué par exemple ces derniers temps, à côté de la lecture poursuivie du Capital, par celle de l’extraordinaire collection de récits que constitue La fin de l’homme rouge, de Svetlana Alexiévitch – dont ma fréquentation a rejoint, bien involontairement, l’actualité la plus directe[2]. L’autre pôle, que selon le texte ci-dessous l’on pourra penser nocturne, est lié à la théologie chrétienne la plus antidogmatique et critique, dans la tradition dite libérale, en un sens très particulier du mot. Chacun de ces aspects de mon travail ou de mon itinéraire (comme ces formules sonnent pompeuses à mes oreilles …) ne peut, me semble-t-il, être approché sans l’autre.

 

01.07.20.

Lorsque, chaque nuit, sans aucune exception désormais, je tente de m’ouvrir à quelque chose qui me traverse et me dépasse, faut-il penser que je prie ? Si prier désigne l’interlocution avec quelqu’un, alors non, sans aucun doute, je ne prie personne. Et pourtant.

Un de mes meilleurs amis, de ceux dont l’existence fait de la vie une grâce, très imprégné de la foi catholique de son enfance, qu’il a peut-être relativement « perdue » (mais avec délicatesse, attention, intelligence et fidélité), se souvenant de ses ardeurs de début de nuit lorsqu’il était encore adolescent, me demande de façon pressante, engagée, avec une certaine ardeur, voulant entrouvrir la porte de mon mystère : « mais, dans ces moments, est-ce que tu es seul ? ». Je ne sais pas exactement répondre. Non que je prétende sentir une présence – « prie ton père qui est dans le secret, et ton père, qui voit dans le secret, te le rendra[3] » – en aucune façon. Je ne me représente aucune présence qui me côtoie, et paternelle encore moins, et pourtant je ne suis pas insensible à ce verset, comme à tant d’autres, et à l’idée que quelque chose habite le secret, mais ce n’est pas une présence, et personnelle encore moins.

Alors, quoi ? Pourquoi dis-je : « et pourtant » ? Et en effet je le dis, et ne peux pas répondre simplement non, je suis seul. Pourquoi cela ? Pour cette raison qu’il y a une différence, nette, entre ces temps où je tente de m’ouvrir à quelque chose qui me traverse et me dépasse, et d’autres temps, où je suis dans la nuit sans le tenter. Simple autosuggestion, alors ? Mais avec cette réserve qu’elle ne me suggère rien, aucune réalité figurée, dont je me représenterais plus ou moins le côtoiement, aucune présence si ce n’est celle, dehors, incontestable, de l’univers infini (ou des univers infinis), et ceci n’a rien d’une suggestion, c’est une observation, un sens du réel. Aucune autre profondeur que celle qui m’engouffre au-dedans de mon intériorité, où je ne trouve précisément aucune agitation intérieure, aucune figure même obscure, mais plutôt, comme disent des bouddhistes et aussi Maître Eckhart, le mouvement d’évacuation de toute figure et de toute agitation.

Et ceci a une réalité, en quoi je m’engage chaque nuit. Et lorsque je m’y aventure, je suis plus heureux, plus en paix, que si je ne m’y engage pas. Il arrive que j’écoute, me le disant moi-même, ou pas, le texte de la prière enseignée dans Mt 6, 9-13[4], et que je la fasse suivre, ou précéder, ou pas, de celle qui ouvre le célèbre discours, en Mt 5, 3-10[5]. Et je suppose que je vais écrire là-dessus, un jour ou l’autre, mais il est bien certain que je ne me figure aucun Père à qui ces versets s’adressent – même pas un père obscur, sans figure – et que je circule avec circonspection dans ces bonheurs[6] dont plusieurs me paraissent douteux. Mais je le fais. Et je me sens plus heureux, ou en paix, que si je ne le fais pas.

