20.09.15

 

Pour prolonger paradoxalement la note précédente, il me vient le désir d’évoquer diverses lectures du moment. En lisant les pages précédentes, on pourrait m’imaginer plongé dans Marx et Lénine, et seulement soucieux de révolution. (Il faudra que je consacre une entrée prochaine à m’expliquer un peu avec ce mot – révolution. Je l’ai fait, en partie, voilà quelques années[1]. Et l’acception que je lui donne pourrait surprendre un peu. Peu importe, pour l’instant.) Qu’est-ce que je lis, outre les Lettres à Kugelmann ou, à nouveau, Que faire ?

Kierkegaard. Avec un entrain proto-passionnel. Je vais encore procrastiner : parler de lui supposerait que je m’explique sur quelques affaires théologiques. C’est une nécessité, et j’ai déjà dit que je le ferais un jour. Pas aujourd’hui. Rôdant autour de Kierkegaard depuis des décennies, je me suis décidé, voilà peu, à tenter d’y entendre quelque chose – comme je l’ai fait récemment avec Spinoza. Mais pour Spinoza, l’occasion était un spectacle. Ici, non – à ce jour au moins. Dans un cas comme dans l’autre, je suis parti d’une inaudition totale. Vraiment, je n’y entendais rien. Avec Spinoza, c’est devenu un peu différent. J’ai lu, relu, textes et commentaires, j’ai fini par entrevoir. Pour Kierkegaard, pas encore. ça va venir.

Ensuite, Arendt. L’essai sur l’antisémitisme m’a laissé une impression indécise. Puis Eichmann à Jérusalem m’a secoué, comme fait un livre immense, d’une portée énorme. À la fois chef d’œuvre littéraire, intervention historique d’une force peu commune, et (dois-je dire, pour ce qui me concerne : surtout ?) incroyable réflexion sur l’essence de la bureaucratie. Or, la bureaucratie, certains lecteurs s’en souviennent peut-être, articule une question centrale à mes yeux. Je reste convaincu qu’un des nœuds historiques à éclaircir est la nature des régimes formés après la révolution russe, en Russie puis autour. Je me sens tributaire de la théorisation sur la bureaucratie menée par Castoriadis et Lefort, dans le sillage laissé ouvert par Trotsky, re-labouré par eux. Or, je vois dans Eichmann a Jérusalem une stupéfiante contribution à ce chantier. J’ai donc entrepris ensuite (c’était mon objectif initial) la lecture du deuxième volume des Origines du totalitarisme (dont le livre sur l’antisémitisme est le premier volet), consacré à L’impérialisme. Mes préoccupations sur la vision planétaire me donnaient, depuis longtemps, le désir d’y venir. Disons, par provision, que j’y trouve encore plus que ce que j’y cherche.

Du coup, la figure d’Hannah Arendt m’intrigue vivement. Divaguant autour, j’ai lu des livres de Günther Anders (auquel je m’intéresse depuis longtemps) et en particulier les lettres à Eatherly (le pilote d’Hiroshima) et au fils d’Eichmann[2]. J’en reparlerai. Et me voilà plongé dans la sidérante correspondance amoureuse entre Arendt et Heidegger. J’en suis interloqué. Et mû par un intérêt extrêmement puissant. Ce document extraordinaire m’apparaît comme un instrument d’une singularité totale pour tenter d’éclairer le rapport entre nazisme et judaïsme, et par là judaïsme et Allemagne, des deux côtés et dans les deux sens. Que le premier choc passionnel ait eu lieu en pleine période de rédaction d’Être et temps, que la seconde phase (où l’amour ne cesse pas, c’est ce qui stupéfie), après vingt-cinq ans, accompagne certains travaux parmi les plus importants de l’un et de l’autre, que l’histoire coure sur cinquante années du XXème siècle et ne fasse jamais, chez lui ni chez elle, l’objet d’aucun reniement – pour ce qu’on peut en lire – , c’est une lumière sur l’époque qui, à mes yeux, n’est pas près de s’éteindre. Je ne vais pas manquer d’y penser, avec soin.

Et d’autres. Virginia Woolf cet été. Beaucoup d’écrits sur des peintres. Et des romans, qui attendent et viendront bientôt. J’aimerais découvrir Sebald.

[1] D.G., Après la révolution, Belin, coll. « Littérature et politique » (dir. Claude Lefort), 2003.

[2] Günther Anders, « “Hors limite” pour la conscience, Correspondance avec Claude Eatherly, le pilote d’Hiroshima, 1959-1961 », trad. F. Cazenave et G. R. Veyret, in Hiroshima est partout, Seuil, 2008, et Nous, fils d’Eichmann, Lettre ouverte à Klaus Eichmann, trad. S. Cornille et P. Iversnel, Rivages Poche, 2003.

03.09.15

 

En critiquant la situation présente, chacun déclare : il faudrait faire ceci ou cela. Et avance des hypothèses – renforcer l’intégration européenne, ou au contraire sortir de l’euro. Accomplir et accélérer « les réformes », ou bien mettre un terme aux « politiques d’austérité ». Mais sous ces propositions, j’entends toujours une question silencieuse, qui reste sous-jacente : celle qui demande qui doit et peut faire ces choix, procéder à ces changements.

Opposons deux cas de figure, simplifiés. Ou bien on cherche un aménagement de l’ordre (ou du désordre) existant, s’appuyant sur la logique (ou l’illogisme) des rapports de production capitalistes. On souhaite que les évolutions en cours soient approfondies, accélérées : réduction des déficits publics, limitation des dépenses des États, amélioration de la « compétitivité » des productions, réduction des rémunérations du travail et des protections sociales. L’opérateur pour ces inflexions se repère sans difficulté : ce sont les États capitalistes, et si les politiques sont jugées mauvaises, d’autres dirigeants pourraient se voir confier le rôle de les modifier. Comment de nouveaux dirigeants peuvent-ils accéder aux commandes ? Par les processus de sélection des responsables (ou des irresponsables) de la gestion capitaliste : grandes Ecoles, cooptations, ascension dans les hiérarchies, processus où ils seront supposés avoir acquis le type de rationalité (ou d’irrationalité) et les instruments permettant ces inflexions. Si le porteur du souhait (analyste, universitaire, journaliste, élu d’association) ne se voit pas accéder à une position pour conduire ces changements, il peut rêver d’exercer le rôle de conseiller des chefs, recruté de manière formelle, ou faisant connaître ses suggestions par articles de presse, ouvrages, prises de parti publiques. Enfin, pour autant que des décisions étatiques sont requises, il ou elle peut aspirer à des responsabilités dans un parti (par des processus de sélections très semblables aux précédents) puis être candidat à des fonctions électives ou décisionnelles, puis les exercer pour promouvoir les idées (ou les absences d’idées) correspondant à ces politiques. Tout ceci est simple, et plutôt réaliste : tenter une ascension sociale, dans les circuits et par les méthodes qui prévalent, afin d’agir dans le sens d’évolutions souhaitées.

Mais si, en revanche, on préconise des changements qui remettent en cause, de façon que l’on pense profonde, les orientations structurantes de la vie sociale telle qu’elle est, qui peut alors réaliser ces modifications ? En particulier, s’il s’agit de s’opposer à « la finance », ou bien aux choix des très grands groupes industriels ou commerciaux, de contraindre ces forces à des actes qui aillent à rebours de leurs orientations spontanées, qui peut mettre en œuvre ces actions ? Imaginons qu’on veuille combattre, ou freiner, ce qu’on appelle le « néolibéralisme » (ou le vieil autoritarisme) économique, et donc les intérêts de grands ensembles industriels, commerciaux et financiers, et de toute une couche bureaucratique qui obtempère à leurs injonctions – par exemple, dit-on, la bureaucratie de l’Union Européenne, supposée saturée d’idéologie néo-libérale (ou – etc.), qui va s’opposer à ces puissants dispositifs sociaux, économiques et politiques, et les mettre en échec ? On voudrait bloquer les programmes d’austérité. Mais si l’on observe un peu l’évolution des dernières décennies, il apparaît sans difficulté que ces programmes expriment des tendances profondes des courants économiques, sociaux, politiques qui sur le plan mondial sont aux commandes. Qui va mettre en œuvre cette alternative, et dans quel rapport de forces, supposé victorieux ?

A la question ainsi posée, une réponse semble induite, par automatisme ou par défaut : ce sont « les dirigeants », « les politiques » qui devraient agir dans le sens souhaité. Lesquels ? Non pas ceux qui se démènent activement dans la direction inverse, pour obtenir les résultats exactement contraires. Sans doute pas eux. Alors, les autres. Qui ? Eh bien, par exemple, dans le cas de la France, « les socialistes », ou : « la gauche ». Mais cela présuppose que « les socialistes » ou « la gauche » ont comme objectif de briser la résistance et la domination du grand capitalisme. Où et quand leur a-t-on vu un tel projet ? Nulle part en tout cas dans leurs programmes, leurs objectifs, leurs orientations. « Les socialistes », ou « la gauche » (en ce sens du mot) sont, délibérément et loyalement, les gestionnaires du capitalisme, de la société telle qu’elle est aujourd’hui fondée (ou infondée). La preuve : pas un seul « socialiste » (en ce sens du mot) ne prétend qu’il soit pensable de travailler à la construction d’un monde émancipé de la marchandise, du salariat, de la domination du capital. Cette perspective, même lointaine, a disparu de l’horizon. Toute la « gauche » dite de gouvernement, gouverne en tentant d’aménager au mieux la gestion capitaliste des choses. Exactement comme « la droite » – avec des choix, directionnels ou symboliques en partie différents, et cette différence n’est pas sans portée[1]. Elle œuvre en tous les cas sans concevoir de travailler à rompre l’hégémonie sur la vie sociale de la gestion pensée (ou impensée) par le grand capital. D’ailleurs, les processus de sélection de ses dirigeants (grandes Ecoles, cooptation, ascension dans les fonctions dirigeantes ou électives) sont à peu près identiques à ceux qui forment les autres dirigeants du néo-capitalisme. Comment voudrait-on – sans exclure les exceptions individuelles –, que ces processus produisent des dirigeants poursuivant des objectifs opposés à ceux pour lesquels ils ont été formés ?

En ce sens, le lamento sur « la trahison » de la gauche est sans objet. On ne peut trahir que ceux ou ce qu’on a pour mission de représenter adéquatement. Les dirigeants du néocapitalisme « de gauche » ne se sont jamais donné pour mission d’abattre le néocapitalisme. Ils n’ont rien trahi : au contraire ils servent, au mieux de leurs convictions, ce pour quoi ils ont été sélectionnés. Cela ne répond pas exactement à leurs programmes électoraux ? Bien sûr. Ils ont prétendu défendre les petites gens, le peuple ? Évidemment. Tout le monde le prétend, même la droite la plus « décomplexée ». C’est affaire de propagande. Personne n’a jamais déclaré vouloir se faire élire pour augmenter les profits du capital et accroître la misère. Mais il ne faut pas confondre la rhétorique électorale et la position de classe. Aucun dirigeant « socialiste » aujourd’hui n’a comme programme d’agir pour rompre la domination du capital et de la marchandisation. En servant le grand capitalisme, aucun ne « trahit » : ils font leur travail, avec une orientation plus ou moins gauchère (qui peut n’être pas sans sincérité, ni sans élans généreux).

