Une préface (abandonnée)

8. 10. 2020. En formant le projet d’un nouvel ouvrage, il n’a pas été rare que j’en rédige une future préface. Un tel texte est vite délaissé : le livre change de contenu, et une fois mis en route, voire mené à bien, les termes d’une préface, s’il en faut une, deviennent tout différents. Néanmoins ce pré-texte a eu souvent pour vertu de clarifier devant moi les préliminaires du travail, la façon dont se présente son engagement. C’est le cas des pages ci-dessous. Elles ont été rédigées avant l’entame d’un nouvel essai. Celui-ci a été rédigé en partie, puis interrompu pour un autre livre, maintenant écrit. Le moment vient alors de reconsidérer le travail suspendu : et la préface tombe. Mais si elle se détache du livre, comme des feuilles d’un arbre, elle conserve à mes yeux un intérêt, par ce qu’elle tente d’exposer comme méthode autant que pour l’hommage qu’elle rend à une figure importante, et pas assez reconnue, de la pensée d’aujourd’hui. C’est pourquoi je la propose aujourd’hui à la lecture.

Avec

(31.05.20)

Le projet de ce livre demande quelques éclaircissements. Pour y pourvoir, je commence par une analogie, qui comme toute comparaison, ne vaut que ce qu’elle vaut, mais me permet de rendre un hommage, et de reconnaître une dette.

Au début des années 2000, le philosophe français Lucien Sève a entrepris une vaste mise au point sur ses convictions philosophiques et politiques. Il avait alors soixante-quatorze ans. Le résultat, en quatre très forts volumes, porte le titre d’ensemble Penser avec Marx aujourd’hui[1]. Il en manque un (la deuxième partie du quatrième tome), que l’auteur n’a pas pu publier de son vivant, parce qu’il est mort le 23 mars 2020, au début de l’arrivée en France de la pandémie dont le nom, covid 19, nous est devenu si familier. Il avait quatre-vingt-treize ans. Par ce qu’il en a dit ou écrit, ou par ce que je déduis moi-même, il me semble comprendre que la rédaction de cet ensemble considérable (des milliers de pages) répondait à deux nécessités, ainsi qu’à une pensée. Au cours d’une longue vie de réflexion et d’action militante, ses analyses avaient évolué, et il sentait d’abord le besoin de d’une reformulation – première nécessité. La pensée se trouve explicitée dans le beau documentaire Les Trois vies de Lucien Sève[2], au cours duquel le philosophe suggère une thématisation de ses « trois vies », et une conception généralisable de la troisième. Après l’enfance et la jeunesse, première vie, puis la deuxième, maturité militante, Lucien Sève déclare avoir trouvé sens et plaisir à sa troisième vie, où sa retraite lui a permis de se consacrer à un développement créatif de ses conceptions. L’écriture de la tétralogie en est la traduction la plus visible. Il élargit alors ce constat à une proposition sur la vieillesse, dans nos époques d’allongement de vie et d’amélioration des forces tardives : après la période de travail salarié, s’ouvre un moment plus ouvert, plus libre, d’une créativité plus déliée, qui lui paraît avoir une valeur universalisable – il l’énonce comme proposition politique. Reste alors la deuxième raison, que j’ai laissée de côté. C’est parce qu’il ne la formule pas lui-même, et que je me permets, du fond de mon affection admirative, de l’énoncer en quelque sorte à sa place – on verra pourquoi.

Au moment où, septuagénaire, il entame cet énorme travail, Lucien Sève a derrière lui une vie très active et productive. Mais ce n’est pas faire injure à sa mémoire, bien au contraire, que de voir dans ce tableau, considéré à cette date, un ensemble assez composite. Pas tant du côté de l’action : il aura au bout du compte été membre du parti communiste pendant soixante ans (1950-2010), adhérant à la ligne de la direction sans faille visible jusqu’en 1984, militant reconnu, souvent mis en avant, et membre du Comité Central de 1961 à 1994. Entre 1970 à 1982, il est directeur des Éditions Sociales, expression éditoriale du parti, et à ce titre « permanent » de cette organisation, c’est-à-dire salarié par elle. Toutefois, une forte évolution se marque au bout d’un temps, puisqu’après une jeunesse résolument « stalinienne », comme il le dit lui-même, puis des espoirs dans une déstalinisation officiellement menée par la direction du PCF, il est amené à s’éloigner de la ligne dominante. Il participe, à partir de 1984, à la tentative de « refondation » du parti, ligne et groupe minoritaires qui connaîtront un échec, ce qui aboutira en 1994 à son éloignement des instances dirigeantes, puis à sa marginalisation, et enfin à son départ très tardif du PCF en 2010. Au moment que j’évoque (le début du millénaire), il en est encore membre, mais engagé dans une profonde critique de la ligne et des pratiques officielles. Ceci fait une évolution, mais ne rend pas compte de l’aspect composite dont j’ai parlé.

