15.08.14 

En considérant la période qui court de 1789 à 1968, on observe sans peine que le XIXème siècle, en France, a vu se succéder une extraordinaire série de révolutions. Après la gigantesque secousse initiale de 1789-1799, les moments successifs de 1830, 1848-49, 1870-71, et même, au cœur du XXème siècle, les grèves quasi-insurrectionnelles de 1936-37, les soulèvements de la fin de l’occupation et de la résistance en 1944-45, jusqu’au mouvement du printemps 1968 dessinent une étonnante lignée. Ce qui a fait de la France, pendant cette longue séquence, presque le pays des révolutions – Marx par exemple, lorsqu’il rédige sur deux décennies ses trois grands écrits historico-politiques, prend comme seuls objets des événements survenus en France. Alors qu’il est Allemand, vit en Angleterre, publie aux Etats-Unis, etc. Ce rappel peut donner lieu aux observations suivantes.

1) Le long enchaînement de ces révolutions semble donc, à première vue, une histoire française. Bien sûr, elles ont été précédées par d’autres, ailleurs : au Royaume-Uni, en Amérique, par exemple. Elles sont accompagnées, suivies de résonances et de contrecoups dans toute l’Europe, et au-delà. Mais tout de même : quelque chose, dans cette histoire, donne à la France un dynamique révolutionnaire originale – dont il n’est pas inutile de se souvenir dans notre période de basculement droitier. Peut-être, du coup, les réflexions ici avancées sont-elles colorées par une vision française. On essaiera d’y être attentif.

2) La révolution « bourgeoise », qui instaure le régime républicain après des siècles de monarchie, n’est pas accomplie en 1789, ni même en 1799. Comme d’autres l’ont dit, elle ne prend fin qu’en 1885 environ, avec la mise en place durable de la République. Pendant un siècle, la révolution « démocratique bourgeoise », pour employer sa caractérisation marxiste, est un processus inachevé qui se développe, à travers des soulèvements, souvent victorieux : nouvelles chutes de la monarchie en 1830, en 1848, et du second Empire en 1870. L’avènement de la démocratie parlementaire n’est donc pas un événement concentré sur une date, mais une transformation historique, qui se poursuit et s’affirme dans une longue séquence. Les révolutions qui se suivent et s’enchaînent constituent le devenir, longuement continué, de cette phase démocratique. Ainsi observée, la démocratie n’est pas un état de choses stable. Elle est portée par une mutation incessante. Strictement, la démocratie se soulève : se hausse et s’insurge.

3) Le moment où cette séquence se clôt, par l’instauration à peu près irréversible de la république parlementaire « bourgeoise » coïncide avec l’émergence d’un mouvement révolutionnaire nouveau. C’est celui qui, selon le marxisme, doit être caractérisé comme prolétarien : avec la création inédite, foncièrement novatrice, de la Commune de Paris. La Commune est une formation sociale neuve, expression d’un mouvement social radicalement « émergent », dirait-on aujourd’hui. Ce nouveau type d’élan populaire a pris naissance dès les années 1830 en France, et il devient bientôt clairement identifiable à travers sa répression féroce en 1849 par la bourgeoisie républicaine armée. Mais c’est en 1870 que la Commune lui donne sa forme de soulèvement prolétarien sans précédent, avec la mise en place d’un pouvoir ouvrier autonome, communal, où Marx décèle la première réalisation de la révolution socialiste, voire communiste, à venir. Ainsi, dans cette vision, même lorsque la démocratie bourgeoise triomphe, elle continue d’être soulevée, au sens strict, par une puissance révolutionnaire qui la travaille de l’intérieur et la porte au-delà d’elle-même. Sa stabilité acquise est immédiatement mise en cause. Elle poursuit sa mue, comme portée par un déséquilibre foncier, nourri de révolution(s) [1].

4) Cela peut donner lieu à l’hypothèse que je reformule ici – sans en être l’inventeur. Selon ce modèle (français ?), la démocratie n’est pas un état, mais un mouvement. Comme je l’écrivais en 2000, en ouverture de l’article « Démocratisations dénationalisantes » [2] : « Il n’y a pas de démocraties. Seulement des processus de démocratisations. » J’ajoute désormais que l’impulsion qui donne naissance à ce mouvement, et lui permet de se poursuivre – telle une sorte de création continuée – est l’énergie révolutionnaire. Celle-ci fonctionne en deux modes, complémentaires. D’une part, les révolutions animent la démocratie comme un moteur interne, la soulèvent et la poussent en avant d’elle-même, foyers d’énergie et de transformations permanentes. D’autre part, elles se posent au-delà de l’état démocratique comme un horizon extérieur, une visée ou idée kantienne de la raison, qui montre à la démocratie ce dépassement de soi qui lui est intimement nécessaire pour accomplir sa dynamique, et donc pour assumer sa nature propre, son principe essentiel de mouvement. Le paradoxe serait ainsi que le mouvement démocratique exige un au-delà de soi, un extérieur à soi, pour pouvoir être exactement ce qu’il est. Cette dimension apparemment tout externe (la poussée révolutionnaire qui le menace dans son état) s’inscrit au plus profond de son essence. Faute de cette animation, qui le pousse du dedans vers un bord externe, le mouvement s’arrête, la démocratie est en panne, – et se nie. [3]

5) Ce modèle est-il franco-centré ? En existe-t-il un autre, plus anglo-saxon dans ses formes, selon lequel la démocratie serait auto-normée, fonctionnant à partir d’une régulation plus intérieure – et donc moins liée à cette sorte d’auto-transcendance, d’outrepassement interne de soi, que j’évoque ici ? [4] Peut-être. Mais cela mériterait d’être analysé avec soin. Par exemple : le fait que la révolution américaine se double très tôt en « guerre civile » pourrait relever de ce dépassement nécessaire. Et cette éventuelle autosuffisance d’un autre modèle démocratique bute sur un second obstacle : l’histoire est transnationale, on s’en est aperçu. L’histoire britannique (ou polonaise, bolivienne, indienne) ne s’établit pas dans un espace clos : le mouvement révolutionnaire lui arrive aussi par contamination.

6) En tout cas, cette façon de voir s’éloigne, pour le dire avec courtoisie, des conceptions qui veulent trouver dans l’exigence révolutionnaire une négation de la démocratie – que cet antagonisme soit pensé à droite (comme condamnation de la révolution anti-démocratique) ou à l’ultra-gauche (comme rejet de la démocratie conservatrice). Marx, et Engels après lui, concevaient les choses de façon à la fois plus simple et plus subtile – ce qui n’est pas incompatible. Pour eux, la révolution dans sa visée communiste était l’approfondissement et l’accomplissement de la démocratie. Elle n’en constitue la négation que parce que la démocratie, dans sa phase bourgeoise, se nie elle-même : par son étroitesse, son défaut intime, son incapacité à donner l’initiative et le pouvoir de décision au grand nombre. C’est donc cette limitation anti-démocratique que la révolution vient déchirer. Ce que je propose, c’est de penser que « la démocratie » a besoin de l’exigence révolutionnaire pour vivre. La révolution à venir n’est pas, ou pas seulement, un éventuel « après » de la démocratie telle qu’elle est : il faut l’idée révolutionnaire pour que la démocratie (même dans ses formes insatisfaisantes, provisoires) respire, croisse et pousse. Si l’idée révolutionnaire s’éteint – ou si elle n’est plus active dans le corps social – la vie démocratique se fane, se replie, risque même de mourir. Risque dont l’ombre nous inquiète aujourd’hui.

Mais on n’est pas tenu d’accorder un crédit fantasmatique à ce scénario noir. La réflexion révolutionnaire est en crise, elle a été en recul. Elle n’est pas éteinte. Mille signes le prouvent. Il lui faut, seulement (ce qui n’est pas rien) trouver à nouveau sa largeur, sa force, sa noblesse, et non se racornir dans ses versions étroites, jaunies, méchantes et pingres.

16.08.14

(En addition à ce qui précède.) Une idée qui n’est peut-être pas venue à l’esprit de nos « déclinistes » : c’est que si la France a perdu une part de sa puissance d’entraînement aujourd’hui, ce pourrait être parce que l’idée et la pratique révolutionnaires, qui ont fait l’axe et le moteur de son élan depuis deux siècles, y sont en retrait.

*

[1] Sans oublier la transmutation du processus dans les révolutions russe, hongroise, allemande, puis chinoise (la « Commune » de Shanghai, par exemple.) Et ailleurs. Le jugement qu’on porte sur les effets ultérieurs de ces mouvements est à repenser de fond en comble. Beaucoup a été fait en ce sens : pas assez, pourtant. Cf. « Hypothèses et positions politiques », http://denisguenoun.org/ecrits-et-reflexions/autres-ecrits/hypotheses-2007/.

[2] Transeuropéennes n° 17, février 2000. Repris dans Livraison et délivrance, Belin, 2009.

[3] Ceci a peut-être quelque chose à voir avec l’idée derridienne de « messianisme ». Mais je n’emploie pas ici ce terme. J’ajoute ceci. Cette affaire d’« idée de la raison » (au sens kantien) prend aussi une dimension subjective. Si je considère mon propre exemple : « la » révolution ne m’apparaît pas seulement comme projet, idée de futur. Dans cet aspect, elle reste plutôt, pour l’instant, en réserve : comment une telle chose pourrait-elle arriver, avoir vraiment lieu ? On n’en sait rien. Ce qu’on sait, c’est que les révolutions surviennent souvent lorsque, (et généralement là où) on les croit impossibles : ainsi le « printemps arabe », pour prendre un exemple récent. En attendant, l’idée révolutionnaire permet de penser la politique, non plus comme gestion des possibles, mais à partir de la considération de ce qu’il faut. De se demander, par exemple, pas seulement si le capitalisme pourrait être remplacé par autre chose, de façon réaliste, mais s’il est juste qu’il soit le principe dominant, et sinon, ce qu’on pourrait concevoir à sa place. Ce que certains appellent « utopies » – mais je n’aime pas ce mot parce qu’utopie veut dire sans lieu, alors que la réflexion révolutionnaire s’ancre dans un lieu et un temps précis, effectifs. Simplement, elle peut choisir de suspendre, pour un temps, la question du réalisme politique. Ainsi de la citoyenneté planétaire, par exemple. Comment pourrait-elle prendre vie ? Bien sûr, je n’en sais rien. Mais ce que je crois savoir, c’est qu’il la faut.

[4] J’emprunte le terme d’ « auto-transcendance » à Hans Jonas, qui l’emploie dans un tout autre contexte.

Cet article, qui a provoqué quelques remous, a été republié dans la revue Frictions (théâtre-écritures, dir. J.-P. Han), n° 24, hiver 2014-2015, ainsi que dans L’Autruche, revue de la Comédie de Genève, n°7, novembre 2015.

 

09.08.14

Le travail de ce qu’on appelle « la critique » devrait avoir trois objectifs : décrire, comprendre, juger.

Décrire participe de la noble fonction du journalisme : faire savoir, rendre compte. C’est la responsabilité d’information, au meilleur sens du mot. Pour qu’un lecteur puisse se faire une idée de ce à quoi il n’a pas, ou pas encore, pu assister. Dans l’actuelle critique théâtrale, en France en tout cas, ce rôle est souvent assumé par un récit de la pièce, ou quelques données sur l’œuvre littéraire initiale. Informations parfois utiles, mais qui ne font pas le cœur de la tâche : rendre compte du spectacle, comme tel, et non pas de ce qui le précède ou l’occasionne. Il faudrait dire ce qui advient sur la scène, et non sur la page. Ceci suppose une autonomisation du voir. Faire voir, donner à voir, nécessite qu’on dégage sa capacité de vision (et d’écoute) de ce qui l’entoure et qu’on libère son propre regard. Il faudrait être capable d’une sorte de phénoménologie de l’événement théâtral, qui ne s’encombre pas (pas encore, ce n’en est pas le moment dans le processus) de l’évaluation en termes de goût. Pouvoir s’affranchir de l’humeur et de l’affect, pour tenter, le plus loyalement possible, de raconter ce qui se produit sur scène – ainsi qu’entre la scène et la salle – et dire ce qui a lieu. Ce qui demande une haute éthique de journaliste, au sens fort.