Alors ? Où est le fond de la question, le point aveugle ? Le voici : en dehors de cette imputation un peu ridicule, une conviction, ou une croyance, sous-tend les réponses implicites à la question qui ? Qui peut mener une telle politique ? La réponse implicite est : l’État. C’est l’État qui est supposé rompre la logique du capitalisme (et de l’austérité, etc.) Le point aveugle des politiques alternatives, c’est : la nature de l’État.

Là encore, on peut confronter deux visions distinctes. Que l’État puisse s’opposer frontalement aux visées (ou aux aveuglements) du capitalisme suppose qu’il soit doté d’une nature neutre, apte à se mettre au service de politiques adverses, selon qui le dirige. L’État est alors vu comme le représentant de l’intérêt général, de la volonté majoritaire, ou de la rationalité commune. Il suffit que parviennent à sa direction des personnes animées d’une intention donnée (par exemple : combattre le néo-libéralisme – ou le vétérobureaucratisme – et les politiques d’austérité) pour que cette politique entre dans les faits. Comment ? Par l’élection. Exemple récent : il suffirait de voir élus des dirigeants grecs résolus à rompre avec l’austérité pour que l’État grec rompe avec l’austérité. S’il ne le fait pas, c’est que les dirigeants trahissent.[2] Mais peu importe ici. L’affirmation qu’« il faut rompre avec les politiques d’austérité » présuppose, comme réponse à la question qui ? (Qui peut mener une telle politique ?) la réponse : l’État, et cette réponse suppose à son tour que l’État est une instance neutre, qui peut se mettre au service de toute politique dès lors qu’on accède à sa direction.

Or, je suis convaincu que l’État n’est rien de tel. Si la société est divisée en classes pour le moins très hétérogènes (ce qui s’exprime par les niveaux de leurs revenus, mais repose, plus profondément, sur leur rapport à la propriété des moyens sociaux de production, de communication, d’échanges : classes qui se partagent la propriété de tels moyens et peuvent décider de leur usage, classes qui en sont totalement démunies, classes qui accèdent à de petites parts d’appropriation non décisionnaire), si donc la société est ainsi divisée, l’Etat se structure à partir d’un ensemble de rôles situés dans cette division : principalement au service des classes dominantes, et partiellement au service de fonctions communes, lesquelles répondent aussi à des intérêts des classes dominantes.[3] La tradition marxiste exprimait cette conviction de façon carrée : l’État, y disait-on, est un instrument de la domination de classe. C’est, dans la société capitaliste, l’État du capital. Certes, la thèse était sèche, et elle peut être réexaminée en fonction des évolutions présentes. Mais je pense que, formulée aussi nettement, elle a l’intérêt de pointer l’absurdité d’espérer que l’État mette en œuvre, parce qu’arrivent de nouveaux élus, une politique anticapitaliste résolue et efficace. Même en complexifiant l’analyse, on peut au moins concevoir que l’État est baigné dans la division de classes, traversé par elle, et qu’il constitue une sorte de champ de bataille multiple et complexe dans l’affrontement entre des intérêts divergents. Que donc sa mise au service d’une orientation novatrice, anticapitaliste demande une stratégie rude et complexe, s’appuyant sur des forces précises. L’Etat, tel qu’il est et fonctionne, ne peut pas, tout à trac, se faire le serviteur d’une politique qui nie toutes les fonctionnalités et rouages qu’il a mis en jeu depuis des décennies.

Mais pourquoi définir une politique anti-austérité comme anti-capitaliste ? Cette assimilation est-elle pertinente ? Ne s’agit-il pas, plus simplement, de réorienter la politique économique dans un sens différent – où même, à la rigueur, un certain capitalisme pourrait trouver son compte ? Cette objection repose, à mes yeux, sur une illusion qui exprime toute l’équivoque contenue dans le concept de néo-libéralisme. Car, dès lors qu’on pense devoir s’opposer aux politiques néolibérales, on peut croire qu’il est seulement question de modifier une orientation – disons : le sens de la marche sans changer de navire. Or, si le concept de néo-libéralisme a un sens et un intérêt (malgré cette dénomination à mes yeux malheureuse) c’est uniquement en tant qu’il définit une phase (la phase présente) de l’histoire du capitalisme, une mutation actuelle du capitalisme dans la période où il est entré. Une réorganisation profonde et structurale des rapports sociaux capitalistes, adaptée à de nouveaux objectifs et à une nouvelle stratégie (économique et politique). En ce sens, s’opposer au néo-libéralisme, ce n’est rien d’autre que s’opposer au capitalisme d’aujourd’hui, au néo-capitalisme (je préférerais ce mot : parce que si « néo » indique la nouveauté, capitalisme dit bien la continuité de structure essentielle avec les formes antérieures).

Qui peut conduire une politique qui contredise, en profondeur, l’orientation « néo-libérale » du capitalisme contemporain ? Aucune réponse toute prête n’est disponible, on s’en doute. La recherche menée ici ne prétend pas faire sortir de ses cartons, en kit, un système prêt au montage. Au moins les lecteurs des notes précédentes de ce « Journal » savent-ils qu’à mes yeux, une seule certitude s’impose dans un océan de doutes : qui rappelle que, le capitalisme contemporain manifestant chaque jour sa structure essentiellement mondiale, et sans cesse en voie de mondialisation accentuée (le capitalisme étant indissociable de cette mondialisation elle-même, et de plus en plus, dans un jeu de tensions géographiques et topiques), le choix est alors, définitivement, entre l’espoir de voir restaurer les anciens États, guéris de leur épuisement et tenus pour salvateurs – au mépris de toute vision de leur nature de classe –, et une politique qui, pour le remettre en cause, se cherche comme planétaire. Opposant au monde, à la mondialisation capitaliste, une solidarité, une citoyenneté communes, universalistes, aux dimensions de notre planète. Mais qui peut mettre en œuvre une politique planétaire ?

Je ne sais pas si, comme le croyait Marx, l’humanité ne se pose que des problèmes qu’elle peut résoudre. Mais je suis convaincu que, si les réponses paraissent lointaines, pour les approcher il faut commencer par clarifier les questions, et donc les poser. Dégager les questions claires sous le fouillis des réponses confuses, c’est à mes yeux la première tâche pour s’orienter. Et, si possible, ne pas marcher en arrière.

*

[1] J’ai déjà écrit plusieurs fois ici, et je répète sans m’en lasser, que la différence entre la gestion droitière et la gestion gauchère du capitalisme ne m’est pas indifférente, et que – tant qu’une alternative stimulante au capitalisme ne s’est pas dégagée, et on n’y est pas – je préfère la gestion de gauche. Le « tous pourris » est fascisant et irresponsable. L’histoire du parti communiste allemand au début des années 30 est, les curieux d’histoire le savent, très édifiante à cet égard.

[2] Même dans cette conception, reste une question de taille : savoir comment on peut faire accéder à la direction de l’État des élus animés de cette volonté. En ce point, on pourrait mettre en cause d’autres ambiguïtés (ou clartés, malheureusement) : quelle conjonction de forces il faut activer pour obtenir une majorité électorale à cette fin – et en particulier s’il est possible aujourd’hui d’espérer trouver une majorité en ce sens sans le secours de forces de droite ou d’extrême-droite, dès lors que le « refus des politiques d’austérité » se traduit en « refus de l’Europe » et donc en rhétorique nationaliste. Les exemples abondent de cette évolution.

[3] Ainsi, les fonctions de « services publics ». Elles servent indubitablement « l’intérêt général » (santé, éducation, infrastructures d’équipements etc.), mais ne le servent pas parce que les classes dirigeantes se seraient brusquement souciées du bien commun. Et pas seulement non plus parce que les travailleurs les auraient imposées, même si des luttes ont évidemment joué leur rôle. Ces fonctions d’intérêt commun sont aussi apparues, à de certains moments, comme des besoins de l’exploitation et de la concurrence capitaliste (formation et état de la main d’œuvre, prise en charge de coûts peu rentables, etc.)

26.08.15

Les interventions dans ce journal ont repris de façon moins assidue que je ne l’attendais. Par inertie, désaffection, paresse ? C’est tout le contraire. Voici ce qui se passe.

Je suis convaincu que la politique ne doit pas être affaire de spécialistes, en tout cas si l’on se reconnaît la moindre adhésion au principe démocratique. J’ai argumenté sur ce point, comme beaucoup d’autres avant moi, dans Après la révolution[1] – insistant en particulier sur le choix d’un style littéraire en politique, qui marque le refus de quelques autres manières d’écrire (style démagogique, style technique, voire un certain style spéculatif) et affirme le littéraire comme pratique de la langue commune, mais pratique attentive, cultivée avec soin, passionnelle et sensible. Le style littéraire en politique est celui de presque tous les dirigeants de la Révolution française, mais aussi de Jaurès ou de Gaulle. On pourrait remonter plus haut, vers les classiques, mais il faut un peu de recherches pour le dénicher aujourd’hui : le style démagogique et le style technique occupent de nombreuses tribunes. En tout cas, ce parti-pris résulte de la conviction que, sur des questions politiques, l’acquisition longue et lourde d’un savoir spécialisé ne doit pas être une condition à l’expression de points de vue, même convenablement argumentés.

Cependant, à mesure que j’avance dans la rédaction de ce « Journal », il m’apparaît que certaines lectures me deviennent indispensables. Soit pour rafraîchir l’ancienne fréquentation d’écrits qui valent comme références (en particulier les classiques du marxisme, dont je veux vérifier que je ne leur fais pas dire seulement ce qui me convient), soit au contraire pour prendre connaissance de réflexions récentes, lorsqu’elles peuvent stimuler. Me voilà ainsi plongé dans de très bons auteurs. Sans que mes convictions les plus profondes (éthiques, donc) s’en trouvent ruinées, je suis tout de même plus d’une fois inquiété, troublé, déplacé, par de belles intelligences et des thèses fortes. Mon trouble porte principalement sur la question suivante : y a-t-il le moindre sens, aujourd’hui, à se réclamer d’une perspective révolutionnaire, à espérer une transformation radicale de l’ordre ou du désordre, en particulier pour ce qui concerne l’épuisement du principe marchand qui soutient (ou mine) le monde, et l’injustice qui s’y couple ? Faut-il continuer à vouloir une autre architecture du devenir, qui permette à deux enfants nés dans des conditions extrêmes de ne pas se voir enfermés, par leur naissance, dans les destins opposés d’une vie de guerre, de misère, d’horreur et d’une vie de confort ? N’est-il pas plus sensé d’approuver les efforts réalistes de développement du monde comme il va ? En d’autres termes, pour revenir aux premiers mots de ce « Journal », ne faut-il pas, à contrecœur, se résoudre à choisir entre radicalisme et pragmatisme, dont j’ai voulu affirmer l’association paradoxale ?