Il se joue sans doute quelque chose qui a du sens dans le fait que la prière dont il s’agit alors (car les deux textes sont des prières) n’est pas un discours émanant censément de moi-même, pour s’adresser à quelqu’un d’autre, issu de ma profondeur ou de mon invention subjective, mais qu’il s’agit d’une citation. J’ai la faiblesse de penser que ce n’est pas vrai de mon seul cas, dans ces seuls moments. Peut-être la prière n’est-elle pas exactement le discours d’un cœur qui s’ouvre et se livre, comme on la présente fréquemment, mais le parcours d’une âme qui refait le chemin indiqué par un ou une autre en traversant ces mots qui lui sont livrés. Ce qui fait que la prière est si souvent de nature poétique : ainsi les psaumes. Car ces mots sont et livrent une figure de l’événement qui a lieu, figure qui se donne sous la forme et l’image d’une relation entre deux personnes, l’une qui parle et l’autre qui écoute. Et l’acte de la prière, dans ce cas ou cette hypothèse, n’est pas seulement figural par le contenu de ce qu’il énonce (par exemple : notre père, et tant d’autres choses sur quoi je reviendrai sans doute à propos de ce poème unique, après tant d’autres qui l’ont lu et repris), mais il est aussi figural en tant que forme de discours : qui se donne comme citation, citation poétique, d’une élocution qui dans sa nature première n’a jamais lieu.

Et il se produit ceci : lorsque j’effectue cet acte (citationnel, figural, incrédule, sans personne qui l’écoute), je me sens plus en paix, plus heureux que lorsque je ne le fais pas. Autosuggestion si l’on veut, à la condition qu’on intègre à son modèle qu’elle ne suggère rigoureusement rien que sa propre effectuation, qui n’est pas une suggestion, mais un acte.

*

[1] Cf. le texte « Avec », dans ce Journal le 8.10.20. D’autres, rédigés depuis peu, devraient y entrer prochainement.

[2] S. Alexiévitch, La fin de l’homme rouge, Actes Sud 2013. On sait que cette écrivaine, prix Nobel de Littérature 2015, de nationalité actuelle biélorusse, est fortement impliquée dans le mouvement qui soulève ce pays, et se voit aux prises avec les intimidations et menaces du pouvoir en place à ce jour.

[3] Mt 6, 6.

[4] Connue comme le « Notre père ».

[5] Le « Sermon sur la montagne » s’ouvre par les « Béatitudes ».

[6] Le terme traditionnel « Béatitudes » est traduit, plus simplement semble-t-il, par « Bonheurs », par exemple dans la Nouvelle Bible Segond, Société Biblique Française 2002.

10.10.20

J’entreprends de transférer dans ce Journal public divers éléments qui faisaient partie d’un travail engagé à la fin du printemps (c’est-à-dire à l’interruption du premier confinement) et poursuivi jusqu’au début de l’automne. Il se trouve que ces fragments sont tous datés, et que j’ai plus d’une fois pensé, à l’époque, les intégrer à ce Journal. Ils me semblaient y trouver leur destination spontanée. Et puis je les ai mis en réserve. Je ne crois donc pas les dénaturer en les présentant ici. Ils s’apparentent, par leur forme et leur ton, à ce que j’ai engagé dans cette rubrique depuis plusieurs années, et à quoi j’ai sans cesse le souhait de revenir. Si j’en ai interrompu la publication depuis quelque temps, c’est parce que je me suis concentré, dans la même période, sur la forme-livre. Mais j’aperçois peut-être aujourd’hui la possibilité que ces deux modalités de livraison au public correspondent à deux ordres de préoccupation différents. Nous verrons si l’avenir le confirme. Si c’est bien le cas, le fragment ci-dessous, et les autres à venir, sont bien à leur place dans ces colonnes.

 

26/06/20.