Il en va autrement du côté de ses travaux et recherches. Ils se déploient dans plusieurs domaines : auteur de nombreuses publications directement politiques, il tient à mener, au plus fort de ses activités militantes, son travail de philosophe au sens strict, qui se traduit par plusieurs ouvrages. Là, ses intérêts sont pluriels : histoire de la philosophie, théorie de la dialectique. Et il développe de profondes investigations dans un domaine particulier, qui lui tient à cœur : la psychologie. Sans doute lié à son intérêt précoce pour les questions d’éducation, cet axe de recherche se marque pendant plusieurs années par un long travail devant aboutir, après plusieurs reports, à la publication en 1969 de Marxisme et théorie de la personnalité[3], ouvrage très lu, beaucoup traduit mais, en un sens, longtemps méconnu. Puis, dans les années 80, il est nommé au Comité Consultatif National d’Éthique – où il représente sans doute la sensibilité communiste, et dont il reste membre pendant sept ans. Comme toujours et partout, il prend cette tâche très à cœur, travaille énormément, ce qui le conduit à des publications importantes dans le domaine la bioéthique. Philosophie générale, psychologie et théorie de l’éducation, éthique de la biologie, théorie de la dialectique, pensée générale du marxisme, tout ceci fait une œuvre considérable, mais dont je suis convaincu qu’à soixante-dix ans passés il trouve l’unité encore peu lisible. Ajoutons que, militant et dirigeant officiel, il est longtemps boudé comme philosophe, quand d’autres que lui sont vus comme figures majeures du marxisme – parfois pour tomber vite et de haut. Bref, autour du changement de siècle, je l’imagine éprouvant une insatisfaction sur la perception de son œuvre, pas seulement en un sens personnel, mais pour les combats théoriques auxquels il a voulu participer. Il décide alors me semble-t-il, avec une énergie et un courage peu communs, de se lancer dans une reprise et une réélaboration d’ensemble, d’une haute ambition – et de très grande ampleur. Je suis convaincu qu’aujourd’hui, avec ce travail énorme et de longue portée, il aura pu aboutir à ce que son apport soit complètement réévalué. Post mortem : oui, sans doute, c’est un peu triste. Mais on sent, dans ses interventions tardives, si fortes et communicatives, une claire impression d’avoir donné, avec cette troisième vie, un sens à tout son parcours.

*

Pourquoi diable ce long développement consacré à un homme qui, semble-t-il (l’avenir le dira) n’est pas appelé à constituer le principal objet du livre qui commence ? Ici intervient l’analogie que j’annonçais.

Avec vingt ans de moins que Lucien Sève, je me trouve aujourd’hui rendu exactement à l’âge qui était le sien lorsqu’il a entrepris ce gros travail, rétrospectif et prospectif à la fois. Et je fais, pour moi-même, le constat que je lui prête : j’ai beaucoup écrit, beaucoup produit, pensé dans des domaines très divers, et l’unité de cet ensemble de travaux – c’est-à-dire, au bout du compte, l’unité d’une vie – a toutes les raisons de ne pas bien apparaître. Théorie de la littérature, écriture littéraire. Pratique du théâtre, mise en scène et composition de pièces. Écrits sur la théorie du théâtre. Recherches en philosophie générale, de l’histoire et de la politique. Récits autobiographiques, sur la guerre d’Algérie et sur Éros. Hypothèses théorico-politiques sur Éros. Enfin théologie. Tout ceci dessine un paysage tout de même assez dispersé. Et je ressens un très vif besoin, le mot est presque faible, de ne pas seulement saupoudrer rétrospectivement cet ensemble de connexions et de liens, mais d’en penser le tout dans son unité ouverte.

C’est à quoi le présent ouvrage voudrait essayer de répondre. L’analogie, et au sens fort du mot l’exemple, que me montre Lucien Sève vient ici comme une aide puissante. Pour deux raisons, distinctes mais liées. La première est que la référence au « marxisme » – Lucien Sève s’éloignait un peu de ce mot – prend une importance considérable, et rénovée, dans la pensée que j’essaie aujourd’hui de construire quant à ce parcours, et à son inscription dans les temps où il m’aura été possible de vivre. De ce rapport à Marx, je suis conduit à penser que l’approche très originale menée par Lucien Sève a pour moi une valeur de plus en plus forte. Sève est un penseur difficile, par son décalage relatif mais net à l’égard des tendances les plus visibles, ou les plus bruyantes, des doctrines se réclamant de Marx, telles qu’elles ont occupé les dernières décennies. Certaines de ses intuitions et propositions, partielles ou très élaborées, qui paraissaient parfois trop peu intégrer des apports plus récents (qu’en vérité il connaissait et étudiait en détail) trouvent désormais à mes yeux, dans cet écart lui-même, une grande part de leur fécondité présente, et peut-être à venir. Je pourrais donc dire, au point où je me trouve, que j’entreprends de « penser avec Lucien Sève aujourd’hui », et bien sûr à travers lui avec Marx et quelques autres, tout en m’autorisant, comme on le verra, de sérieux déplacements par rapport à ce qu’il a (ce qu’ils ont) dit et fait. La deuxième raison est que la vie de Lucien Sève me donne le courage de me lancer dans cette longue entreprise, malgré tous les motifs de découragement qui pourraient y faire obstacle, et dont l’âge n’est pas le moindre. Mais il me faut ici dire un mot de la méthode que je crois être en train de voir se former pour cela, et pour laquelle à la fois je l’imite et m’écarte de sa route.