Je le dis encore : ce qui résiste à cette résignation, c’est l’éthique, le sentiment moral. La certitude qu’on ne doit ni ne peut se résoudre à l’étranglement de populations entières par la misère, le dénuement, l’oppression brutale, le meurtre de masses, en continuant à profiter des bénéfices de l’aisance. Je suis loin de savoir ce qu’il faut faire de cette certitude intime, sensible – car l’éthique est une donnée sensible. Mais je ne peux pas l’effacer ou l’étouffer. Toutefois, pour argumenter de façon à peu près raisonnée sur quelques problèmes du temps, comme j’ai entrepris (à ma propre surprise) de le faire, il faut bien quelques lectures et observations sur l’état des choses. Sans attendre aucune exhaustivité, mais pour nettoyer le regard. C’est pourquoi je travaille. Et pourquoi certaines interventions, dont le thème patiente ou s’impatiente devant l’écriture, tardent à venir dans le « Journal ».

Mais je vais continuer, du mieux que je peux.

*

[1] Après la révolution, Politique morale, Belin, coll. « Littérature et politique » (dir. Claude Lefort), 2003. Sur cette question, cf. en particulier la première partie, pp. 7-31, qui se confronte à la position du problème par Platon.

21.07.15

1. Il ne me semble pas que ce soient « les politiques d’austérité » qui appauvrissent une partie des populations européennes, mais bien le capitalisme, son développement, ses crises, son développement par les crises. En quoi cela fait-il une différence ? Ne peut-on voir là deux manières de désigner la même chose, et penser que les « politiques d’austérité » sont simplement la manifestation, l’expression du fonctionnement capitaliste actuel ? Peut-être. Mais cela entraîne tout de même une sensible divergence. Parce que, si les « politiques d’austérité » sont en cause, l’objectif est de les changer. Il faut, dans ce cas, changer de politique – et le problème est alors la mise en place d’un pouvoir politique décidé à ce changement. Si la cause est le capitalisme, l’amélioration véritable ne peut procéder que de la transformation des rapports sociaux, et ce qu’il s’agit de changer, ce ne sont pas (de façon décisive au moins) les gouvernements et leurs politiques, mais les rapports sociaux de production : la propriété du capital, et le lien d’exploitation (le salariat) qui lui est associé. Ce qui suppose ou entraîne évidemment un changement de politiques, mais à une tout autre échelle.

2. Car le capitalisme, tout le monde le dit maintenant, est mondial. Si la source du problème se trouve dans le capitalisme, cela signifie que sa réalité profonde est mondiale. Et que donc toute prétention à le dépasser dans un cadre restreint (national, ou continental) est une illusion, une mystification volontaire ou involontaire. En effet, les états-nations, ou leurs alliances, sont pris dans un réseau de relations sociales, industrielles, financières, règlementaires, dans des flux de circulations de marchandises, de personnes et de biens, dans une organisation du mode de production et de distribution qui sont désormais complètement intégrés, sauf exceptions marginales, dans le tissu mondial du capitalisme. « Maintenant », « désormais » : ces mots ne doivent pas nous abuser. Disons que ces mutations sont maintenant, et désormais, entrées dans le cycle des idées courantes. Mais la réalité, même si elle s’est énormément accélérée et intensifiée, n’est pas récente : le capitalisme est mondialisant par essence, Marx l’avait indiqué depuis longtemps, et on peut dater le devenir-mondial des affaires européennes de la fin du moyen-âge au plus tard – et c’est encore une approximation – : de la révolution technique (les « grandes découvertes ») et géographiques (la circumnavigation terrestre) avec les débuts du processus de colonisation qui en ont résulté. Donc il est essentiellement illusoire d’espérer résoudre des problèmes liés au développement capitaliste en échappant à cette dimension mondiale.

3. Mais ne peut-on vouloir nier cette évolution économique, sociale, géographique, et revenir à un cadre antérieur ? Assurément, on peut le vouloir. C’est vouloir que l’histoire fasse machine arrière. Rien n’interdit ce désir : mais il est foncièrement réactionnaire, au sens littéral. Plus que conservateur, rétrograde : il propose une rétrogradation du processus historique, une volte-face vers le passé. Sans même se demander si la chose est possible (après tout, on peut désirer ce qui ne l’est pas) il faut admettre que, dans ce cas, on devrait rompre avec toute la dimension sociale, économique, relationnelle, culturelle, de ce qui fait les sociétés d’aujourd’hui. C’est à peu près ce qu’ont tenté les Khmers Rouges : retour forcé à la campagne, volonté de réinstaurer une économie autarcique, etc. C’est hostile au processus de développement vivant des affaires humaines, – le vivant ne fait aucune machine arrière – et donc sans doute essentiellement morbide. On peut bien sûr souhaiter que le développement présent de l’humanité soit radicalement critiqué, réorienté, restructuré : dans ses données de consommation et de production. Je le souhaite. Mais quant à moi, j’espère que cette réorientation pourra se faire comme une transformation et une prolongation du devenir, et non comme sa négation. Comme processus de vie, et non de mort.

4. Donc, si l’on veut résoudre le problème évoqué (l’appauvrissement de certaines populations européennes) en allant de l’avant dans le devenir historique, et non en niant celui-ci pour le retourner vers l’arrière, il faut le traiter en tant que problème mondial, mettre en œuvre l’approche mondiale d’un problème dont l’essence est mondiale. Or, en examinant la question des appauvrissements à l’échelle mondiale (qui est leur véritable échelle, si la source des appauvrissements réside dans les développements présents du capitalisme, essentiellement mondialisant), on est frappé de constater que les appauvrissements les plus intenses, les plus étendus et les plus graves n’ont pas lieu principalement en Europe, mais dans des zones extra-européennes : Afrique, Asie, et même Amérique latine, c’est-à-dire dans des zones anciennement colonisées par l’Europe, au moins en partie. Or, le développement du capitalisme, depuis le XVIème siècle et encore plus le XIXème, a été profondément lié aux colonisations. Les colonisations n’ont pas été une excroissance externe, un développement surnuméraire d’un capitalisme dont la structure aurait été européenne : le capitalisme européen s’est développé comme colonisateur, et son extension extra-européenne était intimement liée à son intensification (à son intension, si l’on veut) au cœur de l’Europe. Le phénomène a éclaté, dans sa sinistre évidence, au début du XXème siècle, avec la première guerre mondiale : laquelle était, par son déclenchement et son territoire initial, une guerre européenne, mais qui avait pour enjeu déterminant la lutte des grandes puissances coloniales (ou insuffisamment colonisatrices) pour la domination planétaire. En outre, depuis le milieu du XXème siècle, l’aggravation des conditions misérables dans de très larges zones du monde extra-européen n’est pas liée seulement à des données locales, à une arriération ou un retard à la suite d’un développement plus rapide du capitalisme européen (ou désormais nord-occidental), mais elle est intensifiée, accentuée, et même en grande partie produite par le développement mondial du capitalisme. On n’a plus affaire à des survivances de modes de vies anciens, pauvres ou marqués par une frugalité, mais à des formes neuves de misère moderne et post-moderne, liées à l’exode rural, à la croissance des mégapoles, à l’industrialisation sauvage importée, à la surexploitation : au capitalisme mondial dans sa phase actuelle. L’appauvrissement de populations européennes ne peut donc être pensé, et a fortiori traité, que dans le cadre de ce développement intensif des misères mondiales : puisqu’il résulte du capitalisme mondial, dont elles sont l’effet le plus profond.

5. Il va de soi que ces appauvrissements multiples, qu’il s’agisse de la misère exorbitante dans d’immenses régions de ce qu’on peut appeler, pour faire image, le Sud global, ou qu’il s’agisse de l’appauvrissement d’une partie des populations du Nord, n’est que l’autre face d’un phénomène que je mentionne ici sans l’analyser pour lui-même : l’enrichissement relatif d’autres populations du Nord, (et d’une partie de populations du Sud), et le « développement » qui accompagne ce qu’on appelle « la croissance », dont les phases d’accélération ou de ralentissement relatifs font l’objet de toutes les attentions. Les uns et les autres (enrichissements et appauvrissements) sont l’expression de processus de développements capitalistes mondiaux. Sur le fait d’évaluer si la richesse, relative ou arrogante, conquise par certains, suffit à justifier la misère où on voit les autres, on peut laisser chacun aux prises avec sa conscience intime.

6. Or la confrontation entre les misères du Sud global et les richesses du Nord prend plusieurs formes, parmi lesquelles on peut en relever deux principales : d’une part, le face-à-face entre zones de misères du Sud et zones riches du Nord, et d’autre part, une confrontation interne au Nord, du fait des immigrations anciennes ou récentes. On ne le dira jamais assez : le Sud n’est pas seulement au Sud du Nord, mais en son plein cœur, au cœur de son cœur. La totalité des grandes métropoles du Nord voient se développer des zones de grande pauvreté, différenciée selon les lieux, habitées par des migrants du Sud. Dans les pays du Nord se côtoient ainsi désormais deux prolétariats distincts : un prolétariat issu des pays du Nord ou de leur voisinage, et qui compose une part des couches populaires « classiques » (par leur mode de vie et leurs types d’activités), et un autre prolétariat composé de migrants du Sud. Chacun de ces deux prolétariats est doublé d’un sous-prolétariat : pour les couches populaires classiques, mendiants et déshérités en nombre croissant ; pour les couches populaires récentes, désœuvrés et marginaux (au regard des critères socio-économiques habituels). L’appauvrissement des couches populaires dans les zones du Nord (par exemple en Europe) prend donc deux formes distinctes : une détérioration des conditions de vie de couches populaires « classiques », souvent originaires du Nord ; et une misère, relative selon les lieux et les situations, de pauvres issus de l’immigration – dont la situation semble parfois tout de même plus désirable, malgré les morts et les naufrages, à celle des zones d’origine. C’est une des caractéristiques principales des situations présentes : la cassure du prolétariat et des couches populaires des pays du Nord en deux fractions hétérogènes.

7. Or, ces deux fractions se reconnaissent à des traits ethniques. Il y a longtemps, Etienne Balibar avait parlé, avec une grande lucidité, d’« ethnicisation des rapports de classes ». Cette ethnicisation prend des traits multiples : par exemple le fait que certaines professions parmi les plus subalternes sont majoritairement occupées par des non-européens « d’origine » – éboueurs, caissières de supermarchés (pour prendre l’exemple de la France, ailleurs ce sont d’autres professions, ou bien la progression est plus lente, plus tardive, en tout cas le phénomène est global), etc. Pour ce qui nous occupe ici, l’ethnicisation concerne non la répartition par professions (encore que les deux phénomènes s’influencent), mais la division, ethniquement marquée, au sein des couches populaires, entre un « prolétariat » et ses alentours, d’origine européenne, et un autre issu des immigrations du Sud. La constitution du phénomène ne présente aucune énigme particulière : elle est directement issue des rapports coloniaux, des phénomènes de néo-colonialisme après les indépendances, et des migrations récentes liées aux pressions économiques, politiques, climatiques etc., qui s’orientent vers les anciens pays colonisateurs (familiarité géographique, présence de proches, usages langagiers etc.) Cette division ethnicisée des couches populaires tend à nourrir des conflits violents, ou dont le durcissement peut être sans cesse observé.