Le deuxième temps serait voué à tâcher de comprendre. Là encore, surgit un obstacle presque épistémologique, et de taille. Car il devrait s’agir de repérer le projet scénique, comme tel. C’est sans doute ce qui manque le plus aujourd’hui : il faudrait tenter d’analyser, d’interpréter, ce que le travail scénique a entrepris, voulu, recherché. Quel en est l’horizon, la visée esthétique singulière. Et pour cela regarder l’événement théâtral, comme le prescrivaient Artaud ou Walter Benjamin dès 1930, dans sa consistance scénique et non pas littéraire, dans son épaisseur propre de travail de plateau. Regarder le projet de la « mise en scène » (qui peut être aujourd’hui porté par un collectif de réalisation, et en partie par l’écriture, déjà) pour ce qu’il entreprend, tente et met en jeu, dans sa condition esthétique spécifiée. Et chercher à l’interpréter en termes de débat esthétique : non pas (pas encore, ce n’en est pas le moment), dans une évaluation plus ou moins rageuse, comme un mauvais prof brutalise une copie d’enfant, mais du point de vue de ce qui se produit aujourd’hui sur les scènes, et de la façon dont cette réalisation-ci, singulièrement, s’y engage. Plusieurs débats divisent les théâtres, parfois durement : sur les fonctions respectives du texte et de l’image, sur les rôles de l’interdisciplinarité (ou de l’intermédialité) par rapport à la nature spécifique du théâtre, sur les éthiques scéniques de la violence ou de l’action des corps, sur les styles de jeu, de scénographies, d’écriture etc. La critique devrait se donner pour tâche de définir l’engagement particulier de chaque spectacle dans ces conflits et dissensions, non pas seulement du point de vue de ce que les auteurs du spectacle pensent ou croient faire – comme un relevé d’intentions – mais quant à ce qu’ils font, en effet, et réalisent physiquement sur la scène. Le travail critique supposerait une prise en charge de la théâtralité (même en un sens rénové ou déplacé) comme question propre à chaque réalisation déterminée. Ajoutons qu’on lui voudrait, sous cette rubrique, plus d’amour de la chose de théâtre, de sympathie pour sa mise en œuvre, de tendresse sensible et perceptible pour la scène et ceux qui l’habitent.

Le troisième temps serait alors celui du jugement. Dont il est établi, au moins depuis Kant, que son paradoxe propre est d’être intrinsèquement subjectif, et pourtant de prétendre à l’objectivité. Le jugement en matière d’art est l’émanation d’une sensibilité singulière, et veut pourtant éclairer le goût commun. A partir du moment où ce paradoxe, constitutif de l’acte critique, est assumé comme tel, la tâche est d’une grande beauté : elle demande que le ou la critique occupe délibérément sa position subjective (et parfois, ose dire « je » plutôt que l’insupportable « on »), tout en prenant en charge le désir d’universalité qui s’exprime dans cette expérience esthétique, sans aucunement le réduire. Ce jugement devrait alors essayer, ce qui n’est pas facile, d’éclairer un peu ses propres attendus, ou présupposés. Il devrait tenter de dire pourquoi, et en quoi, par rapport à quels critères, le spectacle regardé et entendu produit des effets d’attrait ou de répulsion. Notre critique ne sait souvent, comme des mondains d’Ancien Régime, que se partager entre pâmoison et ennui. L’ennui n’est pas un discriminant absolu (« on s’ennuie », « c’est trop long », etc.) – chacun sait que d’immenses chefs d’œuvre, au théâtre comme en littérature, ont eté ou sont puissamment ennuyeux (en partie, par moments au moins, dans certains temps de leur traversée) et que l’ennui est une phase constitutive de l’expérience esthétique majeure – d’innombrables réalisations distrayantes, qui n’ennuient pas un seul instant, tombent dans l’oubli à peine consommées. La pâmoison n’est pas plus un critère : s’évanouir de bonheur, surtout une fois par semaine, ne dit rien d’essentiel. Si l’expérience artistique moderne, dans sa composante romantique, suppose souvent un moment de défaillance ou un effondrement intime du sujet, c’est de façon plus rare et plus profonde, qui n’exclut en rien qu’on essaie de penser cette faille, ou de la dire de façon réfléchie.

Au bout du compte, la misère critique qui imprègne une trop grande part des publications présentes doit sans doute se comprendre aussi du fait de ses contraintes objectives, professionnelles. Car le métier dont les valeurs sont suggérées ici suppose beaucoup de travail, et donc de temps de travail. Il faut au critique pouvoir se cultiver, lire intensément – pas seulement des journaux, mais des travaux de réflexion, en laissant du temps à leurs échos –, regarder ou écouter patiemment des œuvres, importantes ou mineures, pas seulement au fil de l’actualité mondaine. Il faut du travail, du temps de travail – non pour nier, mais au contraire pour affûter le temps singulier de l’expérience artistique, de la réception démunie, dans sa ponctualité ou son fil. Ce qui n’est tout simplement pas possible en allant au théâtre tous les soirs, surtout pendant trente ans, et en devant rendre de la copie avec un abattage forcené. Il faudrait ruminer un peu plus. Les critiques sont des travailleurs, malgré leurs airs de faux nantis. Comme les travailleurs, ils sont exploités – par les grands capitalistes qui possèdent leurs médias. Ou piétinent, dans le semi-chômage et la condition précaire. Ils enragent en silence, retournant leur colère non pas contre le dispositif qui les contraint et les épuise, mais contre le passant du jour. Ce qui fait que les chroniques, trop souvent, paraissent si paresseuses ou bâclées. Et qui explique peut-être pourquoi, quand on les croise, plus d’un a l’air si régulièrement exaspéré – ou si triste. Penser une autre pratique de ce très beau métier suppose sans doute beaucoup de changements, pas seulement dans la presse.

02.08.14

Dans la note précédente, j’ai convoqué à la fin l’idée de citoyenneté planétaire, comme alternative au capital-monde. Cette suggestion résulte de plusieurs mouvements de pensée, que je rappelle ici brièvement.

J’ai avancé la notion de citoyenneté planétaire (après que d’autres, probablement, l’ont fait avant moi), lorsque j’ai eu à choisir le thème d’un débat avec Ernesto Laclau – penseur ami, récemment disparu. J’avais été invité par Ghislaine Glasson-Dechaumes et la revue Transeuropéennes (en 2009, si je me souviens bien) pour animer une soirée de réflexion à la Maison de l’Europe, à Paris, le principe de la séance étant que je devais choisir un interlocuteur. J’ai demandé à Ernesto Laclau de venir réfléchir avec moi, et il a accepté. Le compte-rendu de ce dialogue a paru dans la revue l’Agenda de la pensée contemporaine, n° 13 (Flammarion 2009), sous le titre « L’Europe et la citoyenneté planétaire ». L’idée d’une citoyenneté mondiale, la notion de « citoyen du monde » – et donc d’une citoyenneté transnationale – a une riche histoire, théorique et militante, comme celle de cosmo-politique. Mais, d’instinct, il m’avait semblé préférable d’user de l’adjectif planétaire, plutôt que d’employer le mot « mondial ».

En effet, dans les Hypothèses sur l’Europe, rédigées en 1994, parues en France en 2000 (Ed. Circé), et récemment traduites aux USA (About Europe, Philosophical Hypotheses, Stanford University Press 2013, trad. Ch. Irizarry), j’avais formé l’hypothèse, très risquée, que la notion de monde était solidaire de la réalité de l’Empire. Ou bien, pour évoquer rapidement ici des analyses assez consistantes, que le monde, en toute rigueur, était l’espace d’une sujétion à un pouvoir impérial à prétention universelle, ou encore, exprimait un mode de l’universel dans le régime de la souveraineté. C’est très contre-intuitif : parce que, du monde, il semble bien qu’il y en ait, là, devant ou autour de nous, comme un simple fait d’expérience. Et pourtant, je tentais de montrer que « monde » désignait une unification de l’expérience sous la domination d’un pouvoir global, qui s’est pensé, depuis Rome au moins, sous le nom d’Empire. En vieux littéraire que je suis, je laissais venir la rémanence d’une intuition héritée de Corneille, lequel fait dire à Auguste, fondateur d’Empire :

Cet empire absolu sur la terre et sur l’onde

Ce pouvoir souverain que j’ai sur tout le monde

(Cinna, II, 1, je souligne)

– même si ce n’était pas là, assurément, ma seule justification théorique. Mais, en développant cette suggestion, je sentais qu’il me manquait un concept actif, fort, pour assumer le type d’universalisation positive auquel je me référais, et que « mondial » ne me paraissait pas assumer de façon satisfaisante. Entre temps, je ne cessais de répéter cette conviction, évoquée plus haut, que la « mondialisation » capitaliste n’est pas, contrairement à ce que prétend une opinion trop répandue, vraiment universalisante. Parce que la mondialisation par le capital produit plus de disparités qu’elle n’en efface, et que donc s’il y a bien une globalisation qui contient des prémisses pour un développement de l’universel, et permet sans doute d’en produire quelques préalables pratiques (progrès de la communication, abolition de certaines frontières etc.) en vérité sous l’empire du capital de nouvelles frontières apparaissent, visibles ou pas, mais très épaisses, qui forment autant d’obstacles à une réelle progression de l’universel concret, effectif.

C’est dans ce contexte que s’est imposée l’idée, toute simple, de planète. J’y vois deux avantages majeurs : d’une part, la planète est, par essence, une position singulière parmi beaucoup d’autres, ce qui relativise l’expérience humaine à l’échelle cosmique. Et nous avons infiniment (si j’ose dire) besoin aujourd’hui d’une position universalisante qui ne prétende pas à l’hégémonie sur tout le réel. La planète-terre est bien, pour l’instant et pour quelque temps encore, notre demeure unique et partagée, mais elle n’a aucun privilège ontologique dans un cosmos à la fois décentré et infiniment étendu, dans lequel elle vogue comme un navire, vaste et minuscule à la fois. L’autre avantage théorique est que le concept de planète produit, immédiatement, l’unité entre deux ordres de préoccupations : la solidarité de tous les humains dans la politique à venir, fondamentale et dont l’urgence est un des réquisits majeurs de notre temps (solidarité que je dis bien politique, et pas seulement économique ou environnementale) ; et ensuite la position écologique du problème des ressources, de la nature et du climat, qui indique une des priorités de toute action politique émancipatrice pour les temps désormais ouverts. On trouvera, dans les « Hypothèses et questions politiques » de 2007, re-publiées avec ce « Journal »[1], l’indication que ces deux éléments (l’injustice qui divise l’humanité dans sa vie terrestre, et l’impossibilité avérée de poursuivre l’actuelle « croissance » sans la repenser radicalement) constituent les deux limites objectives rencontrées par le capitalisme mondial, aussi incapable de construire la justice entre les humains que de réaménager notre habitation terrestre de façon salutaire. L’idée planétaire unifie ces deux exigences, et pose simultanément la nécessité d’une alternative.