Dans le documentaire Les trois vies de Lucien Sève le philosophe fait visiter au cinéaste, et donc à nous, son lieu de travail personnel. C’est un bureau, d’assez petites dimensions semble-t-il, où il travaillait auprès et à côté de son épouse, Françoise, décédée au moment où la séquence est filmée – Sève a plus de quatre-vingt-dix ans, mais c’est un vieillard extraordinairement vigoureux et solide. Il montre les étagères de livres, bien ordonnées. D’un côté, les œuvres complètes de Marx, en édition allemande et en traduction française. De l’autre, les œuvres complètes de Lénine, en russe et en français – Françoise était spécialiste et traductrice de la langue russe. D’autres ouvrages bien sûr, mais cette double (quadruple, avec les traductions) collection structure et domine le reste. On sent bien que Sève en est fier et, je dirais surtout, rasséréné. Car c’est là un élément d’intense continuité, qui soutient la solidité de cet édifice de vie dans la pensée. Par plusieurs témoignages, Sève indique qu’il a commencé de lire, précisément et de près, Le Capital au début des années cinquante. Il n’a pas cessé depuis, élargissant sa connaissance à l’ensemble du chantier dont le livre premier (seul publié du vivant de Marx) n’est qu’une partie limitée, émergée au-dessus d’un énorme bloc de manuscrits, ou de tentatives antérieures. Sève a travaillé tout cela en détail, en allemand et dans les diverses versions françaises, étendant cette connaissance scrupuleuse aux autres œuvres de Marx, d’Engels, et des penseurs fondamentaux du marxisme, parmi lesquels Lénine occupe une place de choix. Ce qui fait de Sève un des meilleurs connaisseurs de l’œuvre de Marx, en profondeur et dans son tissu le plus intime. Ce n’est pas le cas de tous les marxistes, même importants, dont certains, c’est notoire, avaient ou ont une connaissance de l’œuvre bien plus partielle. Mais je veux dire là qu’au travers des changements, aléas et réorientations de la vie dont je parlais plus haut, la fréquentation proche et suivie des textes de Marx a été, pour Sève, un élément de constance très fort. Il est donc naturel que, septuagénaire, cherchant à établir un bilan qui vaille aussi comme recherche prospective sur son travail philosophique (et autre), il ait ourdi cette machination intitulée Penser avec Marx aujourd’hui où ce rapport à l’ensemble du corpus « marxien » a pu lui servir de fil conducteur, et en quelque sorte de ligne de conduite pour engager, poursuivre et mener à bien cet énorme travail. Le caractère malheureusement inachevé du chantier n’infirme pas, selon moi, la validité de cette expression : mener à bien. Sinon Le Capital, œuvre infiniment inachevée (infiniment, c’est-à-dire sans fin) ne serait qu’un brouillon provisoire, et n’aurait pas accompagné la refonte de l’histoire humaine pendant plus d’un siècle.

Alors, puisqu’analogie il y a, si je souhaite m’inspirer avec respect (mais très ambitieusement) de cet exemple, qu’est-ce qui peut tenir pour moi le rôle qu’a joué pour Sève cet « avec Marx », dimension continue de sa vie dans tout son âge adulte – plus de soixante-dix années de travail ? Rien de tel n’est à ma disposition. Aucun livre, aucune œuvre même des plus importantes n’a constitué pour moi la partition ininterrompue, dont je puisse contempler, comme Sève dans sa bibliothèque, la collection complète. Je ne suis spécialiste de rien. Il s’en trouve que j’ai lues parfois presque en entier – Shakespeare, Labiche, ou encore Kundera, ainsi que Kenzaburo Oe, ou plus récemment Marylinne Robinson (pour la part disponible en français). Chez les théoriciens, Bonhoeffer, Bultmann, Tillich (toujours dans les versions françaises), ou encore Politzer, presque tout Althusser publié (mais pas toute la correspondance), et pas encore tout Sève ! Ni même la tétralogie dans son ensemble… (mais j’espère que, d’ici la fin de ce chantier-ci, j’y serai). Toutefois aucune de ces œuvres ne dessine la colonne vertébrale de ma vie. Ce sont plutôt des moments. Même pour des auteurs traversés de façon presque intégrale, comme Beckett ou Novarina, je n’ai pas la connaissance érudite des manuscrits, et encore moins (c’est sûr) des études dont ils sont l’objet. Bref, je ne suis érudit dans aucun domaine, et je ne vois pas ce qui pourrait servir de ligne directrice dans un processus de mise au point comme je voudrais le tenter ici.