8. Donc, pour revenir à notre point de départ, l’appauvrissement de certaines couches populaires des pays européens ne doit pas être pensé dans un face-à-face avec l’état-nation, supposé responsable de tous les maux parce qu’il aurait choisi de ne pas appliquer la bonne politique, ni même dans un cadre continental, mais doit être situé par rapport à deux phénomènes fondamentaux qui le conditionnent : le caractère mondialisant du capitalisme, et le fait que les collectivités pâtissant le plus durement de ces évolutions capitalistes sont les populations les plus misérables du Sud global, vivant dans leurs zones d’origine ou migrantes dans les zones riches du Nord. Une politique d’émancipation doit chercher le moyen de défendre les populations appauvries d’Europe, en reliant leur appauvrissement aux misères du Sud. C’est une exigence d’efficacité (parce qu’une réponse dans le cadre national ou continental n’a aucune chance de réussite) et un impératif éthique de solidarité. On ne combat pas le capitalisme en se retournant contre ses victimes.

9. On voit que l’objectif ainsi défini est horriblement difficile à concrétiser. Pour deux raisons, aussi prégnantes l’une que l’autre. D’une part, nous ne disposons aujourd’hui d’aucun modèle politique ou économique permettant de penser une réponse émancipatrice universaliste à la crise et aux méfaits du capitalisme. Nous connaissons quelques outils parcellaires, de petite taille, et quelques traditions de pensée héritées d’états antérieurs du monde. Toute volonté de trouver une solution globale à la crise présente paraît donc irréaliste. D’autre part, les divisions entre les deux prolétariats, ou couches populaires, tendent à s’aggraver, les hostilités à s’accroître, sous l’influence grandissante des extrémismes réactionnaires dans les deux camps. On ne voit donc pas, aujourd’hui, où trouver les voies permettant de dégager des solidarités entre les deux sortes de milieux populaires, opposés.

10. Trois tâches se présentent donc, prioritaires, devant nous. Qui paraissent toutes trois hors de portée. Mais cette impossibilité apparente ne suffit pas à dissuader de les dire. Ce n’est pas du possible (à court terme, avec nos critères de visibilité) que nous avons besoin aujourd’hui – mais du nécessaire.

a) Les problèmes des Européens les plus attaqués par la gestion capitaliste autoritaire et bureaucratique doivent être posés dans un cadre global. Leur traitement politique a pour préalable l’exigence d’une citoyenneté planétaire. L’humanité ne pourra sortir de ces temps difficiles que par l’ouverture vers une solidarité, et – osons le dire – une fraternité, une tendresse vouée à tous les enfants d’humains[1]. On s’étonnera de voir le concept de tendresse s’introduire dans une réflexion politique – et même celui de fraternité paraît déjà un peu obscène. Laissons les froids à leur froideur. Cette solidarité demande une expression politique : la citoyenneté, qui doit être reconnue en commun à tous les humains de la terre (on verra un peu plus tard pour les autres : non humains, non terriens…). Le supposé réalisme qui qualifie ces horizons comme inaccessibles a son champ de légitimité, indubitable, à très court terme. Mais pour l’essentiel, le cœur de ce qui nous occupe désormais, il est un cynisme. L’humanité ne sortira de son trou, actuel ou menaçant, que par un transport de fraternité solidaire qui l’emporte tout entière vers tous et chacun.

b) Pour les problèmes présents, cela suppose de travailler dans deux directions principales. D’une part, de dégager, à chaque moment, l’articulation exacte et précise entre la résistance à l’appauvrissement au Nord et la lutte contre la misère au Sud. Ces deux combats doivent être pensés ensemble. La position de l’un sans l’autre est inutile et néfaste.

c) Mais, plus difficile encore, il est nécessaire de chercher à construire des solidarités entre les populations originaires du Nord, prolétariat ou couches populaires classiques résistant à leur appauvrissement, et le néo-prolétariat ou sous prolétariat des migrants. Lutter pour les uns en ignorant les autres, dans chacun des deux sens, conduit non seulement à favoriser le racisme, mais aussi à conforter la domination capitaliste dans une de ses principales stratégies. Il faut découvrir des solidarités des « Européens » avec les migrants, et aussi des migrants avec les Européens. C’est une condition absolue de l’ouverture vers des progrès dans l’émancipation.

11. En attendant, comme je l’ai écrit à plus d’une reprise dans ces pages, je me sens plus favorable aux politiques visant l’amélioration des situations difficiles, qu’à celles qui s’appliquent à leur aggravation. Dans le conflit européen actuel, je me sens plus proche des orientations qui veulent atténuer l’austérité que de celles qui travaillent à la creuser. Mais ce sont des modalités de gestion du capitalisme, et non des politiques d’émancipation. Souhaiter une reculade de la ligne Schaüble est une marque de santé morale élémentaire. Mais une telle reculade n’aboutira pas à une transformation radicale du problème de l’austérité (outre le fait qu’approuver toute relance de « la croissance » ne devrait pas faire oublier la question du type de croissance souhaité – et donc du type de développement économique, social et écologique désiré pour la planète et ses habitants). Ce serait seulement un progrès dans une gestion « à gauche » du capitalisme – mais gestion du capitalisme tout de même – dont j’ai déjà écrit plusieurs fois qu’elle ne peut assurément pas nous être indifférente.

12. Préférer la gestion gauchère plutôt que droitière du capitalisme : sans aucun doute. Mais l’émancipation appelle : la citoyenneté planétaire, l’articulation des luttes entre pauvretés du Nord et misères du Sud, et la construction de nouvelles solidarités entre couches populaires « classiques » et migrants.

*

[1] Paola Marrati m’a souvent fait remarquer, dans la lignée des analyses de Derrida (Politiques de l’amitié, Galilée, 1994) que le concept de fraternité paraît définitivement marqué par un caractère masculiniste. Je partage cette réserve. Mais il ne suffirait pas d’adjoindre la sororité puisque, selon la même lecture, cela resterait pris dans le schème familialiste, très lié au précédent. Aussi bien n’est-ce pas à ce titre que je retiens, avec une obstination un peu obscure, quelque chose de la fraternité. Pour y voir plus clair, il me faudra, d’ici pas trop longtemps si possible, m’expliquer avec le livre de Derrida. C’est promis. Pour l’instant, je m’entête un peu  – mais en assumant l’importance de l’objection.

 

05.07.15

Ce « journal » (que j’appelle, par devers moi, journal public, pour le différencier d’un journal intime – mais nous entrons dans des temps où l’intime devient affaire publique, ainsi que l’inverse) a été interrompu pendant un peu plus de trois mois, en raison de circonstances de travail dont les lecteurs de ce blog n’ignorent rien. Au moment d’y écrire à nouveau, je voudrais dire quelques mots de mon état d’esprit devant cette reprise.

J’ai été membre du Parti Communiste entre 1965 et 1968. Je l’ai quitté, discrètement et sans faire de vagues, à l’automne 1968, puis y suis entré à nouveau, brièvement, quelques mois en 1970. Mon père avait été adhérent du Parti depuis les années 30 (je ne sais la date exacte, mais c’était avant le Front Populaire) jusqu’en 1956, année où le Parti Communiste Algérien (PCA) a été interdit par le gouvernement français. Mon père était très fidèle à cet engagement, même lorsqu’il cessa de se traduire par une adhésion formelle, en Algérie après l’interdiction (quoique sans doute avec quelques contacts clandestins), puis à son arrivée en France, de 1961 jusqu’à son décès en 1977. Mais il m’avait interdit, de façon explicite et tranchée, d’y adhérer à mon tour. Mon père ne plaisantait pas avec les interdits. Il estimait, disait-il, qu’il « avait payé trop cher » sa vie de militant[1], et souhaitait m’épargner ces difficultés, espérant pour moi un avenir brillant qu’il ne voulait pas me voir compromettre. Cependant, il posait comme convention qu’en général, j’étais sous son autorité tant qu’il pourvoyait à ma subsistance, mais serais libre de mes décisions quand je « gagnerais ma vie ». Or, en 1964, je passai un concours (les IPES) qui me donnait un statut de fonctionnaire comme « élève-professeur », et donc un salaire régulier. J’avais dix-huit ans. La majorité légale était fixée à vingt et un, mais mon père ne lui accordait qu’une importance relative. Au début de 1965, dans une joie intense, je décidai de lui désobéir, et lui écrivis une lettre pour lui faire savoir que ma première infraction (visible, explicite) à ses ordres était un acte d’admiration à son égard, puisqu’elle me conduisait à faire, contre sa volonté, ce qu’il avait fait lui-même et dont il m’avait enseigné la noblesse. J’adhérai à ce qu’on appelait « le parti ».

Je le quittai quatre ans plus tard, après une période de militantisme exalté, qui m’avait conduit à quelques responsabilités, locales puis nationales, au sein de l’Union des Etudiants Communistes. Mon départ suivit de quelques mois l’entrée des troupes soviétiques en Tchécoslovaquie (en août 1968), destinée à faire cesser l’expérience dite du « Printemps de Prague », en laquelle j’avais placé beaucoup d’espoirs. J’étais en accord global avec la ligne de la direction du PCF, mais espérais vivement une transformation démocratique de l’Union Soviétique, comme des autres pays à direction post-stalinienne, et j’avais pensé que le parti français accompagnerait cette transformation qui l’affecterait à son tour. Je compris en 1968 que les choses seraient plus longues, compliquées, et ne repris pas ma carte en 1969. C’était aussi sous l’effet d’événements plus personnels, que j’évoque dans un autre travail en cours. Les années qui suivirent, je me passionnai pour les pensées « critiques », et me sentis vivement attiré par les recherches qui tentaient de comprendre, avec des outils marxistes ou post-marxistes, la nature du régime soviétique. Je m’intéressai beaucoup à des penseurs trotskystes, puis aux travaux de Cornélius Castoriadis et Claude Lefort, à l’époque où (jusqu’au début des années soixante, en particulier dans le cadre de Socialisme ou Barbarie) ils développaient une analyse encore marxiste de la classe dirigeante en URSS et dans les pays alliés. Ces écrits furent republiés dans les années 70, et je les avalai goulument, comme d’innombrables autres réflexions émanant de la gauche radicale, ou modérée. Depuis ma sortie du parti communiste – donc après 1970 – je n’ai plus jamais été membre d’aucune organisation politique. J’ai milité, un peu, dans des syndicats : comme enseignant dans mon lycée, plus tard comme dirigeant culturel. Mais je n’ai jamais adhéré à aucun groupe à orientation politique définie.