Ainsi le monde et la planète évoquent-ils deux façons bien différentes de concevoir notre demeure. A cela s’ajoute, dans l’alternative que j’ai suggérée (capital-monde et citoyenneté planétaire), l’autre croisement de termes : la pensée qu’au capital ne peut s’opposer qu’une forme nouvelle, universalisante, de citoyenneté. Ce qui revient à suggérer que l’opposition au capital ne peut-être, désormais, que politique (au sens précis et large : et donc civique, civile aussi bien). C’est une autre différence avec le modèle ancien de la lutte des classes. Pas seulement parce que les protagonistes ne peuvent plus être définis dans un tel face-à-face, comme je l’ai proposé. Mais aussi parce que la lutte des classes était conçue, au moins par le marxisme classique, comme d’abord économique, puis progressivement engagée dans un processus de politisation. Pour de multiples raisons, il me semble qu’il n’en va plus ainsi. Ce n’est pas seulement une condition (de pauvreté, de misère, de dépossession) qui peut porter le mouvement de remise en cause du capitalisme, mais une position citoyenne (planétaire) : qui oppose à la gestion capitaliste du monde l’exigence d’une justice partagée par les terriens, et d’un souci de renouer le bon dialogue avec la terre (la mer, l’air), et leurs multiples sortes d’habitants.

[1] Lien :  Hypothèses 2007.

31.07.14

(Une précaution liminaire. La note ci-dessous utilise à nouveau des instruments empruntés à Marx et ses continuateurs. Je sais que certains lecteurs, qui ont la gentillesse de s’intéresser à ce journal et me le font savoir, n’usent pas de ces références et ne se situent pas dans ce cadre de pensée. Il se trouve que, pour renouer le fil d’une réflexion critique, j’éprouve la nécessité de partir de ce dispositif marxien. La raison en est simple, je l’ai déjà évoquée : je ne vois pas de meilleure manière de caractériser le système actuel de domination du monde que le concept de capitalisme. Et pour tenter d’y mettre un contenu précis, je ne sais pas me passer de l’analyse marxienne, au moins comme point de départ. J’espère avoir l’occasion de montrer chemin faisant que, même au-delà de ce dispositif, certaines préoccupations, ou même certaines hypothèses, peuvent être partagées avec d’autres, qui réfléchissent avec d’autres outils.)

Lorsque les fondateurs du marxisme évoquaient la nécessité de la dialectique, ils indiquaient souvent leur refus de l’illusion que les choses sont identiques à elles-mêmes, dotées d’une essence fixe et immuable, et donc leur volonté de penser le changement (bien sûr), le mouvement, mais aussi la non-identité, la connexion universelle de tout, et de se déprendre des oppositions « métaphysiques », qui posent des entités se faisant face comme des données incompatibles et séparées. Tout ceci est bel et bon, et évoque pour un lecteur d’aujourd’hui des développements ultérieurs comme ceux de Whitehead, autant que des pensées plus anciennes comme on en trouve dans les textes majeurs du bouddhisme. Par bien des formules, ces réflexions semblaient annoncer les avancées récentes de la « déconstruction », ou tout simplement les progrès de la pensée critique, souvent liés aux développements des sciences.

Mais, lorsque le marxisme – peu à peu institué en système, chez Engels, Lénine, puis Politzer par exemple ? ou bien déjà chez Marx ? – a formulé cette pensée dialectique en termes de « lois », il en est venu rapidement à énoncer, comme une de ses postulations fondamentales, celle de l’universalité de la contradiction. Sous plusieurs formes : unités des contraires, négation de la négation, etc. Or, si je médite cette « loi » de la contradiction, une interrogation s’ouvre, chez moi comme chez bien d’autres depuis longtemps. Au nom de quelle présupposition la contradiction devrait-elle être pensée comme universelle, comme formant une sorte de noyau nécessaire des choses ? La différence, sans doute, la non-identité, la mutation, la connexion, le processus – tout cela semble s’imposer à un esprit contemporain, non comme de nouveaux nom des essences, mais précisément dans un mouvement de dés-essentialisation de la pensée. Mais pourquoi la contradiction ? Pourquoi y aurait-il, au fond de l’être, ce régime singulier de constitution de tout ? Cette question se divise elle-même en deux branches.

a) la contradiction est une opération de pensée et de discours, une modalité logique. Contredire, c’est dire le contraire. Une contradiction s’institue, d’abord, entre des énoncés. Au nom de quel présupposé cette donnée langagière serait-elle nichée au fond des choses ? Par quel décret y serait-elle posée ? La question – souvent soulevée – est d’autant plus troublante que, dans sa critique de Hegel, dans sa volonté de « remettre la dialectique sur ses pieds », alors qu’elle « marchait sur la tête », le marxisme a beaucoup insisté sur le fait que la dialectique hégélienne est une logique, qui instaure au fond de l’être une opération idéale, le devenir d’un logos, et qu’il s’agit précisément de sortir de cet idéalisme pour penser à partir du réel, et en particulier du monde matériel. Par quel mystère, métaphysique pour le coup, cette logique de la contradiction serait-elle disposée dans le cœur de tout ? N’y a-t-il pas là, tout simplement, une sorte de persistance, ou de revanche, de l’ontologie métaphysique dont il s’agissait de s’affranchir ? La question apparaît avec force dès que la « loi » dialectique se formule en loi de la « négation de la négation », comme c’est le cas chez Engels et ses successeurs. La négation est, de façon patente, une opération logique, un mode de discours. Son redoublement dialectique est foncièrement logicien. Et il en va de même lorsqu’il s’agit d’antagonisme, notion dont le noyau, sauf erreur, est rhétorique (l’agôn, le conflit des argumentations).

b) mais, même en supposant que l’on s’affranchisse de cette dépendance logicienne ou idéale de la dialectique pour penser en termes de « lutte des contraires » (plutôt que de contradiction des énoncés), donc même si l’on suppose à cette loi de la contradiction un statut ontologique censément épuré de sa nature discursive, et plus essentiellement matériel (substantiel ou énergétique), la question demeure. En effet, en vertu de quoi le fond du réel serait-il, par essence, articulé sur un conflit ? C’est-à-dire une lutte, un combat intime ? Ne faut-il pas voir là l’importation, au cœur des choses, d’une notion purement humaine, voire animale, celle de l’affrontement ? Bien sûr, on peut analyser certains processus à l’aide de la catégorie de la négation, il n’est ni possible ni souhaitable de l’exclure de la pensée. Mais le fait d’y voir une sorte d’invariant universel ne repose-t-il pas sur une ontologie implicite du combat, voire de la rivalité ? N’y a-t-il pas là un héraclitéisme plus ou moins avoué, qui voit Polemos, la guerre, comme l’essence des choses ? La guerre au cœur de l’être, on peut y croire ou pas, selon ses goûts. Mais n’est-ce pas exactement un présupposé foncièrement métaphysique, et donc, proprement, une croyance, une sorte de foi ?

La dialectique, dans cet aspect en tout cas (universalité de la contradiction, comme négation au cœur des choses, ou guerre au fond de l’être) semble assise sur une métaphysique de l’opposition, à quoi la pensée la plus contemporaine incline à résister.

Si j’en parle ici, ce n’est pas pour lever ce lièvre comme tant d’autres avant moi. C’est parce que cette particularité (métaphysique) de la dialectique a des conséquences déterminées dans la réflexion politique, et singulièrement dans ses prolongements actuels. En effet, l’opposition (la contradiction, l’affrontement, l’antagonisme, etc.) suppose, ou constitue, deux éléments dans un face-à-face. Elle implique une sorte de symétrie, et en tout cas de dualité (de duel). Dans une contradiction, les deux éléments contradictoires sont de statut équivalent, au moins en tant qu’ils s’affrontent. Soit comme énoncés, soit comme forces. Et c’est bien ce que voulait dire le marxisme classique, lorsqu’il appliquait la « loi » de la contradiction au domaine historique. Le moteur de l’histoire, disait-il, est la lutte des classes : et cette lutte oppose, pour la période présente, dans un face-à-face frontal, la bourgeoisie et le prolétariat. D’autres classes, d’autres forces, sont impliquées dans ce conflit. Mais celui-ci se détermine, par sa donnée essentielle, comme cet affrontement symétrique et bipolaire des deux classes en lutte l’une contre l’autre. Si donc il y a là une loi universelle des choses, et en particulier de l’histoire, il faut chercher aujourd’hui quelles sont les deux forces qui s’opposent, ou devront s’opposer, pour que le cours de l’histoire continue sa progression. Supposons que l’une de ces forces soit à peu près identifiable : le capitalisme mondial, la bourgeoisie planétaire, les propriétaires des moyens de production organisés en multinationales etc. Alors il faut trouver quelle est la force qui s’oppose à cette domination. Ou bien le prolétariat mondial, ou bien quelque chose qui puisse venir prendre sa place, et qui fonctionnera, dans cette opposition, comme sujet de la séquence historique en cours et porteur de l’énergie du devenir.

Or, on peut considérer – c’est ce à quoi j’incline – qu’il n’en va pas nécessairement ainsi. En effet, un autre modèle peut se présenter à l’esprit lorsqu’on examine la situation présente : un autre schéma que celui de l’affrontement de deux entités symétriques. On peut concevoir que l’effet du développement du capitalisme est de mettre en tension (mot provisoire), d’une part une zone de polarisation, qu’on pourrait caractériser comme la domination capitaliste du monde, ou comme la concentration mondiale de la propriété des moyens de production, ou encore géo-politiquement comme le Nord-Ouest du monde, Nord-occident constitué de l’Europe du Nord-Ouest, de l’Amérique du Nord, et de ses prolongements ou antennes sur la planète. Appelons-cela, très provisoirement, la domination capitaliste mondiale. On peut alors supposer (ce n’est qu’une supposition) qu’à ce pôle de domination se trouve opposé, non pas un autre pôle unitaire, mais au contraire une diffraction de zones, un ou des processus de différenciations, ou de disséminations. Ce que la domination produit comme son « autre », ce ne serait pas nécessairement un prolétariat mondial sur le mode de l’ancien prolétariat industriel des pays développés, exprimant une essence homogène, comme le pensait le marxisme classique, mais une diffraction de zones de misère, de pénuries produites, et aussi de contestations diverses : culturelles, sociales ou sociétales, économiques, politiques. Le modèle n’est alors plus exactement celui de la contradiction, mais celui d’une dissymétrie dans laquelle l’on peut voir un énorme handicap (l’absence d’unité disponible à priori) ou une immense ressource (une pluralisation, une diversification, voire une universalisation potentielle).

Ajoutons, en vue de développements à venir

– d’une part, une remarque : l’unité qui se forme du côté de la domination est celle de l’appropriation. Appropriation des moyens de production, d’échange, de distribution : appropriation du monde, au bout du compte. Or, cette appropriation ne peut (peut-être) se trouver mise en cause que si on en critique radicalement le noyau : certes la propriété (privée), comme l’ont fait la plupart des fondateurs du socialisme. Mais aussi l’appropriation en général, la logique du « propre », qu’a analysée Derrida, et au bout du compte l’identité comme telle. L’identité, l’être-propre en général, expriment peut-être, en sa pointe extrême, le mode de pensée qui ressortit à la logique de la domination. La pensée qui veut s’en affranchir doit alors construire d’autres modèles de positivité que celle de l’être soi, de l’être-en-propre, et donc de la propriété de soi et du monde, comme l’enseignent depuis longtemps des spiritualités non-européennes.

– d’autre part, une question : si les adversaires de la domination capitaliste du monde sont constitués en zones de différenciation, en instances disséminées et diffractées, quelle pourrait être leur convergence ? Il faudra bien un ensemble d’alliances et de dialogues pour produire du nouveau, d’autres régimes de partage, et pour substituer au capitalisme d’autres formes de vie. A mes yeux, ce que le capitalisme induit comme son extériorité peut être désigné par plusieurs concepts : l’universel (la mondialisation capitaliste n’est pas universalisante), l’humain, le vivant, ou encore – c’est le terme qui a ma préférence, le planétaire. La planète, et la citoyenneté planétaire, me paraissent notre seule instance d’alternative au capital-monde. Mais c’est une alternative extrêmement puissante.