Et pourtant. Il y a bien un auteur (une vie, une œuvre) dont j’ai une bonne connaissance, sans doute pas intégrale, mais tout de même assez détaillée – ici il va falloir au lecteur, ou à la lectrice, un peu de patience, et résister s’ils le veulent bien au mouvement d’agacement ou d’exaspération éberluée que le prochain membre de phrase ne peut manquer de provoquer : cet auteur est celui qui écrit le texte qu’on est ici en train de lire. On peut croire que je me figure sans peine, et me suis adressé à moi-même, toutes les imputations d’égocentrisme, d’égotisme, de vanité, d’orgueil, de suffisance, d’arrogance et d’autosatisfaction que cette intention peut immédiatement déclencher. Et je ne vais pas chercher à me défendre de ces soupçons, en m’autorisant d’exemples fameux, où l’importance de l’écriture autobiographique est venue relever une vie par ailleurs plutôt quelconque. Mais il ne s’agit pas de cela. Les suspicions seraient fondées si, dans ce qui va s’engager ci-dessous, ma personne (ma vie, mon œuvre) étaient l’objet de de l’enquête. Mais telle n’est pas du tout mon intention – nous verrons comment cela tourne.

La dimension autobiographique ne vaut pas comme objet du travail, mais, exactement, comme méthode. Le livre qui commence ne veut pas traiter de moi, mais de problèmes généraux soumis à la pensée. Les titres des chapitres devraient l’attester, qui annoncent des questions sociales et historiques, puis des affaires littéraires, ensuite une interrogation érotique, et enfin une quête en théologie. Simplement, je ne vais pas aborder ces problèmes en prétendant entrer de plain-pied dans l’objectivité de leur objet, par exemple en abordant les questions théologiques à partir du big-bang, ou l’éros depuis une analyse des pulsions. Je vais adopter ce qu’on pourrait appeler la méthode narrative. Le propos est d’aborder les objets de réflexion, d’analyse, voire de connaissance, à partir du récit comme protocole de compréhension. C’est-à-dire à partir de l’expérience : et il n’est pas d’autre moyen de saisie de l’expérience que l’approche narrative. Il se trouve que ces questions (politiques, pratiques, physiques, mystiques) ont occupé ma vie, comme bien d’autres, et m’ont conduit, de façon progressive, à un groupe d’hypothèses. Je vais y entrer depuis le terreau de mon expérience, de mon histoire, toujours en m’accrochant à la façon dont ces questions me sont apparues et ont travaillé en moi et dans le champ de mes temps de vie. C’est une méthode, rien d’autre – et pas un désir d’écrire un livre sur moi-même. L’autobiographie veut être mon poste d’observation de la vie et des réalités. Comme une protection contre le risque de m’installer dans l’abstraction, détachée de ce qui a lieu et se produit.

Si je voulais suivre le fil de l’analogie, je pourrais dire qu’avec sa grande entreprise à quatre temps Lucien Sève n’a pas écrit un ensemble de livres « sur » Marx, mais, comme l’indique le titre, « avec » lui. De même, je n’entreprends pas ici d’écrire sur « qui je suis », question que je me propose ailleurs d’invalider, mais sur tout le reste. Simplement, je m’y avance en demandant au lecteur, à la lectrice, d’accepter de me tenir la main, pour que je puisse rester toujours « avec » moi-même, c’est-à-dire avec la réalité de l’expérience. Et par là j’espère, toujours avec elle ou lui, tenter comme l’annonce la table de l’ouvrage de ne pas perdre le contact de l’histoire vécue, du concret des phrases, de la chaleur des corps et du présent des mystères.

 

[1] L. Sève, Penser avec Marx aujourd’hui : I, Marx et nous (2004) ; II, « L’homme » ? (2008) ; III, « La philosophie » ? (2014) ;IV : « Le communisme » ? première partie (2019), tous aux éditions La Dispute.

[2] Les trois vies de Lucien Sève, philosophe, un film de Marcel Rodriguez, Métis Films/Marcel Rodriguez avec la participation de la Fondation Gabriel Péri, 96 min., 2018.

[3] L. Sève, Marxisme et théorie de la personnalité, Éditions Sociales 1969, plusieurs rééditions.

22.04.20

D’où me vient cette conviction étrange que l’histoire a un sens ? L’histoire humaine, mais aussi celle de l’univers, et même, sans privilège d’aucune sorte et au sein de tous les périls, l’histoire de ma vie ? Ce point d’appui intérieur, qui toujours tient dans les ébranlements, Lire la suite

12.04.20

Avant le début du confinement, j’ai acheté La Peste. Comme beaucoup d’autres, j’avais lu le roman de Camus vers la fin de l’adolescence, il y a donc très longtemps, et j’en conservais un souvenir vague – une ambiance. Lire la suite

30.03.20

Cet été-là, mes parents avaient décidé que je ferais un séjour en colonie de vacances. Je ne sais pas trop pourquoi : ce n’était pas exactement le style de la maison. Mais l’institution choisie était gérée par la Ligue de l’enseignement, ou quelque chose comme cela – et pour notre famille d’instituteurs, c’était sans doute une organisation proche. Lire la suite

5.12.2019

Je l’ai déjà raconté[1], mais je voudrais y revenir. Pour y avoir pensé au cœur d’une nuit récente, avec deux détails simples. Voici. Cela se passe au printemps 1961, me semble-t-il. J’ai presque quinze ans. Lire la suite

20.10.19

Ce dimanche 19 octobre, vers 11h30, j’ai pris le bus 91, à l’arrêt Jean-Pierre Timbaud, en direction de la Gare de Lyon. Je devais y retrouver pour déjeuner mon ami britannique Mark Sinclair, qui, en compagnie de son jeune garçon Joseph, âgé de neuf ans, était de passage à Paris.