Ce n’est pas faute de l’avoir désiré. Je n’ai cessé, comme beaucoup d’autres, toutes ces années (quarante ans !) d’observer, avec une curiosité affûtée et même une sorte de faim, toutes les tentatives dont j’avais connaissance pour produire une rénovation de la réflexion politique, marquée à gauche par un souci de l’émancipation collective. Mais je n’ai jamais trouvé aucun groupe (ou cercle de réflexion) qui s’accorde à quelques exigences fondamentales sur lesquelles j’entendais ne pas céder. Pour les nommer en vrac : a) une critique du capitalisme, avec la conviction que l’injustice dont il est inséparable n’est ni un destin irréversible ni un principe de réalité ; b) un souci éthique à vif, et en particulier une hostilité fondamentale à tout relativisme moral, qui justifierait des abjections au nom d’un objectif prioritaire ; donc par exemple, un désir de respect absolu pour l’humanité de l’adversaire, même quand lui ne respecte rien ; c) en ce sens, un goût pour la non-violence, et un refus total de la peine de mort, qui récuse ses justifications occasionnelles ; d) enfin, l’impression ineffaçable qu’on ne pourra pas relancer une dynamique d’émancipation si on ne comprend pas, en profondeur, ce qui a fait échouer le projet communiste au XXème siècle. Or l’analyse de cet échec m’a semblé (et me semble toujours) gravement hypothéquée par l’impuissance à expliquer la nature objective des régimes issus de la Révolution russe d’octobre 1917 – sans les reléguer au simple rang d’« erreurs », ou d’« illusion », ce qui est encore bien trop peu. Comme on voit, ces exigences étaient, pour chacune d’elles, partiellement satisfaites dans tel ou tel groupe, mais au prix d’une contradiction immédiate avec les autres : ainsi, les trotskystes m’apparaissaient plutôt fidèles à une certaine critique du capitalisme et à un souci d’analyse de l’échec soviétique, mais au prix d’un casualisme moral et de concessions envers la violence qui me semblent définitivement caducs. J’ajoute (mais on aura pu le lire dès les premières pages de ce « journal ») que je suis intimement persuadé que la profondeur de l’analyse critique du capitalisme, et l’espoir de le voir céder la place à un autre principe d’organisation de la vie commune – ou, pour le dire autrement, la conviction que ni le salariat ni la marchandisation du monde ne sont éternels – ne doivent jamais conduire à placer sur le même plan les différents modes de gestion du capital, ni donc à tenir pour équivalents la gestion capitaliste « de gauche » (sociale-libérale, en gros) et la gestion capitaliste de la droite autoritaire. J’ai toujours voté à gauche, je l’assume totalement et, sauf revirement majeur des données, je continuerai.

Pourquoi ces rappels et précisions, au moment de reprendre ce journal (public, et globalement « politique »), sur ce blog ? Parce qu’après ces quarante ans, un moment est venu, au printemps dernier (comme ça, sans prévenir, sans raison apparente) où il m’a semblé que, ne trouvant aucune possibilité d’action ou de réflexion communes (pour le moment au moins, avec le ferme espoir que cela pourra changer), et l’inaction devant la gravité des maux me paraissant de plus en plus insupportable, la seule voie ouverte était de faire, seul, quelque chose qui au moins réponde à mes possibilités personnelles. Un peu comme, en d’autres temps, des manifestants allaient, seuls, dans une rue brandir une pancarte pour afficher leur sentiment devant tel ou tel fait de la vie publique. Ce qu’internet autorise pour l’instant, à mes yeux au moins, c’est alors : une relative indépendance, à l’égard des groupes constitués et des médias (sans me faire d’illusion sur cette autonomie apparente, mais elle laisse au moins une marge d’initiative), et aussi la possibilité, limitée mais précieuse, d’entrer en contact, sans attendre, avec des lecteurs de zones géographiques très diverses, inconnus aussi bien que familiers. Ces deux atouts s’étant montrés, depuis l’ouverture de ce journal, assez nets, par le nombre et la disparité des réactions, je me décide aujourd’hui à en renouer le fil. En espérant que cela puisse déclencher d’autres rencontres.

Quelles ont été, pour l’instant, les « règles » ou choix d’écriture qui se sont imposés, de façon intuitive ? Je les répète : une certaine inactualité (ne pas écrire sur ce qui fait la une des médias la veille, ni le « buzz » sur les réseaux) ; un parti-pris positif (ne pas écrire « contre », pour me désoler de ce dont la dénonciation est acquise, mais plutôt tenter des analyses, même sommaires, qui suggèrent des avancées pour la construction de nouvelles problématiques d’émancipation) ; faire un effort de style, ne pas laisser filer la facilité d’écriture ; allier, autant que faire se peut, une exigence de réflexion à un souci de clarté.

A bientôt donc.

*

[1] Cf. Un sémite, Ed. Circé, 2003. Trad angl (USA) par Ann et William Smock, A Semite, A memoir of Algeria, pref. Judith Butler, Columbia University Press, 2014.

20.03.15 – jour de printemps.

Faisons une récap. Quels points d’orientation peuvent être reconnus, avec une certaine netteté, dans la difficile navigation présente ? J’en vois quatre, comme il se doit sur une boussole.

1. Obstinément : l’universel. Lorsque tout semble confus et sombre, le souci de passer à l’universel donne de l’air et allège. Leçon déjà ancienne. A condition toutefois, c’est un peu plus neuf, de ne voir en l’universel ni un donné, ni un état, ni un horizon fixe, mais un ensemble de changements – de processus d’universalisation. Il faut garder l’œil tourné vers ce pôle. L’attention aux différences, aux figures singulières, n’est rien sans le mouvement de l’universel comme devenir, comme transport. Singularités et différences, sans la tension de l’universel, se dégradent en identités. Etendards de guerres. Je l’ai déjà écrit : le capitalisme global n’est pas l’universel, mais son simulacre caricaturé, sa grimace. La globalisation produit ou contracte des identités, avec leurs milices, édifie des clôtures (des murs), pose des écarts d’essences. L’universel est l’élan qui ouvre vers l’humain et au-delà (vers le vivant, le cosmos), et la force d’intensification qui descend au cœur de toute vie pour rejoindre ce qui la soulève.[1]

Donc, décidément : l’éthique. On la nomme ainsi parce que le mot n’a pas mauvaise presse. Mais on pourrait aussi bien user du terme : morale, qui fait hurler. Cela revient à dire qu’au principe de toute action vivante se trouve une force d’évaluation capable d’orienter le choix de vivre et d’aider à vivre, plutôt que laisser mourir ou tuer. Puissance critique : qui sait discerner. Parti-pris d’une bonté foncière, qui soutient toute justice et toute joie, qu’on pourrait appeler le parti-pris d’enfance : puisque c’est devant l’enfance, qui regarde que la force de la bonté, du bien-vivre, de la joie, du soin et de l’aide s’impose sans le moindre doute à tout sens de la vie, à condition qu’il, et elle (le sens, la vie) laissent parler leur impulsion profonde et acceptent de l’écouter. Par un retournement inouï dont il faudra bien sortir, le mot « bien » (l’idée morale, la valeur du souci moral) est devenu un repoussoir pour les âmes en quête de distinction. Eh bien, tout à l’opposé de cette néo-idéologie, il faut faire valoir le vivant contre le dogme, l’enfance contre les soupçons[2]. Conséquence qui pourra surprendre : une subjectivité révolutionnaire d’aujourd’hui ne peut s’épanouir que si elle pose, au foyer de son action, le principe intraitable d’un respect pour les humains, quels qu’ils soient, et donc parmi eux pour les adversaires, déclarés ou potentiels. Je me sens étouffer sous deux poids insupportables, deux couvercles : d’une part, la polémique malveillante[3], l’injure, le mépris de l’antagoniste – c’est-à-dire, au fond, l’adhésion au principe schmittien qui définit la politique comme une modalité de la guerre, de la lutte à mort, et pose son clivage fondateur comme partage entre amis et ennemis[4]. Sous tant de plumes du moment. D’autre part, avers ou revers, la position de son propre point de vue comme avéré, certifié par le bon sens, la vérité rationnelle – et le culte de soi –, qui incrimine toutes les vues différentes comme absurdes, ineptes, indéfendables ou ignominieuses. Assez. Il faut en finir avec ces plaies. Reconnaître que les « autres » ont d’excellentes raisons de penser ce qu’ils pensent, que leurs convictions ne sont ni stupides ni crapuleuses, et que le révolutionnaire d’aujourd’hui, comme il devait selon Marx ou Lénine se mettre à l’école de la réalité, doit désormais se mettre à l’écoute des pensées divergentes, proches ou lointaines, et donc les respecter. Respecter les idées, et leurs porteurs. Écouter une idée, même abominable, ne limite en rien sa remise en cause : c’en est la condition. Le respect est une condition de la critique.

2. Etonnamment ? – la stratégie. Le principe de révolution n’est ni un horizon utopique, ni une valorisation des violences. Le concret ne se réduit pas à la casse, pas plus que le positif à la gestion des intérêts dominants. Le parti-pris révolutionnaire est un mode de compréhension du mouvement réel, tel qu’il a lieu et recèle des devenirs. Il se propose de comprendre les forces réelles qui ouvrent à une transformation positive, portent la négation de l’injustice du monde, mettent à jour sa caducité, élaborent des pratiques de partage, d’amitiés collectives (philia), de respect des humains et d’affirmation de leur solidarité planétaire. Ces forces existent, même si la régie mondiale des images les montre peu. Une action révolutionnaire tente de les aider à se voir, se connaître, s’entendre. Et ainsi à construire, entrer dans les tissus de réalité, tramer la vie en partage. Pour cela, il faut de l’organisation, des conduites concertées – ne jamais y renoncer, sous le prétexte faible des échecs ou dévoiements anciens. Et donc de la politique, du politique. Dans une grande ouverture universaliste, une vive clarté morale. Du politique, non comme domaine séparé, mais comme mode distinct. Il faut agir, œuvrer en mode partageux et ouvrier, ouvrir sur l’histoire, y prendre pied, y mettre les mains. Contracter des alliances, faire avances et reculs, convoquer prudence et audace. Penser en prophètes et agir en stratèges. Le mépris des partis, des militants, des élections et des grèves est l’autre face d’une haine de la démocratie, d’un goût du repli et de la génuflexion.