13.07.14

Depuis quelque temps, j’ai fait entrer une note sur ce journal à intervalles de quelques jours, chaque semaine environ. Je pense continuer ainsi : cela variera bien sûr, en se rapprochant ou s’espaçant. Et j’ignore quelle sera la durée de cette tentative. Mais je ne vais pas signaler chaque entrée avec une nouvelle information par mail ou sur Facebook, Twitter. Les lecteurs intéressés peuvent consulter désormais la rubrique selon leurs souhaits.

Ce journal est pour l’instant politique. Je n’ai pas décidé qu’il en serait ainsi de façon définitive. Il est certain que je n’imagine pas tenir la chronique de faits et gestes de ma vie quotidienne, je n’en vois pas l’intérêt dans ce cadre, et ce n’est pas mon goût. C’est bien un journal public. Mais les questions abordées pourraient être néanmoins très diverses : philosophiques, artistiques, voire personnelles si elles engagent des approches de pensée. Et politiques, comme c’est le cas pour l’instant, ainsi qu’en témoigne la nouvelle note que je publie aujourd’hui.

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26.07.14

La rubrique « Journal », interrompue par l’activité au Festival d’Avignon, reprendra d’ici peu, d’abord avec un bref bilan de cette séquence festivalière, puis par la poursuite de la réflexion.

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28.07.14

(Petite chronique d’Avignon)

Pendant deux semaines, je viens de séjourner au Festival d’Avignon. Si j’essaie de résumer, le plus loyalement possible, les faits marquants qui m’ont concerné de façon directe, cela donne à peu près ceci :

1. La pièce Mai, juin, juillet, que j’ai écrite, mise en scène par Christian Schiaretti, a été jouée par le TNP à l’Opéra d’Avignon du 14 au 19 juillet. Le public a fait au spectacle un accueil enthousiaste, conclu par des ovations devant des salles combles. La réception par une majorité de professionnels a paru vivement favorable – avec interrogations et débats, intenses. La presse nationale s’est montrée réservée, ou sévère : trois journaux (Le Monde, Télérama, La Croix) ont publié des commentaires très négatifs, en particulier pour l’écriture. D’autres (Libération, L’Humanité, L’Express, Le Nouvel Observateur) ont exprimé des jugements plus nuancés, mais sans enthousiasme. La presse locale a été chaleureuse, comme bon nombre de blogs.

2. Le mouvement de protestation concernant l’assurance-chômage et ses transformations en cours s’est révélé puissant, de très nombreuses compagnies affichant leur participation ou leur soutien. J’ai exprimé ma solidarité chaque fois que je l’ai pu, dans le cadre défini avec la plupart des artistes du Festival, et formulé dans le texte « L’hypothèse d’Avignon ». Les conséquences pour les spectacles auxquels j’ai participé ont été, principalement : a) l’annulation d’une journée de montage de Mai, juin, juillet, ce qui a posé de gros problèmes d’installation, compte tenu du temps très court disponible à l’Opéra ; et b) l’annulation d’une soirée du spectacle Les Pauvres Gens (voir ci-dessous) le 24, avec une représentation de remplacement le 26, ces deux dernières décisions étant prises par une forte majorité de participants à ce second travail.

3. Le poème de V. Hugo Les Pauvres Gens, que j’ai mis en scène, a donc été donné trois fois au Gymnase Saint Joseph les 25 et 26. La première de ces représentations m’a laissé très insatisfait. Le spectacle avait été créé en mai aux Pénitents Blancs, et avait produit chez tous, public et participants, un élan d’émotion, qui n’a pas été retrouvé ce premier soir. Le travail de remise en place avant et après cette soirée ayant été acharné, les deux représentations suivantes ont permis de rehausser le spectacle dans sa puissance poétique et sa force de partage, et l’accueil des deux dernières a été enthousiaste.

Voilà pour les faits, tels que je les ai vécus. L’analyse ne peut qu’être plus complexe. J’éprouve un fort désir d’engager, à ce propos, un effort de pensée – sans chercher l’autojustification, mais sans reniement non plus. Disons pour l’instant qu’en ce qui concerne les événements survenus autour de Mai, juin, juillet, je vois une sorte de dissentiment esthétique qui se creuse, en particulier sur les questions d’écriture, et qui me semble diviser en profondeur l’opinion théâtrale. Cette division doit être désormais formulée pour elle-même, et faire l’objet d’une réflexion poussée. L’opposition entre « texte » et « image » ne me paraît pas en rendre compte de façon satisfaisante, même s’il est certain qu’un certain rapport au texte (et une certaine forme d’écriture) peuvent y être impliqués aussi. Mais on ne parviendra pas à penser ce conflit des goûts sans l’articuler avec une analyse politique (ou historique, concernant l’actuelle économie générale des récits). Le dissentiment esthétique met en jeu une tension politique – et donc éthique. J’ai tenté d’en profiler quelques éléments il y a une dizaine d’années dans Après la Révolution (Belin, 2003). Il faut reprendre l’analyse de manière approfondie, accentuée. Et il est patent que la nature même de l’entreprise Mai, juin, juillet ne pouvait qu’accuser cette division. Par le sujet d’abord, puisque la question y est bien : où en est-on avec mai 1968 (et sa liquidation) et, par là, avec l’orientation révolutionnaire ? Par les choix de forme ensuite, en tant qu’il s’est agi d’un certain lyrisme prosaïque, d’un lyrisme politique, jouant sur la dissonance des codes, dont le refus n’a jamais été produit de façon réflexive, mais seulement exprimé, dans un agacement frivole, comme condamnation d’une faute de goût. Il faudra y revenir, avec soin. Le temps du débat esthétique doit se rouvrir. Je ne dis pas que mon travail doive être nécessairement approuvé, ou aimé : mais que son rejet devrait pouvoir s’exprimer dans une pensée critique, et donc si possible intelligente. Ce qui pourrait se traduire par : cultivée, sensible, travailleuse (ouvrière). Souhait très optimiste, bien sûr.

Je n’en suis que plus résolu à poursuivre l’expérience de ce « Journal », dans sa visée politique, interrogatrice, et aussi comme traversée personnelle – ce qu’est tout journal, je suppose. De façon très inattendue, durant ces jours parfois difficiles, la (re)lecture de Marx me fait un bien fou.

12.07.14

Dans la pensée antiraciste (j’use de l’adjectif en un sens positif) il est courant de dénoncer l’exclusion des « autres ». Dénonciation salutaire. En général, on désigne par là, avec raison, les immigrés ou immigrants, les étrangers lointains ou proches, les pratiquants d’autres religions, les sexualités minoritaires, les races différentes. La mise au ban de ces groupes posés comme extérieurs permet de constituer un « eux », dont l’effet corrélatif est d’identifier un « nous », qui s’institue par cette opération, car il pourrait sans elle rester très incertain. Alsaciens et Catalans, mais aussi catholiques et protestants, citadins et campagnards, patrons et ouvriers, intellectuels et manuels pourraient s’opposer, et rien ne leur permettrait de former un « nous » homogène, sauf le face à face avec les Arabes, musulmans, juifs, noirs ou roms globalement pointés comme « eux ». Tout ceci est à peu près acquis, au moins dans les convictions antiracistes, tout en demandant à être sans cesse réaffirmé et approfondi.

Il est cependant un autre « eux » dont la position est aussi fréquente, mais la compréhension moins établie. C’est celui qui est utilisé, souvent, pour désigner les dirigeants, et en particulier les dirigeants politiques, mais aussi toute une constellation bureaucratique qui les entoure. Ce qu’on appelle, dans une dénomination curieuse, les « élites ». On peut y inclure les ministres et leurs conseillers, les députés, l’administration européenne, la haute fonction publique, parfois les médias, et toutes sortes de personnes influentes, définies ou imprécises. Cette imprécision est au cœur du problème. Car parler d’une sorte de réseau de pouvoir, dont l’existence est supposée aussi assurée que sa définition est obscure, conduit à laisser dans l’ombre la définition de sa nature. C’est très différent du concept de classe dirigeante, que le marxisme définissait par la propriété des moyens de production. Ce flou peut se marquer par deux traits significatifs. D’une part, l’emploi de l’expression : « la classe politique ». Pour une analyse critique rigoureuse, il n’est pas avéré que les dirigeants politiques constituent une classe. D’un point de vue marxiste, certainement pas : une classe sociale se détermine par sa place dans la production. Même si on étend, affine ou reconsidère les critères de cette position à la lumière des réalités présentes, le fait d’être élu député ne fonde pas, dans cette vision, une appartenance de classe. Du coup, désigner « la classe politique » comme un tout empêche de se demander pour quels intérêts de classe agit tel ou tel parti. L’emploi du terme fait alors écran devant la réalité des classes, telles qu’elles s’inscrivent ou évoluent dans la vie sociale effective. En second lieu, l’incrimination de ces « élites dirigeantes » indéfinies laisse de côté l’analyse des conduites et fonctions de la domination proprement économique. L’accusation des « élites » dispense d’interroger le capitalisme comme tel. C’est ainsi qu’on verra considérer « les fonctionnaires », ou les intellectuels, ou les intermittents du spectacle – voire les chômeurs – comme des « privilégiés », sans considérer que les patrons ou actionnaires des très grandes entreprises bénéficient de « privilèges », sous prétexte que leurs revenus leur viennent d’une activité privée – comme si ce fait excluait la discussion. Et s’il arrive que leur statut soit questionné, c’est (parfois) en termes de niveau de revenu, et pas du point de vue de leur place dans un rapport de production (d’échange, de distribution). Ce qui permet de s’accommoder ou de s’affliger d’une disparité vue comme naturelle, inévitable, et dispense d’en interroger la racine historique, juridique, réelle.

Or, cette configuration, de discours et de pensée, est au fondement de ce qu’on nomme les populismes. Appeler au grand coup de balai pour chasser les élites, les dirigeants, les partis, les politiciens, etc., permet de faire silence sur la question du capitalisme et de la propriété des grands moyens de production et d’échange. Il arrive qu’on se demande ce qui fait la différence entre les populismes d’extrême-droite et d’extrême-gauche. En tout cas, on pourra attendre en vain de l’extrême droite la mise en question du capitalisme et de ses mécanismes d’appropriation et d’accumulation. Il est d’autant plus navrant de voir une certaine extrême-gauche se complaire dans la dénonciation populiste des dirigeants en général, sans mettre en cause avec précision l’assujettissement des responsabilités, publiques autant que privées, à la domination du grand capital. Car il faudrait pour cela caractériser cette appropriation dans ses formes contemporaines, et ce n’est pas si simple, et décrire avec soin ses relais dans la vie politique, les médias. Il faudrait différencier les commanditaires d’une politique et ses exécutants – distinction aussi nécessaire que pour un méfait quelconque. Et aussi, du coup, analyser les contradictions internes entre les diverses politiques du capital, ce qui est la condition de l’intelligence et du succès.

En lieu et place d’une telle analyse, et d’une telle éthique du discours, est posée une entité mythique et idéologique : « eux ». Pourquoi ce pronom ? Parce qu’il permet de lui opposer un « nous » de fiction. Et donc de construire le supposé « peuple » dont les populismes se font alors les porte-paroles autoproclamés. Cette entité (« eux ») prend aussi la forme du « on ». On, c’est eux. On dit, on veut faire croire, on prétend, on manigance. Le « on » a ainsi pour fonction d’autoriser l’introduction subreptice du « nous » le plus indéfini. « On veut nous faire croire que » : tel est l’énoncé populiste matriciel. Il faudrait demander : qui est « on » ? Ce qui appellerait la caractérisation précise souhaitée ci-dessus. Au lieu de cela, « on ». Ainsi se montre avec netteté le lien de structure entre populisme et complotisme. « On », cela désigne une entité vague, anonyme, dont la réalité, cachée, est supposée incontestable. Surtout, « on » permet d’induire un « nous » qui ne répond à aucune définition, et donc à aucune construction collective, effective, précise, pratique, combative, à un peuple sans composantes, sans contradictions ni alliances. « On veut nous faire croire » ceci ou cela – le double tour de la position populiste des « élites » perverses et du « peuple » méfiant est joué. Cela se lit sous les meilleures plumes. Il est préférable de questionner, de façon précise et analytique, les processus par lesquels se produit le « nous », pour le meilleur ou le pire : comme le fait, par exemple, Judith Butler (Cf. « Nous, le peuple », dans le volume collectif Qu’est-ce qu’un peuple ?, La Fabrique éditions, 2013).