Il pleuvait abondamment. Lire la suite

Au milieu des années 1990, Ambre Atlan, aujourd’hui décédée, avait créé à Strasbourg un cahier intégré à chaque livraison de la vénérable revue Saisons d’Alsace, que dirigeait alors Bernard Reumaux. Dans le cadre de ce fascicule périodique, intitulé Le Cahier des Saisons, elle m’avait invité pour plusieurs contributions, listées dans page récapitulative qu’on peut consulter sur ce site  (voir : Articles et contributions). C’est ainsi qu’au printemps 1995, elle me proposa de donner un texte dans la rubrique régulière qu’elle avait appelée « Le journal d’une saison », pour laquelle elle sollicitait à chaque numéro un contributeur différent. L’exercice consistait à demander à un « écrivain » une page de son journal. J’étais flatté par la sollicitation, et j’y ai répondu par le texte qu’on peut lire ci-dessous – que je republie aujourd’hui dans le cadre de mon « Journal public », après donc presque vingt-cinq ans : il a paru dans le numéro 127, 48ème année, daté du « printemps 1995 » de la revue, pp. 30-31 dudit « Cahier ». J’indique, pour le souvenir éditorial et amical, qu’on peut trouver à proximité de ces pages, un texte peu connu de Philippe Lacoue-Labarthe, intitulé « Eloge », hommage à Guy Debord après son décès (pp. 12-13), et une photo d’un mur de Strasbourg due à Jean-Luc Nancy (p. 32).

*

2. 01. 95

Un journal, ce devrait être : ce qui sait rendre compte de la qualité d’un jour. Comment dire cela, la qualité du jour ? Comment exprimer ce qui fait la singularité d’aujourd’hui ?

« Aujourd’hui » est un drôle de mot. Cela veut dire : au jour d’hui. Lors de ce jour-là, ou de ce jour-ci, que désigne le mot hui. Comme on dirait : au jour d’hier, au jour d’après, au jour de la naissance de ma petite fille, etc. Quel est ce jour, que désigne le mot hui ? Ce mot, d’ancien français, formé comme l’espagnol hoy et l’italien oggi veut dire : aujourd’hui. Aujourd’hui signifie au jour d’hui, et donc, comme le dit la bonne langue populaire, au jour d’aujourd’hui. Mais alors, quel est-il, ce jour dont on parle, puisque pour le désigner on se sert d’une sorte de tautologie, ou de redite, qui nous renvoie encore à la même désignation ?

Cette impression de redoublement est encore renforcée si on remarque que, inopinément, le mot hui a la même étymologie que le mot jour, lui-même. En effet, jour vient de jorn, qui vient de diurnum. Diurnum est substantivé à partir de l’adjectif diurnus, qui vient de dies: le jour. Diurnus veut dire : qui se passe le jour. De son côté, hui vient de ho die, lui-même donc également formé à partir de dies, pour dire : le jour où l’on est. Donc « jour », comme « hui », viennent de ce mot qui veut dire jour. Le jour d’hui, c’est le jour du jour, le jour quand il fait jour. Qu’est-ce que dies, alors ? Dies vient d’une racine indo-européenne qui exprime la clarté, racine qui est présente dans le mot dieu. Le jour, c’est quand il fait clair. Le jour, c’est la clarté du jour. Dire la singularité de ce jour-ci, ce serait dire la qualité définie, irrépétable, absolument passagère de la lumière d’aujourd’hui. (Il a neigé, ce matin. Le jour est un peu gris, il fait froid.)

Mais un journal, comment faire un journal ?

29.01.95

8 h 38. C’est d’abord un adjectif. Dès 704, dit le Robert, on trouve diurnalis (et jornalis, jurnalis) au sens de « mesure de terre correspondant à la surface labourable en un jour ». Est « journal » ce qui peut se tenir, se contenir en un jour. C’est, pourrait-on dire, la mesure du jour : et comment mesurer le jour ? Comment mesurer la « journalité » – la quantité de jour qui tient dans un jour ? On peut prendre un équivalent : la quantité de travail accompli. Mais, comme disait Marx, rien n’est plus difficile que de mesurer la quantité de travail, par lui-même. Marx pensait que le travail se mesure par le temps de travail. Ici le jour se mesure par la surface de terre, par l’espace du jour, par l’espace labouré, parcouru, travaillé en un jour, espace de labour et de labeur du jour. (Robert ajoute : au IXème siècle, le pluriel diurnales apparaît au sens de « souliers »).

Pour faire un journal, il faudrait savoir mesurer ce qu’on a labouré aujourd’hui. Dis, Denis, ce 29 janvier, quel est ton sillon ?