3. L’histoire. Dans celle du XXème siècle, une question cruciale est cachée. Quel a été le point, le moment de l’inversion, du renversement ? Le regard rivé aux apparences, on dit : 1989 ou 1991, chute du mur ou fin de l’URSS. C’est d’autant plus faux que ce qui subsistait jusqu’en 1989 ou 1991, tous les bons révolutionnaires le clamaient, n’était que le masque de la défaite, le corps péniblement survivant d’une révolution abattue. Cela n’empêche pas d’éprouver du respect, voire une certaine affection, pour ce que les Soviétiques (pas leur couche dirigeante : leur effort collectif) ont pu donner de positif au siècle. De quand (et d’où ?) dater alors le retournement du processus révolutionnaire en phase régressive ? Pour se poser une telle question, il faut concevoir qu’un certain soulèvement du monde a porté l’histoire occidentale depuis les Renaissances, la Réforme, les révolutions démocratiques, jusqu’à la révolution russe et au delà, outrant l’Occident, jusqu’à la révolution chinoise au moins. Si on souhaite ne jeter sur toute cette puissance d’invention et de justice qu’un regard méprisant ou rancunier, la question que je pose n’a aucun sens. Mais si les termes peuvent en être reconnus, il faut se demander où et quand situer le point du retour. Les réponses sont multiples. Quant à moi, je le pointerais entre Allemagne et Hongrie autour de 1923. Pourquoi cette date, si peu éclatante ? Parce que jusqu’alors, les révolutionnaires russes avaient une conscience aigue, explicite, que leur victoire depuis 1917 était paradoxale, qu’elle était condamnée à se renverser en défaite ou en désastre si elle n’était pas réagencée par la révolution mondiale, c’est-à-dire (pensaient-ils) d’abord européenne, c’est-à-dire (croyaient-ils) en premier lieu allemande, ou austro-hongroise. Ces révolutions ont eu lieu (en Allemagne et Hongrie) : mais elles ont été férocement défaites. Et de cette date, et en partie de ce lieu (1923, en Allemagne), ont émergé des phénomènes appelés à engloutir le siècle dans leur catastrophe : le nazisme, contre-insurrection follement victorieuse, et le stalinisme, contre-révolution aussi. Conséquence incongrue : ce rapport à l’histoire ne pourra se tenir quitte d’un réexamen de l’apport et du nom de Trotsky. Je n’ai jamais été trotskyste, en aucune façon. Je n’ai jamais adhéré à aucune organisation qui s’en réclamât, même dans ma jeunesse militante (qui fut d’abord post-stalinienne, puis d’inspiration conseilliste, sans plus alors d’adhésion à rien). Mais le nom de Trotsky est, avec toutes les contradictions qu’il condense – et aussi son admirable grandeur –, celui du seul effort d’ensemble pour penser l’échec, et pour caractériser la nature des régimes issus de cet étranglement. Ce qui s’est fait de plus fort à ce propos s’est tramé dans sa postérité, fût-elle dissidente (Castoriadis, Lefort). Or ces régimes, outre qu’ils occupent, directement ou sous des avatars, une bonne part de la planète (Chine, Etats post-brejneviens de la Russie et de l’Est de l’Europe), constituent l’impensé de notre histoire, et l’aveuglement sur leur nature gèle toute possibilité de compréhension de ce que nous vivons. Des événements récents, paraissant inattendus à beaucoup – et qui en tout cas n’entraient pas, il y a à peine plus d’un an, dans le schéma d’analyse de la plupart des « observateurs » –, viennent nous le rappeler.

4. La planète ! Elle n’équivaut pas à l’universel : il y eut un universel pré-planétaire (quand il se limitait aux rives de la Méditerranée) comme il y en aura un, je suppose, par-delà : qui débordera les cadres de la terre. Aujourd’hui ils coïncident : la planète n’est pas seulement le vaste lieu d’une citoyenneté à bâtir, mais aussi un espace restreint à aimer. Toutes les fractures de pensée, d’action, d’éthique et de politique se serrent sur cette division : pense-t-on depuis la planète, ou veut-on s’en protéger ? Or, ceci a aujourd’hui un corollaire crucial : une grande part des habitants de la terre vit dans une pauvreté intégrale. Ce dénuement est transmis par héritage, mais plus encore produit par les conditions globales du monde moderne. Il est le corrélat de l’enrichissement d’une autre partie de la vie terrestre. Il est à la fois lointain (dans des zones séparées des « nôtres ») et tout proche, géographiquement comme visuellement, du fait de la diffusion des images. Les visions de la richesse et de la pauvreté se choquent, ne cessent de voisiner, ce qui rend leur proximité insoutenable. Cela entraîne une conséquence éthique (donc politique), et stratégique, et historique : toute position, à visée contestatrice, quelle qu’elle soit, sur quelque question qu’elle porte, ne peut plus trouver de crédit que si elle explicite son point de solidarité avec la pauvreté planétaire. C’est une clause primordiale, structurante, indépassable[5]. Je prends un exemple : il existe des « luttes », intra-européennes, contre des politiques qui appauvrissent certains milieux, en particulier les plus populaires. Ces luttes sont souvent légitimes. On ne peut que les reconnaître. Mais il m’est très difficile d’y souscrire sans réserve, si elles ne se situent pas dans un rapport lisible avec la solidarité planétaire envers ceux qui n’ont rien. Ce n’est pas le résultat d’une analyse : mais physique, intuitif. Je n’y arrive pas. Il est juste de défendre les minimas sociaux, les retraites, les bas salaires, mille autres choses – à condition que l’on formule le rapport entre ces défenses et la condition de ceux et celles qui sur la planète n’ont ni pensions, ni minimas sociaux, ni bas salaires. On voit comment une partie des « populismes » prétendent camper sur ces mêmes droits en dirigeant simultanément leur haine contre les déshérités planétaires, désignés à la vindicte comme responsables de l’appauvrissement des pauvres dans les pays riches. Le partage entre richesse mondiale et pauvreté planétaire, dont l’immigration forme le signe, est la division qui déchire toutes les politiques. La question-clé de toute émancipation devient donc : récuser les appauvrissements intra-européens et occidentaux, sans aucun doute. Mais dans quelle articulation claire avec la plus grande pauvreté globale ? Quel sera leur devenir partagé ? Toute politique qui ne voudrait que préserver des « acquis », sans comparaître devant l’exigence planétaire de justice serait à citer au nombre des contributions à la présente obscurité.

Universel, stratégie, histoire, planète : tels sont les repères que j’aperçois, clairs dans la nuit quand elle paraît si noire.

*

[1] Puisque récap, je me permets d’indiquer que ces propositions théoriques sur l’universel sont développées dans les Hypothèses sur l’Europe, Circé 2000 (trad. Ch. Irizarry : About Europe, Philosophical Hypotheses, Stanford University Press 2013).

[2] L’articulation entre politique et morale est argumentée dans Après la révolution, Politique morale, Belin 2003, coll. « Littérature et philosophie » (dir. Claude Lefort).

[3] Dans ce journal, « Délaisser la polémique », à la date du 27 octobre 2014.

[4] J’ai proposé une approche non-schmittienne dans L’Enlèvement de la politique, Sur le rapport de Kant à Rousseau, Circé, 2002. Dans ce journal, « Amis/ennemis », le 27 septembre 2014.

[5] Pas seulement pour des raisons éthiques, même si elles pourraient suffire. Aussi parce que c’est le point de nouage pour toute compréhension et rénovation possibles. Dans ce journal : « Quelques principes d’analyse », à la date du 24 janvier 2015.

Cet article a donné lieu à diverses reprises sur Internet. En particulier, le site « Radical cinéma » (https://radicalcinema.org/fr/) l’a republié (29 mars 2015), accompagné d’un enregistrement audio intégral (lecture par D.G.) et avec des extraits d’un entretien filmé. Voir https://radicalcinema.org/fr/Denis-Guenoun-Changer-le-ton/

 

24.02.15

Qu’on me pardonne, si possible, de moduler ici, pour une fois, le ton. Comment provoquer un renouveau ? Nous avons, tous ou presque, l’impression de nous enfoncer dans un entonnoir. Comment relancer le mouvement de sortie, ou au moins y contribuer, un peu ?

La dernière question semble la plus simple. Y contribuer aujourd’hui, dit-on, ce n’est en aucune façon espérer retrouver une position d’ensemble, unifiante, qui prétende relancer le mouvement historique dans une nouvelle direction – comme par la fondation d’un parti. Chacun doit œuvrer dans son contexte, à sa mesure, tenter d’agir ou de penser au plus près de sa situation. Il y a une sagesse dans cette humilité. Je voudrais tout de même ajouter un complément à ce dessillement salutaire. Lorsque les révolutionnaires, au XIXème ou au XXème siècle, ont pensé œuvrer à un changement concentré, ou même à un renversement partiel du cours des choses dont ils étaient témoins, en général ils ne voyaient pas le monde comme courant à sa perte, ni leur action comme rédemptrice. Pour la plupart, ils étaient convaincus que l’histoire, dans ses influx profonds, marchait vers une amélioration. Si les temps étaient sombres, c’était par conjoncture provisoire, renversement momentané. Ainsi, pendant la croissance du fascisme, la plupart des révolutionnaires ont-ils cru que la tendance de l’époque conduisait à une humanité affranchie, mais que ce progrès se trouvait contredit par l’avantage temporaire des forces adverses. Leur action, si courageuse fût-elle, parfois si isolée, se croyait fondée dans une dynamique, « objective » disaient-ils, plus profonde, sur laquelle ils pensaient inscrire leurs efforts. Ils n’étaient pas si seuls, donc, au bout, mais solidaires d’une mutation nécessaire, et en cours.

Pour nous inspirer de leur expérience, sans nous poser en héros sacrificiels, la modestie ne suffit donc pas. Il faut tenter de comprendre quelles forces réelles agissent, qui pourraient pousser le monde vers un meilleur état, secouer son malaise, l’emporter dans un mouvement bienvenu. La vision de ces forces est obscurcie. Nous croyons observer, surtout, ce qui assombrit l’horizon : menaces sur la survie de la planète, développement économique chaotique, risques d’une technique devenue folle d’elle-même, périls de guerres, croissance des forces les plus haineuses et funestes. Cela fait beaucoup. Que veut-on que chacun, confiné raisonnablement dans la clôture de son jardin, fasse contre tout ce mal, réuni ? En fait, même si la prévention contre les synthèses exprime un bon sens, elle s’étaye, contre son gré, sur une vision toute synthétique, globalisante, qui clandestinement la porte : pessimisme apocalyptique (pas très bien désigné par cet adjectif), ou plutôt nihiliste, croyance en la victoire générale du mal le plus unifié. Ce qui est sûr dans cette vision, c’est toujours le pire. Ce n’est là qu’un axiome, très puissant – mais tout à fait idéologique. Il me paraît essentiel, en protégeant la lucidité sur les désastres, de s’émanciper de cette croyance, de cet a priori, avant tout.

Comment ? En travaillant, avant tout, à dégager dans chaque donne particulière comme dans l’évolution générale, des puissances positives. C’est la première exigence désormais, qu’il faudra clamer, réclamer, très haut : il est de première urgence de s’atteler à débusquer, dégager, recenser, collectionner, publier le positif, et à lui donner la plus forte voix. Première nécessité de salut, comme on parle de salut public pour les nations en danger. Il faut donner voix au positif. Chacun doit s’en faire une tâche, y travailler, y appeler, exhorter à cela. Au moins si l’on se veut du côté d’une nouvelle critique, d’un parti de l’émancipation. Il est temps de parler la langue du positif, de relancer la téléologie du meilleur, et donc – malgré les intimidations de la méfiance universelle – le discours du bien. Il faut redonner voix à une pensée irrévérencieuse, insolente, insoumise, de l’appel au bien. Aux biens. Aux positivités concrètes, agissantes, opératrices, travailleuses, ouvrières. Il est temps de faire apparaître que le négativisme, la dévastation écrasante, l’addiction au mal et au vertige, sont les appareils présents de la domination et les meilleurs adjuvants du système qui étouffe et paralyse – le néocapitalisme, dans ses tendances les plus mortifères, et les plus globalisées. Il faut opposer, à la globalisation nihiliste, non pas de petits scepticismes soumis, mais une volonté intempérante de secouer l’hégémonie uniforme de l’apologie du malheur. L’apologie du malheur se pare des couleurs du réalisme, comme si n’était réelle que la chute. Il y a un réalisme des actions, des désirs, des patiences, des clairvoyances, des savoirs, des recherches, des fabrications, des pratiques, des arts, des amours, des bontés, des élans, auquel (et auxquels) il est temps de tendre l’oreille et de redonner voix. Ce que chacun fait, en général, lorsqu’il s’adresse à l’enfance : rares sont les parents, accouplés ou solitaires, vivant dans la facilité ou dans la dureté, qui oublient de tenir aux enfants le discours du bien, du mieux, de l’espoir et de l’éthique. Les enfants nous appellent à la vérité du bien. C’est l’enfance qu’il faut entendre, dont il faut amplifier le son. C’est l’enfance du monde qu’il faut laisser nous dicter notre nouvelle pensée : pas le mauvais savoir des résignations.