La fonction de cette double fabrication langagière (« eux » ou « on » d’un côté, « nous » de l’autre) est évidemment d’induire une production de haine. Il est de la plus haute importance de se demander si la haine peut-être d’une quelconque légitimité, et utilité, dans une politique d’émancipation pour les temps qui viennent.

6.07.14

Les deux premières « entrées » de ce Journal ont abouti à une conclusion qu’on peut résumer ainsi :

– d’une part, une pensée critique à venir se devrait d’affirmer son autonomie par rapport aux différents types de gestions du capitalisme, et en particulier aux deux d’entre elles qui s’affrontent souvent, qu’on peut appeler droitière et gauchère, sans s’inféoder intellectuellement à l’une ou à l’autre, ni dans l’allégeance, ni dans le dépit ;

– d’autre part, cette autonomie en devenir ne devrait pas conduire à considérer ces gestions comme équivalentes. Au contraire, en tant qu’approche autonome, une pensée critique (pour appeler ainsi un dynamisme qui reste à caractériser, j’y viens) devrait chercher à distinguer avec finesse les différentes gouvernances du capitalisme, pour comprendre les raisons de leurs affrontements, déterminer ses préférences tactiques ou pragmatiques, surtout tant que de réelles perspectives de dépassement du capitalisme font défaut. Elle devrait travailler à produire ces perspectives, tout en regardant l’actualité d’un œil évaluateur et discriminant.

Cette conclusion, très provisoire, ouvre alors sur une question. L’alternative (capitalismes de droite et de gauche), sur laquelle il s’agirait de produire un regard critique positif et éthique, renvoie au le statut de ce regard, de cette pensée recherchée. Quelle en est la situation, la position historique ? A quel poste d’observation et d’engagement cette position prétend-elle se placer ? Ou, pour le dire autrement, quelles pourraient être les forces, les énergies, les dynamiques sociales susceptibles de fonder, ou de soutenir, la possibilité d’un autre fonctionnement social que la celui des injustices vertigineuses que le capitalisme engendre ou aggrave ? Pour Marx, et les marxistes qui l’ont suivi, la réponse était nette : le porteur de l’avenir, c’était « le prolétariat », et ses éventuels alliés, qui lorsqu’ils parviendraient à se réunir constitueraient la grande majorité des populations. Du coup, la pensée devait chercher à rejoindre et à exprimer cette situation censément objective. La classe ouvrière était à la fois l’élément le plus radical dans ce rassemblement, et le seul capable de l’entraîner vers la réussite. Ne revenons pas, ici et pour l’instant, sur les raisons qui font que cette réponse, formulée par le marxisme classique, ne peut plus nous satisfaire – en tout cas, tant que ses termes et sa syntaxe n’ont pas été très profondément repensés. Avons-nous, dans l’immédiat, des éléments qui permettent d’avancer vers une autre approche ? Nous ne pouvons pas pointer une force sociale qui, par elle-même, viendrait prendre la place et le rôle du sujet historique pour la séquence qui pourrait s’ouvrir. Quels seraient alors nos repères ? J’indique ci-dessous quelques frayages possibles, en vrac et sans construction nette : ceci est un journal de réflexion, pas un traité.

Pour repérer cette force, ou ces forces possibles, il faut traverser la clôture du cadre national. La nature mondiale du capitalisme, ses formes de domination et son développement en cours, font que des dynamiques qui pourraient inquiéter son hégémonie ne peuvent émerger que comme planétaires. Cela ne signifie pas que des crises, luttes, affirmations locales, voire nationales, n’aient plus d’importance. Aucun penchant à cette sorte d’abandon ou de désertion. Mais il est crucial, à mes yeux, que leurs perspectives se situent explicitement dans le contexte d’une remise en cause planétaire de la gestion capitaliste. C’est essentiel, pour au moins deux raisons : d’abord, parce que la plus grande misère, et la plus violente exploitation, touchent les populations du Sud, et que donc toute remise en cause de la domination capitaliste qui ne s’appuie pas sur une solidarité primordiale avec les plus exploités, les plus appauvris, les plus violentés prend la signification, injuste et néfaste, de la défense de relatifs privilèges. Pour le dire autrement : s’il est légitime que des ouvriers, ou d’autres malmenés dans un pays riche, défendent leurs acquis, cette justesse ne prend sens désormais que si elle se joint, clairement, à un parti-pris actif en faveur de ceux qui, au sein d’un même système, sont plus violemment et plus radicalement dépossédés qu’eux. La transnationalité de la domination requiert, comme son double positif, une citoyenneté transnationale et transcontinentale. En second lieu, la solidarité planétaire est obligatoire devant les questions écologiques : l’accumulation capitaliste touche là une de ses limites les plus objectives[1].

Une deuxième nécessité de cette dynamique serait d’intégrer les travailleurs intellectuels et culturels. Sans aucune priorité, mais de façon organique, constitutive. Exigence liée à une évolution présente du capitalisme, dans sa structure intime, sur laquelle il faudra revenir.

Un troisième élément est que, si l’exploitation dans le travail salarié reste centrale (par exemple dans le processus dit de « délocalisation » des entreprises du Nord vers des pays plus pauvres, lequel joue aujourd’hui le premier rôle dans la pression capitaliste sur les niveaux de salaires), cette donnée n’est plus la seule. Il faut y intégrer, structuralement, l’énorme partie du monde social qui est bannie du travail. Le monde « sans travail », chômeurs au Nord et vastes populations sous-prolétarisées au Sud, doit être pensé au cœur de l’analyse du capitalisme mondial, non plus comme une seule « armée de réserve », mais comme un champ intrinsèque de la domination et des perspectives de son (éventuel) dépassement.

Enfin, dans la recherche d’une conjonction possible de forces sociales si hétérogènes (couches sociales attaquées au Nord, zones de misères au Sud, production de savoirs et de cultures, monde sans travail) – lien si difficile à concevoir qu’il semble une fantasmagorie – un élément me paraît pouvoir jouer un rôle déterminant, sinon d’unification possible, au moins de terrain de dialogues et de rencontres : le croisement planétaire des cultures. La circulation des formes musicales et des danses, les usages techniques, les pratiques vestimentaires, le rapport aux récits, aux images, aux écrans, le désir d’émancipation féminin, la remise en cause des hégémonies sexuelles, l’évolution des pratiques de santé, le souci de la nature, même s’ils sont répartis de façon plus qu’hétéroclite ici et là, créent des terrains de dialogues, entre des populations en Extrême-Orient, dans le monde arabe, en Afrique, dans le continent sud et nord-américain, et dans les Europes, qui doivent faire l’objet de la plus inventive attention.

En d’autres termes : voir ou faire danser ou penser ensemble un jeune ouvrier en Europe et une femme africaine (ou l’inverse, ou d’autres, dans tous les styles géo-culturels, d’âges, de sexes ou d’appariements qu’on voudra) est un élément de la politique à venir.

[1] Voir « Hypothèses et questions politiques » (2007), § 4. Cf. Hypothèses 2007.

30.06.14

J’ai relu il y a quelques mois, de façon attentive et suivie, les trois grands écrits politiques de Marx : Les luttes de classes en France, Le dix-huit brumaire de Louis-Napoléon Bonaparte, et La guerre civile en France, textes qu’on désigne souvent comme des ouvrages « historiques », parce que ce dont ils traitent (la révolution de 1848, la prise de pouvoir par Napoléon III, et la Commune) nous apparaît aujourd’hui comme une grande séquence de l’histoire. Mais il est frappant de noter qu’ils ont été écrits à chaud, pendant les événements, avant que ceux-ci aient été dénoués ou tranchés, et avec un souci de comprendre comment ils allaient ou pouvaient évoluer. Histoire donc, sans aucun doute, mais histoire en acte, « immédiate » (ce n’est pas le bon terme) – c’est-à-dire politique au plein sens du mot. On voit là l’inanité des considérations sur l’absence de pensée proprement politique dans l’œuvre de Marx, mais on voit aussi la raison de cette cécité : car ces écrits sont tout entiers consacrés à tenter de comprendre les luttes politiques en termes d’analyses de classes, et on suppose que la pensée « proprement politique » doit s’affranchir de ce critère pour accéder à une spécificité ou à une autonomie du politique comme tel. Alors que, à la pensée politique d’aujourd’hui, comme je vais tenter de le dire, c’est précisément une telle interprétation en termes de rapports sociaux qui fait cruellement défaut – et qui lui fait défaut, politiquement. Il est remarquable aussi que ces trois écrits témoignant de la pensée politique de Marx portent, tous trois, sur la France – alors que leur auteur ne manquait pas d’attention à la situation britannique, russe, ou allemande bien sûr, entre autres. Cela mériterait d’être plus attentivement questionné, au-delà de la simple conjoncture.

La recherche de Marx dans ces textes veut tenter de comprendre quels groupes, et quels intérêts sociaux, s’expriment dans les différentes tendances politiques qui s’affrontent. Une dimension de cette analyse me frappe particulièrement. Dans les mouvements révolutionnaires, qui aboutissent en 1848 à la chute de la Monarchie de Juillet, et dans les affrontements qui suivent jusqu’à l’établissement du second Empire, Marx voit s’opposer des tendances diverses : monarchistes « légitimistes », favorables à la lignée royale qui a précédé la révolution de 89, et qui a repris le pouvoir à la restauration de 1814-1815 ; monarchistes « orléanistes », partisans de la royauté de Louis-Philippe qui vient de tomber en 1848 ; bonapartistes, républicains modérés, républicains radicaux. Globalement, Marx interprète ces différentes tendances comme exprimant des intérêts de la bourgeoisie, classe montante. Il peut éprouver des sentiments politiques divers à l’égard des unes ou des autres, selon qu’il s’agit des orientations les plus farouchement réactionnaires (comme pour les légitimistes) ou autoritaires (comme chez les bonapartistes). Il peut montrer plus de sympathie pour les courants les plus favorables à l’instauration ou au maintien d’une république, et à son infléchissement dans un sens social. Il n’en reste pas moins qu’il conçoit toutes ces politiques comme bourgeoises dans leur dynamique profonde. Or, ce que je veux remarquer ici est que cette façon d’assigner des courants politiques très différents à une nature de classe commune n’empêche pas Marx de consacrer une énorme énergie à tenter de comprendre les raisons de leurs différences et de leurs oppositions. Les deux premiers grands écrits sont ainsi consacrés, presque intégralement, à l’analyse des intérêts sociaux différents qu’expriment les monarchistes s’ils sont légitimistes ou orléanistes, et des groupes sociaux distincts qui fondent les tendances politiques (bourgeoises) divergentes : républicanisme bourgeois, soutiens paysans ou même ouvriers à telle ou telle frange de la politique bourgeoise etc. Il s’agit d’interpréter le sens et la portée des conflits politiques entre différentes fractions de la bourgeoisie, et de comprendre leur nature sociale.