9h. Le mot apparaît en français comme adjectif aussi, dans étoile journale, étoile du matin. Du XIIème au XVIème siècle. (Ainsi, l’étoile du jour, c’est celle du matin. Ce qui fait, ce qui marque le jour, c’est le matin. Le jour se marque quand il commence, quand il s’annonce, quand il vaut comme futur, comme à venir, comme promesse – de l’aube. Le jour ne se reconnaît pas à sa fin. Pour une phrase, dit Lacan, c’est le contraire. Le sens se boucle quand la phrase s’achève. Le jour n’est pas une phrase : c’est une levée de sens, un engagement, un possible non encore dégagé, à peine visible, ponctuel. Le jour, c’est le point du jour.)

Seulement voilà. L’usage moderne ne reconnaît plus la valeur d’adjectif à ce mot. Journal ne s’emploie plus que comme nom. A peine encore, dit Robert, au XVIème siècle, dans livre journal, c’est-à-dire livre de comptes (de nos jours remplacé par journal). Changement d’époque – l’adjectif (la qualité) remplacé par le nom (la substance), – et l’étoile remplacée par la comptabilité. (Autre changement : le commencement remplacé par la fin ; on fait les comptes du jour à la fin du jour, alors qu’on voit l’étoile à son point.) Il n’y a donc plus d’adjectif allant avec le jour. Comment dire la qualité du jour, alors ? Quotidien ? – ce n’est pas du tout pareil. Le quotidien, c’est ce qui est de tous les jours. Comment dire ce qui est de ce jour-ci, d’aucun autre ? La qualité, singulière, adjective, d’aujourd’hui ? Son étoile ?

(Le jour est levé. C’est dimanche. Le bébé, la maman dorment encore.)

21 h 17. L’usage moderne (substantif, exclusivement) a eu, dit Robert, les sens de « point du jour », de « jour, temps », spécialement « jour de bataille ou de voyage ». Curieux, tous ces sens. On a donc dit « le journal » pour dire le point du jour, le petit matin. Et aussi pour dire le temps, le jour, spécialement quand il y avait voyage, ou la guerre. Mais nous y voilà : « C’est au XIVème siècle, par l’intermédiaire des sens de “livre d’enregistrement des actes” (1319) et de “livre de prières quotidiennes” (1371), que journal commence à désigner une relation quotidienne des actes de chaque jour. Au XVIIème, il prend le sens de “publication périodique rendant compte des événements saillants dans certains domaines” (1625, dans le titre Journal contenant les nouvelles de ce qui se passe de plus remarquable dans le Royaume) ». Ici on apprend trois choses.

Premièrement, que le sens de « tenir son journal », comme fait un écrivain, est antérieur au sens de « acheter le journal ». Spontanément, j’aurais cru l’inverse.

Deuxièmement, que le journal, au premier sens, est supposé quotidien. On tient son journal, si on le tient tous les jours. Donc : ce que l’on note, ce sont les actes d’un jour, de ce jour-ci (à cette heure, de cette façon, sous cette incidence de lumière). Mais, comme en contrepartie, comme pour faire équilibre, la tenue du journal, elle, doit être répétée, d’un jour à l’autre, quotidienne : de tous les jours. Relation quotidienne des actes de chaque jour. L’acte est de chaque jour : de ce jour-ci, ou de cet autre, précisément. Mais la relation est quotidienne – chaque jour recommencée.

Troisièmement, que lorsqu’on passe au « journal », à la publication périodique, au quotidien, comme on dit, quelque chose s’affirme, plus nettement : les actes que le journal rapporte doivent être remarquables. Journal contenant les nouvelles de ce qui se passe de plus remarquable dans le Royaume. Le journal, lui, reparaît, chaque jour, à la même heure, sous la même forme. Mais les actes, eux, sont remarquables. C’est même parce qu’ils sont remarquables qu’ils sont dans le journal. Le journal, c’est la conscience quotidienne, reproduite, que chaque jour est singulier.

21 h 39. Le bébé sourit, de plus en plus. Ce matin, elle a fait un grand sourire, appuyé, marqué, qui durait un peu plus longtemps que ceux des jours d’avant. C’est curieux : elle construit son sourire, peu à peu. Au début, (il y a quelques jours), elle l’esquissait, puis le retirait tout de suite, comme étonnée elle-même de ce mouvement de son visage. Parfois, elle souriait plutôt d’un côté de la bouche, et paraissait ne pas savoir coordonner les deux côtés. Puis elle a fait de vrais sourires, mais furtifs, passagers. Si on voulait le signaler à quelqu’un d’autre, le sourire déjà s’était enfui, remplacé par cet air si grave, interrogatif, qui semble intimer au monde d’avouer sa facture, sa forme, sa constitution. Elle regardait, avec une attention soutenue, un triangle de tissu rose et bleu qu’un ami lui avait offert comme jouet, sans que nous ayons pu comprendre en quoi c’était un jouet, ce qu’il y avait de jouet dans ce triangle remarquablement commun, absurde, rose et bleu. Puis, elle a souri au triangle. J’étais un peu jaloux, l’absurde triangle avait eu un sourire avant moi – un sourire net, bref mais net, complet. Enfin, ce matin, elle a souri longtemps, plusieurs secondes, et elle a recommencé. C’était pour moi : je faisais d’invraisemblables conneries, devant elle, pour elle, par amour, des grimaces, des sons idiots. Elle m’a fait un sourire magnifique, appuyé, les yeux plissés comme avait ma maman quand elle souriait, un sourire un peu indulgent, avec une once d’indulgence gentille. Il était un peu plus de 9h. Je me suis dit : vais-je écrire dans le journal qu’elle sourit au matin ? Et j’ai pensé : non, un journal ce n’est pas fait pour truquer, faire de petits coups de force lyriques, à trois sous. Un journal, c’est pour dire, essayer de décrire, ce qui arrive de remarquable dans la trame ordinaire, quotidienne, des jours qui chaque jour recommencent le matin.