Dire divin est une tentative de qualifier le sens inconnu qui parcourt l’univers. Mais à ce sens, le nom propre de Dieu ne convient pas, ou plus, ni le nom commun dieu ni l’adjectif divin qui s’y rapporte. Le nom Dieu ne convient pas, parce qu’il désigne une personne, et que la personne est un modèle trop étroit pour ce sens infini. Et il est une espèce d’emphatisation, par réduction à l’unité, de la figure des dieux qui ne peuvent se montrer adéquats au sens infini inconnu parce que les dieux sont des fabrications humaines, des statuettes (quelles que soient leurs dimensions) taillées par les mains humaines pour répondre à des convenances et besoins. La Bible ne cesse pas de le dire : le défaut de nature (d’origine, de provenance) qui pèse sur les dieux tient à leur mode de confection, de façonnement par les humains qui veulent, en le capturant, se détourner de l’effroi que représente le vide de figure auquel le sens inconnu les confronte. De cette projection imaginaire, par fixation sur une image taillée, Feuerbach après Kant a donné la compréhension à peu près définitive : il n’est que de voir comment presque tous les théologiens postérieurs se débattent avec L’Essence du christianismequi s’attache à leurs doigts comme un papier collant, sans qu’ils puissent jamais s’en défaire. Et les meilleurs en reprennent le schéma structurant, pour opposer aux dieux-idoles fabriqués un Dieu absolument transcendant à toute fabrication. Mais le papier colle, et le modèle divin des statuettes colle à Dieu sans qu’on puisse l’en détacher. Parce qu’il en désigne l’origine et la constitution primordiale.

Et l’idée de personne ne suffit aucunement à l’en émanciper. Les petits dieux de la mythologie étaient des personnes : bien sûr, façonnés avant les élaborations modernes des concepts de la personnalité, mais portant tout de même la frappe d’origine de la personne humaine, qui leur fournissait leur modèle, leur patron explicite. Les petits dieux des fables mythologiques empruntaient leur type aux individualités humaines, dont ils reproduisaient tous les traits, parce que l’expérience humaine ne connaît rien de plus élevé que l’humain pour désigner le sens le plus haut qui peut animer l’univers. Le figurer comme une chose, ou un animal, semblait le doter de moins de dignité, de capacité d’élévation. La hauteur est une dimension de l’expérience humaine, liée à la station debout. Et c’est pour gratifier les dieux de cette hauteur que les humains l’attribuaient aux dieux, en la faisant monter par extension jusqu’au ciel. La station debout est une expérience d’élévation dont les humains portent la trace et le souvenir dans leur accession à la marche, qu’ils voient se reproduire chez les enfants après la période de station couchée, assimilable à la terre (ou à la mer), puis celle de la locomotion à quatre pattes, qui se présente comme un analogue de la condition des animaux « supérieurs ». Le mouvement de l’élévation vécu par les humains dans leur premier âge est une figure du mouvement qui mène de la nature terrestre ou marine vers l’animalité développée, puis vers l’humanité debout. Les humains n’ont pu concevoir, à juste titre, le sens infini qui parcours l’univers que comme faisant signe vers une élévation encore supérieure, figurée par le ciel mais dont le modèle ne pouvait être assumé que par des emblèmes surélevés de la personne. Et comme il a bien fallu admettre que ces petites humanités imaginaires transposées ne portaient que trop les limites de la condition des humains, et les traces de leur fabrication littéraire comme les statues portent celles de leur façonnage, il a été entrepris de les affranchir de ces marques, de les épurer, de les délaver de toutes les couleurs d’humanité déterminée, mais sans se résoudre à les dévêtir du vêtement des vêtements : la personnalité elle-même, de peur sans doute de voir apparaître ce que cache le divin dans sa nudité et son vide : le sens inconnu et infini dont tout l’univers est transi.

L’heure, annoncée de longue date, est venue de s’en laisser transir. Et de ranger la personne divine au rayon du musée où elle côtoie les statuettes, avec leur beauté, leur grandeur saisie dans leur petite taille, et les innombrables Tours de Babel littéraires indéfiniment édifiées pour tenter d’en atteindre, au ciel, la hauteur sans mesure.