Je voudrais comparer, de façon un peu abrupte, cette richesse de pensée politique à ce qui m’apparaît comme le point aveugle de bien de nos analyses présentes. Avec deux exemples, déjà évoqués dans la note précédente. Premièrement, l’administration Obama. On considère, à mon avis de façon globalement juste, que cette administration exprime la vision politique d’un régime dominé par le grand capitalisme américain. A partir de là, on oscille entre deux positions souvent complémentaires : premièrement un discours qui consiste à dire que ce n’est pas bien. Donc qu’Obama fait de mauvaises choses. Et en second lieu, une interprétation qui assimile globalement sa politique à celle de ses adversaires républicains, du fait qu’il s’agit, pour l’une et l’autre, de servir les intérêts du capitalisme américain. On s’interdit alors de comprendre la nature profonde de l’opposition (féroce) qui oppose la droite ou l’extrême droite républicaine à l’administration démocrate. Ou bien on aborde cette opposition en termes de désapprobation plus ou moins complète des politiques préconisées ou menées. Une question, à mes yeux essentielle, reste totalement absente : quels intérêts différents, quelles forces sociales, s’expriment dans la lutte entre républicains et démocrates ? Nul doute que certains analystes y pensent, ou les étudient : mais ces éléments de réflexion restent discrets, peu apparents, par rapport à la double attitude qui consiste, d’une part à tenir les deux orientations comme interchangeables (ce qui est sans cesse démenti par la violence des oppositions), ou à s’en tenir à une condamnation plus ou moins graduée de l’une ou de l’autre. C’est la compréhension qui fait défaut.

Comme on l’imagine, je vois la même lacune, encore plus criante à mes yeux, dans l’attitude d’une part de la pensée critique à propos de la France. La France est un état capitaliste. Le gouvernement Hollande comme le gouvernement Sarkozy gèrent le capitalisme sans le remettre en cause. Il me paraît donc avéré que ces gouvernements agissent dans le sens de ce qu’ils considèrent comme une meilleure vision du capitalisme et de son avenir. De cette considération toute simple, trois conséquences découlent :

a) il faut tenter d’identifier les intérêts, les groupes sociaux qui s’expriment dans chacune des orientations modernes du capitalisme, au sein de l’état français. Puisqu’il y a différence politique, on doit postuler que cette différence manifeste les singularités divergentes de forces ou de compositions de forces, de groupes ou d’ensembles de groupes. Pour produire cette identification, l’ancien marxisme ne suffit pas : le capitalisme a traversé d’énormes évolutions, et même si l’on peut penser (je le pense) que la dénomination « capitalisme » est encore pertinente, il n’en reste pas moins que les différences sont colossales, entre le monde de la Monarchie de juillet et le nôtre. Il faut donc tenter de comprendre quelles dynamiques sociales se manifestent dans la vie politique, et en particulier quelles fractions, quelles tendances du capitalisme s’expriment dans sa gestion présente, celle du gouvernement Hollande en particulier.

b) car on ne peut éluder le conflit, par moments d’une grande violence, qui oppose deux tendances dans la gestion du capitalisme. Ici, je ne peux que redire ce que j’avançais plus haut à propos des USA : il est aussi stérile de considérer les deux gestions (de droite et de gauche) du capitalisme comme équivalentes (de tenir leurs différences pour nulles) que d’ignorer leur socle commun. Les politiques de Sarkozy et Hollande ont à la fois une nature commune, comme expressions des tendances fondamentales du capitalisme d’aujourd’hui, et aussi des différences considérables, qui se manifestent par une très vive tension dans la lutte pour le pouvoir. On se doit d’analyser cela, autant qu’on doit analyser ce qu’exprime, en profondeur, la montée des nouvelles extrêmes droites.

c) il faut donc en finir avec la lamentation sur la trahison et sur les erreurs. Il faut cesser de considérer que la gauche socialiste au pouvoir serait l’expression dévoyée, traîtresse, fourvoyée du « peuple », lequel serait par nature opposé à la gestion actuelle du capital. De ce point de vue, Hollande ne trahit rien ni personne : il exprime et suit, de façon sans doute cohérente (même si c’est avec peu de succès) une certaine orientation politique de l’intérêt qu’il exprime et tente de servir. Qu’il y soit habile ou maladroit est une tout autre question. La gestion Hollande n’est pas une erreur historique, qui viendrait par mégarde s’installer là où une bonne politique aurait dû prendre place. Ce genre de déplorations ne sert strictement à rien. Il faut revenir, en l’appliquant à une tout autre situation, à la finesse et à la complexité de l’analyse marxienne : la gestion du pouvoir actuel sert des intérêts qu’il faut décrypter, dans leur spécificité, et elle exprime plus ou moins adéquatement la position de groupes sociaux qu’il faut identifier et caractériser. C’est ce que fait, avec la grossièreté que l’on sait, une certaine droite en parlant des « bobos », et en affirmant que la gauche socialiste porte les valeurs et les intérêts d’une classe favorisée : cultivée, urbaine, modernisée, mondiale. Je ne dis pas que c’est vrai, mais qu’il faut produire une analyse affûtée de ce que ce pouvoir manifeste et met en jeu. Et c’est une analyse politique.

De très nombreuses questions restent alors en suspens, à supposer même qu’on avance dans ces éclaircissements (ce que je ne fais pas ici, pour l’instant), et en particulier celle-ci : quelles sont les forces sociales (ou : les sujets historiques) qui peuvent désormais s’opposer à cette double gestion, droitière et gauchère, du capitalisme ? Ou bien : quels pourraient être, dans nos réalités sociales, les groupes porteurs d’une éventuelle transformation ?

25.06.14 

Dans un grand nombre de positions politiques, spontanées ou réfléchies, prises du côté où on se réclame d’une pensée critique à l’égard du monde institué, je vois souvent depuis des années une confusion entre deux plans qu’il faudrait, à mon avis, distinguer précisément. Le plan de ce qu’on pourrait appeler un engagement révolutionnaire, d’une part, et d’autre part la prise de parti dans une conjoncture. Evidemment, ces deux positions doivent être, autant que faire se peut, liées. Mais ce lien suppose qu’on les distingue avec précision.

A un premier niveau, on peut souhaiter une mise en cause du fonctionnement social dominant. Avec, comme conséquence, un souhait de le voir aboli, ou essentiellement transformé. Appelons ce fonctionnement : capitalisme, ce qui me paraît, jusqu’à nouvel ordre, la dénomination la plus pertinente.  (« Libéralisme » semble désigner plutôt une idéologie, et donc « néo-libéralisme » un avatar de celle-ci, alors que « capitalisme » caractérise un certain type de rapports sociaux, et l’organisation qu’il entraîne.) On peut aspirer à ce que le capitalisme ne soit pas le dernier mot de l’organisation des sociétés humaines. C’est clairement mon cas – certains parmi mes très proches ne partagent pas ce souhait. Pour ma part, ce qui est en question concerne l’injustice – non pas l’injustice occasionnelle, mais l’injustice structurale et permanente. Cela concerne, disons, le fait qu’un enfant puisse naître dans une famille aisée au cœur d’un pays riche, et un autre dans un bidonville dans une zone de misère, de violence et de guerre. Cette disparité ne me paraît en rien « naturelle », j’y vois une injustice, produite par le fonctionnement social. Je ne peux pas l’admettre comme fatalité définitive, indépassable destin. D’autres raisons m’engagent à ne pas considérer le capitalisme comme un principe de réalité : mais celle-ci est la principale.

Dès lors que le capitalisme est vu comme une réalité provisoire, quoique très ancrée dans le réel et les consciences, émerge la question des possibilités de le dépasser. C’est une question analytique, et stratégique. On se demande comment concevoir un autre régime social, et quelles sont les modalités d’y parvenir. En principe, pour la pensée tout au moins, la première question conditionne la seconde – quoiqu’on puisse tout à fait imaginer que des transformations pratiques, historiques, relativement imprévues viennent anticiper la conception théorique qu’on peut s’en faire – comme cela s’est produit récemment, par exemple avec les soulèvements arabes. Mais, pour réfléchir, il est tout de même nécessaire de savoir, au moins un peu, où est le but, avant de chercher comment on y va.

Or, on doit bien constater que, s’il existait un modèle théorique général du dépassement du capitalisme (disons : celui que fournissait l’analyse marxiste, avec son horizon communiste), il a été mis en crise profonde depuis quelques décennies (même si ni le marxisme ni le communisme ne sont, à mes yeux, à considérer comme liquidés : ils doivent être intellectuellement retraversés, interrogés, pour mieux savoir ce que leur crise enseigne, et nous lègue). Donc, aujourd’hui, il est important de ne pas oublier que, même si le capitalisme nous insupporte (ce qui n’est pas une position universelle), nous ne savons pas comment nous en défaire, ni ce qui peut lui succéder. Et la tâche, ici, serait avant tout de travailler à l’élaboration de cette analyse, et à la formation de ces perspectives.

Il existe évidemment un second niveau de l’approche des faits sociaux ou politiques. Car on ne peut pas attendre qu’une nouvelle théorie des transformations sociales soit prête pour prendre parti dans les situations où nous sommes plongés. Dans les conditions de nos vies, dans chaque conjoncture, il faut choisir. En désirant, bien sûr, choisir le meilleur. Celui-ci peut être raisonnablement apprécié, même en l’absence de perspectives de transformations sociales essentielles. Tout ce qui contribue, par exemple, à faire reculer ou à diminuer les injustices, à faire progresser les libertés, à ouvrir la compréhension entre les humains, peut et doit être considéré comme souhaitable. Quant à cela, les appréciations peuvent diverger, en fonction des priorités, ou du fait de ce qu’on appelle des « valeurs ». Mais ces désaccords peuvent être discutés, plus ou moins âprement, et pour chacun d’entre nous, donner lieu à des choix. C’est ainsi que, pour ma part, je souscris à de nombreuses formes de luttes contre les injustices économiques et sociales, pour l’amélioration de la situation des plus pauvres, pour une solidarité planétaire, contre les haines raciales et nationales, etc.

*

Or, il me semble que ces deux plans sont, plus d’une fois, confondus. J’en donne deux exemples. Le gouvernement de Barack Obama n’est pas révolutionnaire. Il ne travaille pas à l’extinction ou au remplacement du capitalisme. Ce point est assuré. Qu’est-ce qui peut vaincre le capitalisme, en particulier aux USA, et plus encore qu’est-ce qui peut lui succéder ? Je n’en sais rien, et il ne me semble pas être le seul. Faut-il travailler à comprendre comment le capitalisme, entre autres aux USA, peut être dépassé ? Sans aucun doute, à mes yeux. Ceci relève du premier plan que j’essayais de caractériser. En revanche, l’administration Obama est-elle meilleure que celle de ses prédécesseurs ou adversaires républicains ? L’évaluation me paraît indiscutable – en tout cas si l’on se réclame d’une critique des pratiques autoritaires, inégalitaires, agressives. Cette différence apparaît aussi bien sur le plan de la politique étrangère, que de la politique de la santé, ou, plus encore peut-être, quant aux évolutions symboliques de la question des races, des mœurs, du rapport Nord-Sud, etc. On peut diverger sur l’importance de ces améliorations, les trouver plus ou moins significatives. Mais les nier, les juger inexistantes, revient à mon avis à abdiquer tout engagement concret dans une conjoncture donnée. Ne pas comprendre la valeur de la présidence Obama (comparée à celle de George Bush ou à celle qu’aurait pu mettre en place une victoire des républicains), équivaut à pratiquer la politique du pire, ou de la terre brûlée. Il faudra s’en expliquer plus en détail à propos de telle ou telle conjoncture. J’essaierai de le faire.