Mon grand-père, Léon Guenoun, était l’aîné de onze enfants. Son premier fils (mon père) a grandi auprès de sa mère, le couple ayant divorcé avec dureté. Du coup, l’enfant est resté longtemps éloigné du monde paternel. Je crois que le contact s’est renoué dans les années quarante, sous les graves secousses du temps [1]. Lire la suite

Je cherche un point, ou une zone, de croisement entre deux lignes de vérité. La ligne de l’athéisme [1], lequel est vrai comme critique des figures, déposition des idoles. Et la ligne de l’accueil d’un sens infini transcendant, dont la vérité est attestée par les élans de joie (esthétique, érotique, éthique et politique). Ma recherche – je ne suis pas sûr que ce mot soit le bon – est marquée par le fait de ne lâcher aucune de ces deux lignes. Mais j’espère ne manifester là aucun éclectisme. Il ne s’agit pas d’accommoder ces deux tendances l’une avec l’autre, d’accueillir le transcendant dans les plis de l’athéisme, ou l’inverse. Il s’agit de tracer, ou de voir se tracer, leur dessin avec le plus de fermeté possible, pour tenter d’atteindre à un point ou une zone de leur croisement. 

Cet athéisme, s’il se veut fidèle à sa dimension la plus critique, ne doit consentir aucune compromission avec l’idolâtrie du néant, la conception substantielle du vide, ni avec le ritualisme et le fondamentalisme athées qui leur sont liés. En clair : avec un nihilisme. Conduit selon sa plus grande rigueur, l’athéisme se laisse inquiéter par ce qui le trouble, et récuse une théologie de l’immanence close, adhérente à elle-même et confinée dans sa consistance hermétique. Car le « monde », ainsi entendu, est une idole. Croire que le monde est tout, et que tout est monde, c’est encore croire – dans tout ce que ce mot comporte de restrictif, tout ce qui oppose la croyance à l’ébranlement positif de la foi. Nous n’avons pas d’autre verbe pour désigner, en mode verbal, ce qui correspond au substantif « foi », et pour y prolonger la distinction foi-croyance. Ou bien il nous faut dire « avoir foi en », ce qui est un peu lourd. Je rechigne quant à moi à proclamer « je crois », ou à m’identifier comme « croyant », malgré ce qui pourrait m’en rapprocher, et alors que je sens si fort l’emportement d’une espèce de foi.

Dans l’autre sens, j’y insiste souvent, il est crucial pour la foi d’entendre, de recevoir et d’accueillir la critique athée des représentations du divin, des images théologiques, jusqu’à, pour ce qui me concerne, une nécessaire prudence (le mot est faible) dans l’emploi du terme Dieu, où je vois une figure, un mythe parmi d’autres même s’il se montre plus complexe, une forme d’idole même si sa nature est langagière – sémantique ou syntaxique. La prudence, le détour, la distance à l’égard du nom de Dieu me semblent de première importance. C’est ainsi que j’entends la demande du Notre Père : que ton nom soit sanctifié – si sanctifié veut dire, aussi, tenu à l’écart, à distance de l’usage idolâtrique. J’entends ce même souci chez Jésus de Nazareth dans son emploi de la figure paternelle, avec la désignation du transcendant comme notre père, votre père, mon père, ce qui est une image, et dont l’emploi littéral ou en un sens supposé propre est un des meilleurs pourvoyeurs d’athéisme. Au fond, on pourrait dire que l’emploi du nom propre Dieu ne trouve sa place juste que comme trope, dans un discours qui fait signe vers la figure comme figure, la tenant dans son écart et sa distance inexpugnable – c’est-à-dire sans doute dans un poème [2]. Le juste emploi du mot « Dieu » est poétique. Figure qui s’avance comme figure, syntaxe qui s’expose comme syntaxe, au sens du « comme » que Michel Deguy, dans d’autres contextes, ne cesse d’élaborer.

Comment faire entendre cette référence double à l’écart de toute indécision, de tout syncrétisme, comme exigence de rigueur et de pensée ? 


[1]Ou, au moins, d’un athéisme, puisque selon Simone Weil il y en a deux : « Il y a deux athéismes, dont l’un est une purification de la notion de Dieu. » Cf. S. Weil, La Pesanteur et la grâce[Plon 1948], 10-18 1979, p. 116. Et D.G., « L’un des deux athéismes », in Livraison et délivrance, Belin 2009, pp. 282 sq.