C’est seulement cela que je voudrais affirmer, ici, ce jour : laissons parler, faisons parler les positivités, petites ou grandes, bon sang. Laissons monter les afflux. C’est urgent, nécessaire, impératif de pensée, de révolution, de disposition critique. Le nihilisme est l’idéologie de la domination. C’est le réapprentissage des positivités qui est la langue à venir du prochain tumulte. Cessons de ne clamer que la haine de ce qui, censément, s’écroule. Ecoutons le son qui sort de nos bouches, comme pour le faire entendre aux enfants : si c’est le son discordant des supposées lucidités criardes, faisons-le taire. Essayons de parler la langue enfantine de l’appel, repassée au crible de nos meilleures sciences. Chaque fois que tu parles, si sort le mauvais son de la désillusion acide, entends la domination qui parle par ta bouche, et te fait parler sa langue nihiliste. Ecoute le ton, d’abord, avant l’intention ou le projet. Si c’est le mauvais ton, change de mode. Essaie de faire sortir le ton fidèle à l’enfance, la tienne, celle de ton fils ou de ta fille, celle de quiconque dans son regard puéril. Parle la positivité du bien, quelque thème qu’aborde le discours. Délaisse la critique, si elle grince. Cherche le son qui dégage, au cœur du bruit de la machine capitale, une voix simple et un ton net, qui sonne juste. Ne me reproche pas mon exhortation : je me l’adresse, aussi. C’est la première nécessité du soulèvement.

« Juste » est un mot d’éthique, de calcul attentif, d’indignation, et de musique. Entre autres.

 

10.02.15

 

Le mot « bureaucratie » désigne le pouvoir des bureaux, le gouvernement des bureaux. Que veut-on signifier par là ? Il me semble que ce terme (bureau) vise une certaine activité : celle qui consiste, non pas à faire quelque chose, au sens pratique ou productif du terme, mais à commenter, analyser ou prescrire ce qui est fait, avant ou après, et généralement par d’autres. Bien sûr, cette distinction est en partie injuste : il se « fait » des choses utiles, devant des bureaux. Si l’on parle du meuble (le bureau), on peut y travailler, y produire : pour ma part je travaille beaucoup à mon bureau (par exemple en écrivant le présent texte) – mais pas toujours, par exemple en répétitions, pendant lesquelles je me déplace sans cesse de l’espace de jeu à celui du regard, et où je répugne fortement à l’installation de la « table de mise en scène ». Mais peu importe : il va de soi que « bureau » ne désigne pas ici, seulement ou principalement, le meuble (encore qu’une certaine sédentarité physique soit associée au phénomène), mais l’ensemble architectural, au sens où l’on parle d’« étage des bureaux » dans une usine, ou d’« immeuble de bureaux » dans un quartier. Et même si la chose est en partie inexacte, ou approximative, il reste vrai que l’activité de ces étages ou de ces immeubles est plutôt consacrée à produire des discours ou normes de second degré sur des activités qui sont faites ailleurs. On a tendance, aujourd’hui, à brouiller la distinction entre faire (de façon pratique ou productive) et analyser ou commenter ce qui se fait. C’est en raison de l’évolution des moyens de production, et parce qu’une part importante de la fabrication, ou de la pratique, se « fait » avec des instruments utilisés pour le commentaire : conception assistée par ordinateur, etc. Il me semble cependant essentiel de maintenir et d’actualiser, avec précision, la distinction entre faire et commenter ce qui se fait. Pourquoi ?

Parce qu’une tendance, très prégnante, pousse au développement de l’activité commentatrice – et à une certaine « prise de pouvoir » (c’est le sens de la deuxième partie du mot : bureaucratie) par celle-ci. De nos jours, se développent de façon intensive les demandes de rapports (préalables ou ultérieurs), projets (préalables), évaluations (ultérieures), audits, anticipations, modélisations, décryptages, synthèses, analyses, etc. Je ne doute pas que certaines de ces activités soient utiles à la production et à la pratique, et à une certaine rationalité organisatrice (encore que le sens et les fonctions du « rationnel » soient à analyser, précisément, dans chaque cas). Mais l’observation montre une considérable inflation de ces activités, qui dans certains cas conduit à entraver, voire à étouffer, l’activité pratique et productrice. J’ai pu observer cette inflation dans les deux activités principales où j’ai travaillé : l’enseignement (en particulier universitaire) et la culture (en particulier théâtrale). Mais aussi dans quelques domaines auxquels j’ai touché, de plus ou moins près : édition, médias, audiovisuel. Et je questionne beaucoup autour de moi ceux et celles qui sont engagés dans d’autres secteurs. Il me semble que le constat peut être général. Et il appelle les deux précisions suivantes.

D’une part, ce développement excessif (des tâches de second degré) a pour corollaire la création de multiples fonctions qui s’y relient. C’est ainsi qu’à l’université par exemple, chaque nouvelle demande de commentaire ou d’analyse (création de niveaux de diplômes, d’agences de programmation, ou d’évaluation) suppose la mise en place d’un conseil propre à ce niveau ou cette agence, censé programmer ou évaluer, lequel conseil a un président et un « bureau » (c’est le mot), et dont les réunions donnent à leur tour lieu à des projets, rapports, évaluations, etc. Un temps considérable est alors dévolu à la rédaction des rapports, réponse à des formulaires d’évaluations, etc. – temps qui est soustrait au travail actif direct : l’enseignement, ou la recherche. Du coup, cette inflation demande des « services », qui appellent des emplois, non seulement de secrétariat, mais aussi d’ « expertise », de coordination, d’organisation, de programmation, de contrôle, etc. D’autre part, on assiste, dans de nombreux domaines, à un gain d’autorité du commentaire sur l’activité elle-même. De multiples fonctions de responsabilité, précédemment assumées par des élus (ce qui n’empêche assurément pas leur infléchissement bureaucratique) se voient de plus en plus confiées, pour des raisons compréhensibles, à des personnes formées et habituées à ces rôles, à ces codes et à cet état d’esprit, en particulier dans les écoles d’administration ou de gestion. Il y a donc, si l’observation est exacte, constitution et développement d’une formation sociale exactement bureaucratique : par le caractère de second degré de ses activités (« bureau »), par son importance croissante dans la direction (« cratique »).

Je voudrais ajouter à ces remarques deux éléments d’analyse. Premièrement : ce mouvement est commun aux services publics et à l’activité dite privée. Il est fréquent, dans la propagande « néolibérale », bien mal nommée – parce qu’en vérité elle n’est rien moins que libérale, et au fond pas très neuve – d’imputer la lourdeur bureaucratique à l’Etat. Mais, s’il est vrai que les Etats n’en sont pas exempts, il faut dire aussi que le mouvement de bureaucratisation touche en profondeur l’activité « privée ». Dans un domaine que je connais (l’enseignement supérieur), cette tendance affecte, brutalement, les universités privées (par exemple aux USA) tout autant que les établissements publics. Bien sûr, la tendance est plus forte dans les entreprises ou services de grande dimension que dans les toutes petites unités. Mais les petites unités y ont affaire aussi : parce qu’elles traitent avec l’Etat, ou avec des commanditaires de grande taille. Deuxièmement : la « logique » qui commande ces tâches bureaucratiques n’est pas seulement, ou n’est plus, la seule logique administrative, au sens étatique que pouvaient ridiculiser un Courteline (les « ronds de cuir ») ou une grande partie de la littérature russe du XIXème siècle, comme Gogol (le « Revizor », ou Inspecteur général). La « logique » qui préside au développement bureaucratique actuel, c’est la logique marchande. ses concepts favoris le montrent : productivité, rentabilité, concurrence, compétitivité, réduction des coûts, etc. De sorte que, non seulement le capitalisme privé me semble concerné tout autant que l’Etat par le mouvement de bureaucratisation, mais que, dans le rapport entre le capitalisme et l’Etat, c’est bien le capitalisme qui est à l’initiative de cette évolution, et qui la pilote. Ou encore : si l’Etat y est impliqué, et il l’est, c’est en tant qu’Etat du capital, tel que l’ont caractérisé les fondateurs du marxisme, bien oubliés lorsque l’on pare l’Etat des vertus de « résistance » à l’extension de la logique marchande dans tous les secteurs de la vie sociale.

Il me paraît donc essentiel d’analyser le phénomène en termes fonctionnels et sociaux (pour la compréhension des tâches et des couches sociales qui les portent), et de ne pas se laisser capter par la propagande idéologique du capitalisme, qui prétend œuvrer à la libéralisation, au desserrement des contraintes, à l’allégement, à l’initiative individuelle etc. Tout au contraire, la bureaucratisation actuelle est un effet direct du développement capitaliste, avec ses conséquences en termes d’alourdissement (fonctionnel et dépensier), de tendances autoritaires, de renforcement des règles et des obligations, de frein à l’invention individuelle et collective, etc. Tendances foncièrement antidémocratiques donc, dans le fonctionnement concret et ordinaire de la vie sociale.

Si le mot « bureaucratie » fait partie du langage courant, il n’a pas fait récemment, à ma connaissance, l’objet d’un approfondissement théorique – à quelques exceptions prés, notables mais isolées. J’y vois une raison d’histoire. En effet, le concept a été, pendant plusieurs décennies, la notion-clé dans la critique (révolutionnaire, anti-autoritaire) du pourrissement dictatorial des Etats supposés marxistes. A partir de Trotsky et de la critique « de gauche » du stalinisme, l’idée de bureaucratie a fait l’objet d’une élaboration théorique extrêmement puissante pour caractériser la nature de classe de l’état « soviétique » pendant la période stalinienne en particulier. Les ouvrages de la première période de Claude Lefort (Eléments pour une critique de la bureaucratie) et de Cornélius Castoriadis (l’immense production dans Socialisme ou Barbarie) en particulier, représentent un énorme effort théorique de ce point de vue. Il n’est pas impossible, pour des raisons sur lesquelles j’espère revenir – même très gauchement, si j’ose dire – que l’analyse de la bureaucratisation du capitalisme ne puisse être reprise, de façon féconde, qu’à partir de là, et donc en tentant de comprendre ce qui lie le mouvement actuel, non pas seulement à une évolution « interne » du capitalisme occidental, mais à une transformation planétaire, dont le prétendu communisme et sa chute auront été aussi des étapes formatrices. Castoriadis, dès les années cinquante, avait formulé des hypothèses essentielles dans cette direction.

24.01.15

Comme je l’ai dit, je me suis fait une sorte de règle d’un principe d’inactualité – peut-être pour prétendre à une actualité plus profonde. En tout cas, je vais tenter de formuler quelques uns des présupposés, ou des axiomes, avec lesquels je tente de réfléchir, depuis d’assez nombreuses années.