Je pourrais développer une argumentation comparable à propos de l’attitude devant le gouvernement de François Hollande. Que celui-ci n’engage  pas une mise en question du capitalisme, c’est une évidence. Mais qu’on puisse ne trouver aucune différence pertinente entre sa gestion des affaires et celle de Nicolas Sarkozy me paraît de très mauvaise politique. Or, cette position repose sur une confusion des niveaux d’analyse, et d’action. Je crois pouvoir me considérer comme partisan d’une prise de parti révolutionnaire devant la situation sociale. Je cherche, de tout cœur, les forces et les pensées qui pourraient permettre de dégager une telle perspective, qui reste aujourd’hui complètement bouchée, me semble-t-il. Pendant que ce travail se fait ou s’explore, il me semble devoir à la plus élémentaire éthique politique de ne pas poser que tout se vaut.

Cette confusion n’a pas seulement la conséquence, à mes yeux nuisible, que je viens de dire. Elle a un effet plus profond, que je vais tenter de caractériser. Car si, en l’absence totale de perspectives révolutionnaires, on prétend tenir dans la conjoncture, et en quelque sorte à l’aveugle, une position censément radicale, on agit comme si une perspective de cette sorte existait, alors qu’elle manque. On suppose acquis un débouché qui fait défaut. Et puisque celui-ci est absent, la critique, supposément radicale, de la situation telle qu’elle est, se donne des objectifs où elle les trouve : pas dans le futur (ils y sont introuvables), ni dans le présent bien sûr, ce qui n’aurait aucun sens – donc dans le passé. Je ne veux pas dire par là que le prétendu radicalisme le plus courant fait appel à un vieux futur : le communisme, la révolution à l’ancienne, etc. S’il en était ainsi, ce ne serait à mes yeux qu’un mal circonscrit. Mais ce n’est pas ce qu’on observe : il est très rare d’entendre les nouveaux radicaux réclamer l’appropriation collective des moyens de production, l’état de classe, l’internationalisme prolétarien, etc. Ce n’est pas dans les futurs du passé que l’on puise : c’est dans le passé du passé, le passé qui a eu lieu, le passé réel. Par exemple : lorsque l’on critique, dans un radicalisme proclamé, la « mondialisation (néo)libérale », la quasi-totalité des mesures préconisées revient à préconiser le retour aux prérogatives du pouvoir d’état, c’est-à-dire de l’état national, dans ses vertus présupposées de protection et de républicanisme. Je vois à cela deux inconvénients principaux. D’une part, cette position est passéiste, et me semble totalement inopérante. L’histoire, on devrait l’avoir appris, ne fait pas machine arrière. Mais un autre défaut est plus grave : c’est que cette attitude revient à parer l’état-nation de vertus mythiques, qui étaient exactement celles que les révolutionnaires d’antan ont combattues avec la dernière énergie. L’idée que l’état de la Troisième ou de la Quatrième République était garant de la protection sociale, de l’éducation républicaine, des droits sociaux etc. aurait fait hurler tous les révolutionnaires authentiques de ces époques révolues, qui ne cessaient de dénoncer ces illusions, ces idéologies, et de s’en prendre à l’Etat comme pourvoyeur et garant de la domination du Capital. Bien des radicaux d’aujourd’hui invoquent l’Etat comme une sorte de puissance neutre et universaliste, ce qui revient à relancer idéologiquement l’Etat du capital, et donc la nation de l’Etat-Nation, là où les révolutionnaires ne cessaient d’appeler à leur critique et à leur dépassement. La position de ce prétendu radicalisme n’est donc pas seulement passéiste : elle est exactement réactionnaire. Pas seulement illusoire, mais activement néfaste.

Je ne veux pas induire qu’il faille attendre la reconstruction des « idéaux » pour agir avec profondeur et détermination. Ce n’est d’ailleurs pas d’idéaux qu’il s’agit, mais d’analyses concrètes et d’objectifs définis. Je dis que la confusion entre les plans aboutit à obscurcir la pensée, et l’action, aussi bien quant aux directions fondamentales que sur les options de conjoncture. Il ne faut jamais omettre de se demander dans quel schéma historique peuvent prendre place les changements qu’on appelle. Pour le dire autrement, « radicalisme et pragmatisme vont désormais de pair »[1].

 

[1] « Hypothèses et questions politiques » (2007), in Livraison et délivrance, Belin, 2009. Lien : Hypothèses et questions politiques .

A l’automne 2007, j’ai participé à une tentative pour donner vie à une initiative de réflexion politique, baptisée « Cercle Montaigu » (Cf . : Cercle Montaigu).  J’y ai proposé, comme amorce de réflexion, les pages ci-dessous. Je les republie ici parce qu’elles forment une sorte de préface, anticipée de quelques années, à l’ouverture du « Journal public », lequel y fait plusieurs fois référence et reprend, dès le titre de sa première entrée, la dernière phrase de ces « Hypothèses ». De plus, je trouve significatif que ces lignes aient été rédigées avant la « crise financière » de 2008, et avant les « printemps arabes ». On a peine à s’en souvenir, mais avant ces deux grands événements, la (re)mise en avant de certaines catégories (capitalisme, révolution) n’était pas encore revenue au centre des réflexions les plus courantes, comme c’est le cas depuis. 

J’ai été invité, par Bernard Stiegler et l’association Ars industrialis, à présenter ces hypothèses dans une réunion publique qui s’est tenue au Théâtre de la Colline (Paris) le samedi 15 décembre 2007. Le texte a été republié dans Livraison et délivrance, (Belin 2009).

 

1. Dans l’examen d’un problème français, ou européen, il ne faut pas partir de la position française ou européenne du problème, mais de sa position mondiale. Aucun problème politique ne se comprend aujourd’hui s’il n’est pas situé sur le fond du jeu des forces du monde. Les conflits de forces, d’intérêts ou de visées, qui se manifestent en France ou en Europe sont la mise en jeu modulée de conflits ou de rapports qui s’instaurent ou se déploient à l’échelle mondiale.

Un exemple – très évident : les questions qui travaillent les villes d’aujourd’hui (rapports centre-banlieues, relations des groupes sociaux, culturels, linguistiques, confrontations des niveaux de vie, des modes d’habitat) sont profondément influencées par les migrations. Or celles-ci sont l’expression locale d’un système-mouvement mondial : celui qui résulte de la circulation entre richesses et pauvretés à l’échelle planétaire – ce qu’on a pu appeler longtemps le rapport Nord-Sud. La question urbaine est la modulation locale du rapport mondial Nord-Sud. Dans chaque ville, celui-ci est modulé de façon particulière, avec des dispositions situées. Mais ces situations ne se comprennent que si elles sont rapportées au jeu mondial des forces.

Un autre exemple – dont la connexion au précédent n’est pas un grand mystère : islam, laïcité, etc. Le rapport qu’une partie des populations situées sur le territoire français (ou européen) entretient avec l’islam ne se comprend pas si on ne tient pas compte du fait que l’islam, pour de bonnes et de mauvaises raisons, est un nom associé aujourd’hui à une certaine idée d’alternative au modèle mondial dominant. En tant que religion, l’islam est un projet de monde. Mais en tant que réseau de pratiques ou d’images politico-religieuses, l’islam est une figure d’une certaine résistance au système mondial, et une projection alternative, fantasmatique pour une large part, d’une autre vie possible. La signification politique des problèmes religieux ne peut pas être pensée aujourd’hui en termes privés (bien sûr), ni même, surtout, en termes nationaux.

Or, la plus grande partie des problèmes stratégiques ou politiques du monde aujourd’hui est, avec de bonnes ou de détestables intentions, associée au mot islam – comme ils l’étaient, il y a peu, au mot « communisme ». C’est que ces questions, où qu’elles se posent, s’articulent au choc mondial de forces antagonistes : économiques ou morales. Les interrogations institutionnelles, juridiques ou stratégiques expriment les contre-coups de ces chocs.

2. Ce qui vaut pour l’espace vaut aussi pour le temps. Une entrée sensée, ou juste, dans le XXIème siècle, est conditionnée par la compréhension de ce qui s’est passé au XXème. Or le XXème siècle reste encore, pour nous, essentiellement impensé. On comprend à peu près ce qui a eu lieu jusqu’à la première guerre mondiale : redistribution du rapport de forces à l’échelle planétaire entre les principales puissances coloniales-impérialistes, à quoi s’ajoute la grande mutation technique dont la « guerre totale » est un des effets les plus marquants. Mais dès la fin de cette guerre, la compréhension que nous avons de notre histoire s’obscurcit :

– quelle est la signification exacte de la révolution russe, et de la révolution chinoise qui a suivi (dont les héritiers sont encore au pouvoir sur une nation d’un milliard d’habitants) ? Quelle était la nature exacte du régime soviétique, dans chacune de ses phases (structuration sociale interne – décisive pour comprendre l’après 1989 et la nature des pouvoirs politiques de l’Est aujourd’hui – place et fonction dans le jeu mondial du capitalisme tel qu’il s’est instauré dans l’entre-deux guerres, et plus encore après 1945) ?

– quel est le sens de l’échec de la révolution socialiste européenne dans les années 20 ? Par comparaison : on ne comprend pas la France si on n’interprète pas le bouleversement révolutionnaire opéré par étapes entre 1789 et 1880. Il en va de même pour chacun des pays transformés par les révolutions anglaise, américaine, ou anti-coloniales (Amérique du Sud, Afrique, Asie.) Quelle était alors la nature de la tentative révolutionnaire en Allemagne, Hongrie, etc. dans les années 20 – et quelle a été la portée de son arrêt ?

– qu’ont voulu exactement les fascismes ? Pourquoi cette forme particulière de régie du capitalisme a-t-elle été expérimentée ? Quel est le lien entre révolution russe et contre-révolution italienne, puis allemande, et espagnole ?

Une gigantesque expérimentation sociale a eu lieu au XXème siècle, avec un coût humain colossal. Qu’est-ce qui a été tenté ? Qu’est-ce qui a échoué, et de quoi sommes-nous héritiers ? Quels sont les effets de ces transformations et de leurs arrêts dans la structure des sociétés contemporaines ? On ne se tiendra pas quitte de cette énorme tâche de pensée en faisant le compte des monstruosités ou en déplorant les « illusions ». C’est du réel qu’il s’agit : que s’est-il passé, au juste, et quels modèles d’intelligibilité cela requiert-il ?

Or, chacune des situations politiques, locale ou globale, que nous avons à interpréter aujourd’hui est l’héritière directe d’une des phases ou d’un des lieux de ces processus. La politique de demain ne s’édifiera pas sur le vide de la pensée quant à notre provenance, et donc notre situation.

3. Malgré ses transformations récentes, ou à travers elles, le capitalisme mondial reste structuré par l’opposition d’un pôle principal d’accumulation des richesses – dont l’unipolarité est remise en cause par des pôles secondaires, mais reste pour l’instant dominante – et de zones multiples de production de la pauvreté. On parle ici de la pauvreté produite – non de celle qui résulterait d’une limitation factuelle des richesses ou des techniques. Il s’agit des zones ou formes de pauvreté engendrées par le développement et la globalisation du mode de production capitaliste. Cette opposition n’est plus convenablement décrite par l’opposition Nord-Sud, parce que le Sud voit apparaître des pôles d’accumulation capitaliste dynamiques, et parce que le Nord est fortement entaché de zones de pauvreté produite, en particulier en milieu urbain. Mais le binôme garde cependant une valeur indicative : parce qu’il fait signe vers l’existence d’une fracture principale, à laquelle les autres font écho, et qui travaille, comme telle, le cœur du Nord comme ceux du Sud.

La globalisation capitaliste n’est donc pas un progrès de l’universel : car si le mode de production qui la soutient se répand en effet et tend à pénétrer ou à révolutionner à peu près l’intégralité de la planète, cette globalisation de l’espace des questions ne réalise aucun universalisme : ni la justice, ni le confort, ni l’éducation ni la santé ne s’universalisent. Les particularismes ne prennent plus la même figure que précédemment : les différences linguistiques tendent à être traversées, la consommation marchande troue les frontières, la communication informatique se généralise, les habitudes vestimentaires perdent de leurs différenciations locales. Mais d’autres particularismes se creusent : particularisme de la richesse, du confort, des zones de sécurité, de la santé facile ou de l’instruction disponible, de l’accès à la décision politique.