[2]Je l’ai suggéré, comme d’autres, dans une discussion à la Faculté de théologie de l’université de Genève, en avril 2018. Ces réflexions sont encore inédites. On en trouvera l’introduction (mais qui n’aborde pas directement ce point) à propos du nom de Dieu sur http://denisguenoun.org/2018/04/25/intervention-a-geneve-faculte-de-theologie/

Dans une précédente entrée (http://denisguenoun.org/2018/12/31/foi/), j’ai indiqué que la foi qui m’occupe, et à quoi je voudrais me vouer, vise un « sens infini transcendant ». Cette dénomination soulève, parmi beaucoup d’autres, deux difficultés. La première, déjà évoquée à plusieurs reprises, est la difficulté de s’adresser à ce que désigne un terme d’allure si impersonnelle, alors que l’adresse semble, par nature, orientée vers une personne. Ce qui rend très incertaine la possibilité de la prière, si importante pour la vie spirituelle – et pour la vie. J’ai dit en quel sens je tente de pratiquer cette difficulté. Mais un autre obstacle me retient. Il s’agit de l’impossibilité apparente, pour un tel « sens infini transcendant », de se soucier d’une existence microscopique (comme la mienne, et toutes les autres), comme d’ailleurs de l’impossibilité pour lui, ou elle (une transcendance), de se soucier de quoi que ce soit, d’être traversé(e) par une quelconque sorte de souci. Or la prière, ou l’invocation, même se tenant à distance de tout marchandage, voudrait espérer que ce à quoi elle s’adresse puisse porter une forme d’attention à une existence (la nôtre, la mienne). 

Il me semble que ce désir (désir que la transcendance infinie qui porte ou traverse l’être et le déborde soit concernée par le sort d’une existence circonscrite dans une tête d’épingle, ou moins encore, sur la tête d’épingle, ou moins encore, qu’est la Terre dans l’univers infini) ce désir peut se dire ainsi : que notre existence, mon existence ait un sens. Qu’elle ne soit pas une fortuité jetée n’importe où, n’importe quand dans le hasard universel, mais soit portée ou traversée par du sens, et que son caractère sensible et sentant se connecte, d’une façon quelconque, à un sens plus large qui la perce de multiples galeries. Un sens se donne, peut-être pas exclusivement mais de façon tout de même très large, en rapport avec du langage humain. Le langage se partage, circule, et s’ouvre en direction d’un locuteur, d’une locutrice, qui le reçoit ou dont il émane, en qui et par qui il se formule. C’est pourquoi le souci de ce sens de l’individualité rejoint l’interrogation sur l’adresse : le langage humain est peut-être la condition transcendantale de toute adresse, l’élément dans et à partir duquel une adresse s’ouvre, s’élance et se reçoit. Ce pourquoi la prière se formule. Il y a sans doute des prières muettes, ou qui se projettent vers des zones sans mots. Mais ces zones sont des silences du langage, et s’ouvrent dans la coupe des mots, dans l’espace qui les sépare et ainsi, tout de même, les relie.

On peut donc dire, peut-être, que ce désir, si ardent, de ressentir mon existence impliquée dans un souci général est le désir qu’elle soit porteuse d’un sens, qui la soutienne et la parcoure. Ce désir s’exprime dans la notion d’âme. Une âme n’est pas seulement la consistance intérieure d’une substance psychique, mais la conviction que le sort de la psychè a du sens. C’est pourquoi la pensée qu’il existe des âmes est souvent, peut-être toujours, solidaire de la foi en ceci : que toute âme importe essentiellement au destin de l’univers. Que toute âme, quelle et où qu’elle soit, engage le sort ontologique de l’univers, que toute âme importe au grand tout, et au-delà, sans fin, infiniment, et qu’ainsi le sort d’une âme, serait-elle « minuscule » au sens de Michon, porte, en un sens, le sens de l’univers. Vieille et belle croyance. En cela, en un sens, j’ai foi. À cette vieille croyance je me relie et me rattache, ou aspire à me relier. (À quoi se lie immédiatement l’inquiète question de l’âme des animaux, que porte leur nom même, et qui court depuis le regard d’un chien jusqu’à la marche d’un insecte. Tellement profonde celle-là, tellement complexe, si peu résolue.)

Je pourrais résumer : une interrogation essentielle interpelle un sens infini de l’univers, et de ce qui déborde l’univers, à travers la vie de ces vivants que nous sommes. Elle s’exprime, de façon figurée (figurale, mythologique) dans les figures de Dieu, et de l’âme. J’y reviens sans tarder : car l’implication du sens d’une existence dans l’infinité du sens engage, droitement, le souci de l’éternité – de l’éternité en général, si cette expression a du sens, et de l’éternité de l’âme, de toute âme et chacune, dans la tête d’épingle, et moins encore, où elle se trouve incisée. Car le sens est infini, par essence. Même dans le fini. Le sens du fini est infini.