Le capitalisme est globalisant, mais pas universaliste : il crée peut-être des préconditions matérielles à la position d’exigences d’universalité, mais ne les satisfait en rien.

4. Le développement mondial du capitalisme (et le développement capitaliste du monde) bute sur deux obstacles majeurs, qui semblent bien indiquer pour lui deux limites infranchissables :

– d’une part, la justice : le capitalisme semble définitivement confirmer son inaptitude foncière à réduire l’injustice sociale, c’est-à-dire non seulement l’inégalité (ce dont il se vante) mais précisément l’inégalité injuste, celle dont la racine, la forme et le statut heurtent la conscience morale élémentaire. Le fait qu’un enfant, selon le lieu et l’environnement où il vient au monde, voie son avenir orienté vers la plus désastreuse misère ou vers un confort relativement garanti est une forme à peine nouvelle de détermination par la naissance : on a fait des révolutions pour moins que cela. Il ne s’agit en rien de l’inégalité due au talent ou au mérite, même conditionnés par héritage : mais de la prescription la plus brutale de la vie comme destin social inexorable. Or, le capitalisme ne parviendra pas à éteindre l’indignation que cette déchirure enflamme : au contraire, comme simultanément il rend les conditions des uns et des autres plus visibles et en un sens plus proches, moins isolées, l’accroissement de proximité et d’affichage de l’injustice en exacerbe le caractère insupportable.

– d’autre part, la nature : le capitalisme repose sur l’a priori d’un développement sans fin. C’est ce mouvement d’accroissement ou d’accumulation incessante qui fait son principe et son ressort. Or, « la planète », comme on dit aujourd’hui, manifeste sa fatigue et la difficulté à supporter le creusement de l’excavation opérée en elle par le développement technique productiviste. C’est là, pour la première fois peut-être, l’apparition d’une limite objective, extérieure, qui dessine une frontière externe que la croissance en mode capitaliste ne pourra pas forcer. Car on ne connaît pas, à ce jour, d’hypothèse de développement du capital qui ne se fonde sur une révolution technique permanente, sur l’usage productiviste de celle-ci, et sur les effets de boulimie dévoratrice qui en conditionnent la possibilité permanente de relance. Au-delà d’aménagements partiels et quelques temporisations concédées – et d’ailleurs absolument nécessaires pour l’instant, faute de mieux – l’idée d’une écologie capitaliste reste un oxymore et un cercle.

5. Il n’y a donc pas lieu de tenir le capitalisme pour horizon indépassable, ni pour structure du principe de réalité. Mais s’opposer au capitalisme ne doit pas se faire par recours à des régressions. De ce point de vue, l’analyse de Marx reste pertinente : le capitalisme est un moment du devenir de l’histoire humaine, que l’on peut souhaiter dépasser, mais non pas abolir par le fantasme d’un retour arrière.

Dans ces conditions, par exemple, il ne semble pas que le meilleur recours contre les méfaits du capitalisme soit à chercher dans la valorisation unilatérale des mérites de l’Etat. En effet,

– l’Etat n’est pas étranger au fonctionnement du capitalisme. Le capitalisme ne cherche pas à s’en débarrasser, purement et simplement : l’idée d’un capitalisme radicalement anti-étatique est un élément de son dispositif idéologique, et non pas de son développement réel. Le capitalisme s’affranchit de certaines contraintes étatiques, mais en requiert d’autres. L’Etat assume des fonctions déterminées, et structurantes, dans son jeu systémique et sa marche.

– l’Etat reste arc-bouté à la nation, comme Etat-nation : et on ne connaît pas pour l’instant d’exemple d’Etat post-national ou trans-national. Les Etats-Unis affirment sans cesse leur statut national – même si des traits de leur société traduisent ou portent des enclenchements de processus qui ne s’y limitent pas. L’expérience européenne pourrait avoir ici valeur originale : mais il reste à vérifier que c’est bien un état européen qui s’édifie dans son histoire ; qu’on s’en félicite ou le déplore, ce devenir néo-étatique des institutions européennes n’est pas avéré. Quoi qu’il en soit de ce cas, unique et incertain, le fait d’en appeler à l’Etat comme dispositif anti-capitaliste, en particulier pour la protection des zones non-marchandes de la vie sociale (santé, éducation, etc.) manifeste un recours absolument légitime et inévitable, mais qui ne peut valoir à lui seul comme scénario d’avenir. La sortie hors du régime de la marchandise généralisée (et donc du capital, et du salariat, qui lui sont liés jusqu’à ce jour) ne peut se faire que par l’invention de nouveaux modèles de vie commune, et non par consentement aux fixations étatiques – nécessairement nationales, et souvent nationalistes.

– malgré toutes les régressions qui s’étalent, les questions politiques se posent, de façon obscure ou visible, comme ouvertures ou clôtures de processus de démocratisation. La question morale centrale est celle de la justice : et la question politique qui lui est intimement liée est celle des accroissements de démocratie. Or les devenirs démocratiques, aujourd’hui et dans la plupart des cas, se heurtent (et se fixent, tels des abcès) aux barrières nationales : frontières, régimes de droits, exercices de citoyenneté. Les nations, qui ont pu être (et sont encore ici ou là, rarement) des opérateurs de démocratisation, deviennent globalement des contre-logiques par rapport aux approfondissements démocratiques.

6. L’horizon de toute politique à venir qui ne veuille pas liquider l’exigence d’émancipation ne peut être que celui d’une gouvernance mondiale. Cette gouvernance doit être articulée à la position d’une citoyenneté planétaire, qui n’accepte comme délimitation de son domaine que celui de l’humain dans sa plus vaste extension – et encore, cette dimension d’humanité ne doit-elle pas s’exonérer d’un souci voué à la nature dans son ensemble, et en particulier à la vie animale et végétale. On peut considérer cet avènement politique comme très lointain ou au contraire comme imminence cachée sous les voiles de fausses évidences, mais on ne peut nier qu’il soit la seule ouverture politique claire et de bon sens qui réponde à l’effondrement des politiques nationales devant la globalisation des marchés et des guerres. Cette assignation de la politique à l’espace de l’humain requiert et signifie

– une attention portée aux territoires, aux espaces, aux zones de configuration de l’humanité : villes et campagnes, régions, langues, partages culturels et religieux. L’humain n’est jamais en général : il est toujours engagé dans un mode d’existence partagé, qui ne doit en aucune façon se dissoudre dans le global. A ce titre, les patrimoines nationaux demandent un inventaire, une analyse et un soin attentif : langues communes, législations et jurisprudences d’Etat lorsqu’elles affirment une volonté d’égalité et de justice, institutions et politiques publiques. Mais ces dimensions de communauté nationale (ou régionale, ou culturelle) ne doivent être pratiquées que dans leur capacité d’ouverture, de traduction, de passages. La nation, la langue, la religion ou la culture, comme territoires d’appropriation identitaire ou dispositifs guerriers appellent la critique la plus approfondie.

– un souci de la vie et de la dignité de tous les hommes et les femmes, qui doit habiter l’exigence politique. Ceci a des conséquences très fortes :

a) d’abord politiques : la nation ne peut plus être saturée par l’imaginaire ethnique (racial, ethno-linguistique ou ethno-religieux). Par exemple, la France, comme projet d’avenir, ne peut plus se penser selon un imaginaire blanc ou chrétien. Aucun critère d’accès à la citoyenneté ne doit exprimer, implicitement ou explicitement, ces démarcations. Quant à la langue française – dont il faut cultiver l’essor – , elle ne doit pas être requise comme espace identitaire, mais comme aptitude d’échange, de traduction, de transferts entre les langues, les terres et les savoirs.

b) ensuite économiques : une politique œuvrant dans l’espace national (et il en faut, des plus vivaces) ne doit pas construire son exigence politique sur la seule volonté de protection de sa richesse présente, sans articuler son inventivité technique et productive sur la question du partage des richesses à l’échelle mondiale. Cela suppose, à l’évidence, une critique de la consommation et du modèle présent de « croissance », mise en cause dont on ne pourra pas se passer. Vivre tous ensemble, comme nous y sommes appelés par bonheur, ne peut pas se concevoir sans l’invention d’une capacité à vivre autrement. On peut dire que ça tombe bien : puisqu’il n’y a plus grand monde pour clamer que ce mode de vie soit simplement source de félicité – il faut donc chercher à le transformer, avec un souci de protection de ses acquis les plus précieux (capacité de soin et de cure, force de transmission des savoirs et des héritages, puissance d’innovation technique et culturelle), et de partage de son humanité. Mais en ne se privant pas de soumettre à l’œil de la critique le mode corrupteur de sa richesse : consommation prescrite par la logique marchande, dévoration de l’environnement, boulimie collective et systémique.

7. L’invention d’un nouveau paradigme politique dépend – entre autres choses mais de façon importante – d’une réarticulation rénovée entre action politique et exigence morale. Cette reposition peut se nouer autour des affirmations suivantes :

– il est criminel, et suicidaire à la fois, d’associer morale et répression. L’exigence d’émancipation doit être tenue (comme elle l’a été par les grands révolutionnaires) pour éthiquement supérieure au désir de conservation de l’ordre existant. L’universalisme libérateur, l’égalité des naissances, l’idéal de justice, le respect de la demeure nature sont des visées profondément morales. La lutte subversive contre le règne de la cupidité, de l’autoritarisme brutal, de l’inégalité des conditions et des cultures est éthique dans son principe même. Seule une stupeur castratrice peut imposer à l’exercice de la faculté critique une signification immoraliste.

– En ce sens, il ne faut en aucune façon admettre que l’exigence morale apparaisse comme l’apanage des tenants de la régression : de tous ceux qui veulent liquider la sédimentation des luttes et mouvements libérateurs de ces derniers siècles. Il y a certes un moralisme réactionnaire (encore que la réaction s’accommode aisément de l’immoralité financière, et de toutes les marchandisations qui l’accompagnent – commercialisation de la violence, du sexe machiste et fascisant, de l’assujettissement à la consommation des images etc.), mais il ne faut pas admettre l’équation entre morale et réaction.

– Cette remise en jeu de l’exigence éthique profonde qui porte les mouvements d’émancipation, de la supériorité éthique de l’émancipation sur la régression, a une importance politique décisive. On ne rebâtira pas une dynamique politique libératrice sur les seules pulsions négatives, voire nihilistes, qui sont le reliquat des luttes révolutionnaires sevrées de leur puissance positive et affirmatrice. En particulier, la critique du monde et des puissances qui le contrôlent passe aujourd’hui par une critique intraitable des idéologèmes de la violence sans fond. La violence auto-mimétique est une des composantes essentielles du régime capitaliste des images et des codes.

8. La méthode doit être critique, positive, éthique et rationnelle. Il n’y a, à ce titre, aucune contradiction entre le soutien à apporter à tous les progrès concrets de la liberté, de la dignité, de la justice – et donc à toutes les avancées « réformistes » en matière de vie collective, à condition que la portée des « réformes » soit celle d’une décroissance des inégalités, des oppressions, des dommages naturels, de la misère et de l’ignorance – et l’exigence de transformation radicale, « révolutionnaire » (chacun de ces deux termes restant à repenser attentivement). On ne peut se satisfaire d’un aménagement timide de l’ordre construit autour des inégalités, de la marchandisation et de la consommation du monde, mais on ne doit pas plus se réfugier dans l’élaboration de modèles utopiques qui dispenseraient de prendre parti dans les affrontements ou choix en cours. Radicalisme et pragmatisme vont désormais de pair.

octobre 2007.