1. Admettons qu’il existe sur notre planète quelque chose comme de la grande pauvreté, excessive ou abusive, et donc des pauvres, très pauvres, trop pauvres – et trop de ces pauvres. (Évidemment, « excessif, abusif » « trop », cela fait appel à une évaluation, à un jugement dont le fondement moral se devine sans peine. Je me suis expliqué sur cette nécessaire référence morale dans le livre Après la révolution.[1]) Admettons aussi qu’il existe des riches, trop riches. La confrontation de cette pauvreté et de cette richesse excessives prend la forme géopolitique d’un face-à-face entre concentration des pôles de richesse et extension des zones de pauvreté. Le ou les pôles de richesse étant plutôt situés au Nord-Ouest d’une mappemonde allant de l’Amérique à l’Asie, et les zones de pauvretés s’étendant plutôt au Sud-Est de cette carte, il est facile (et il a été courant) de désigner comme « le Nord » le pôle riche, et comme « le Sud » les zones pauvres. Ces noms peuvent être trompeurs, parce que : a) il n’est pas avéré qu’il n’y ait qu’un pôle d’enrichissement. Il peut y en avoir plusieurs. Cependant, du fait de la mondialisation, à peu près constatée par tous, il semble certain que ces pôles sont connectés et interdépendants.  b) Il existe des zones de pauvretés au « Nord », et des pôles de richesses au « Sud » : les banlieues des villes-mondes des métropoles riches, et les bourgeoisies capitalistes des pays pauvres. Il est donc nécessaire de nuancer, de complexifier le constat. Pourtant, on ne peut éluder une observation massive : il y a plus de richesses au Nord-Ouest, et plus de pauvretés au Sud-Est de cette carte. Plus de pauvreté à Calcutta qu’à New-York, au Cap qu’à Londres ou Paris. Mon axiome principal est donc le suivant : une confrontation mondiale principale a lieu entre le pôle d’accumulation des richesses et les zones d’extension des pauvretés – entre « Nord » et « Sud », ces deux derniers termes étant à prendre en ce sens contracté et avec beaucoup de prudence.

Deuxième axiome : l’accumulation des richesses au « Nord » est en rapport avec l’extension des pauvretés au « Sud ». Je ne dispose pas des instruments d’analyse socio-économique précis qui me permettraient d’étayer cette supposition. C’est pourquoi je l’appelle « axiome » : un axiome ne s’étaie pas. Toutefois, il me semble qu’on peut y souscrire. Les richesses, dans notre monde, ne sont pas produites par elles-mêmes, par la seule action de ceux qui les détiennent. Ce pourrait être le cas : quelqu’un produirait, personnellement, des objets si recherchés qu’ils les vendrait largement, et en retirerait un enrichissement personnel. Cela existe, sans doute. Mais ce n’est pas le cas le plus répandu. La plupart des richesses accumulées demandent, à partir d’une invention, d’une proposition ou d’un capital initial, l’emploi de personnes, souvent nombreuses, qui ne participent que très peu aux bénéfices des ventes de ce qu’ils produisent ou contribuent à produire. Dans le monde, de très nombreux producteurs coopèrent à la fabrication de produits qui engendrent des richesses considérables, alors qu’eux-mêmes vivent ou s’enfoncent dans une extrême pauvreté. En outre, ce lien (de l’accumulation des richesses avec l’extension des pauvretés) ne se limite pas au rapport d’exploitation d’une force de travail, mais concerne des relations voisines : extension du chômage, désertification des campagnes, croissance des mégapoles, évolutions et déséquilibres des consommations alimentaires, transferts de ressources (eaux, matières premières), détériorations d’environnements. Je pose donc (après beaucoup d’autres) que cet ensemble de données conduit à la constitution d’une confrontation mondiale entre richesses et pauvretés – entre « Nord » et « Sud ».

Doit-on parler alors de luttes de classes à l’échelle mondiale, selon la terminologie marxiste classique ? Je n’en sais rien. Polarisation : assurément, à mes yeux. Classes : sans doute, même si le concept doit probablement en être développé et approfondi. Lutte : c’est là que je suis le plus incertain. Est-il exact de dire qu’il y a une lutte de classes à l’échelle mondiale ? Les « pauvres » du « Sud » sont-ils engagés dans un rapport de lutte contre la richesse mondiale, au sens où Marx fondait ses analyses sur les luttes du prolétariat ? L’élaboration de Marx, et le marxisme, se sont développés, non seulement après, mais surtout à partir de l’apparition des premières luttes spécifiquement ouvrières, dans le deuxième tiers du XIXème siècle. Ils se sont pensés comme la lecture et la compréhension de ces luttes, et comme le dégagement d’outils théoriques et pratiques pour les mener à la victoire. Ces luttes étaient économiques (grèves, revendications), sociales (insurrections ouvrières), politiques (tentatives de constitution de forces politiques exprimant le point de vue autonome du prolétariat) et donc théoriques (conflits de multiples travaux pour en penser la nature et les horizons). Je ne sais pas si l’actuelle confrontation est pensable selon le modèle de la lutte – donc dans un schéma dialectique, hégélien. Qu’il y ait des luttes (sur ce terrain) c’est visible : de masses parfois, collectives souvent, partielles, isolées, voire individuelles en de multiples cas. Mais que le schème général de cette confrontation mondiale soit à penser sous le concept de la lutte, c’est à débattre de façon très attentive.

Une précision : même s’il existe, dans les pays du « Nord », des oppositions entre riches et pauvres (et des foyers d’extrême pauvreté) on ne peut pas nier que la richesse, concentrée dans des couches très étroites, diffuse tout de même une aisance, des modes de vie, un confort bien plus répartis que dans les pays du « Sud ». D’autre part, la confrontation entre richesses et pauvretés, même si elle y existe, prend de plus en plus la forme d’une opposition, au sein même du « Nord », entre « Nord » et « Sud » : la pauvreté au « Nord » étant de plus en plus portée par des personnes (des quartiers, des professions) marquées par une provenance du « Sud » du monde[2].

Pour en finir avec ces axiomes, j’ajoute qu’un élément joue alors un rôle décisif : le fait que les protagonistes de cette confrontation, parfois très éloignés les uns des autres par la géographie, ont connaissance de leurs vies différentes, parce qu’ils se voient. C’est très nouveau. Je veux parler évidemment des images. Je ne sais pas si les ouvriers, ou les très-pauvres du « Sud », « luttent » contre les détenteurs des richesses accumulées au « Nord », mais je suis certain qu’ils les voient, au sens strict. Ils voient les riches, et plus encore les richesses : les écrans les leur montrent. Richesses vestimentaires, alimentaires, urbaines. Le côtoiement des richesses et des pauvretés a acquis, par les médias, une sorte d’immédiateté (on voit le paradoxe dans les termes) très puissante. Les pauvres ont la richesse qui leur est interdite, littéralement sous les yeux.[3]

Que le mot de « lutte » ne convienne peut-être pas de façon exacte pour définir la confrontation en cours, cela pourrait s’argumenter de multiples manières, mais il faut en dire une : le mode le plus actif, le plus complexe, le plus conflictuel et le plus massif de la confrontation « Nord » / « Sud », ou Nord-Ouest / Sud-Est, comme confrontation géopolitique mondiale des pauvretés avec les richesses, est la forme présente des migrations. L’émigration/immigration est la manifestation concrète, massive et individuelle à la fois, de l’exigence qu’expriment les humains du « Sud » de participer aux richesses du « Nord ». Ils les voient, ils les veulent, en veulent leur part. Et donc ils y vont, ou y viennent, pour en obtenir des morceaux. C’est pourquoi les questions liées à l’immigration, par leurs causes, leurs développements ou leurs conséquences, sont d’une acuité si violente dans les alternatives du moment : elles manifestent, de façon concentrée, la confrontation au cœur de notre monde, entre le creusement des pauvretés et la concentration des richesses.

2. Pour se donner une représentation d’elle-même, la confrontation « Nord » / « Sud » a eu recours, successivement, à plusieurs modèles. En premier lieu, le schéma des luttes anti-coloniales.  Il y aurait beaucoup à en dire : car son résultat (la décolonisation) est aujourd’hui admis par tous comme un fait, mais le schéma lui-même (anti-colonialiste) était initialement un modèle formulé du point de vue du « Sud » – les modèles et terminologies utilisés par les pouvoirs coloniaux étant alors tout différents. Il faudrait rappeler aussi que les formes-nations, appliquées aux réalités du « Sud » (leurs définitions, délimitations, frontières, dispositions étatiques) ont été en grande partie construites par la colonisation elle-même. Peu après ce premier modèle, et s’articulant avec lui, a prédominé le schéma anti-impérialiste. Celui-ci entretenait un rapport assez profond, avec le conflit Est-Ouest (la guerre froide), et avec les luttes ouvrières ou syndicales dans les pays du Nord. Lien variable selon les courants de pensée : depuis l’idée que ces trois types de forces (pays dits « socialistes », mouvement ouvrier occidental et forces anti-impérialistes du « Tiers-monde ») étaient naturellement alliées dans la lutte contre le Nord-Ouest capitaliste, jusqu’à des conceptions soutenant, au contraire, que la lutte du « Sud » contre le « Nord » devait conduire à la remise en cause des modèles staliniens dans les pays de « l’Est ». En tout cas, un certain marxisme à orientation mondiale se présentait comme disponible pour les forces et individus qui prétendaient exprimer les luttes des pauvres du Sud-Est du monde contre les forces accumulatrices et exploiteuses rassemblées au Nord. C’était le mode de figuration le plus répandu pour cette opposition jusqu’à la fin des années 1980.

La dislocation du bloc à l’Est de l’Europe, le recul du marxisme qui lui a été lié, la crise d’un nationalisme post-colonial qui avait donné ses cadres à de nombreux états du « Sud », ont laissé vacante la légitimation des luttes des pauvres du monde contre la richesse injuste. Cette place vide a été vite réoccupée, dans un grand nombre d’espaces, par des références religieuses. La religion musulmane, dans diverses formes, a été utilisée comme modèle substitutif pour figurer la lutte des pauvres contre les riches à l’échelle mondiale, et la réfutation du modèle occidental qui lui est associée. Pourquoi l’Islam s’est-il présenté comme une substitution possible à l’ancien modèle révolutionnaire tenu pour caduc ? On peut y voir un certain nombre de raisons, que j’avais approchées dès les Hypothèses sur l’Europe, texte dont je dois rappeler qu’il a été écrit en 1994, publié en français en 2000 et traduit en anglais (USA) en 2013[4].

Tout d’abord, l’Islam historique, dès sa fondation, s’est présenté comme alternative au monde romain (c’est-à-dire au projet d’unité du monde qui s’exprimait dans cette période). Deuxièmement, cette alternative s’est située, dès son premier essor et dans les siècles qui ont suivi, au Sud et à l’Est du monde nord-occidental constitué par la romanité d’abord, puis par l’Europe et son prolongement américain. Troisièmement, l’Islam, à la différence d’autres religions, s’est d’emblée conçu comme projet de monde, projet universaliste pouvant donc rivaliser avec le processus de mondialisation nord-occidental porté par la colonisation et ses suites impérialistes. Quatrièmement, majoritaire dans de nombreux pays placés au Sud-Est de l’Europe et du monde occidental, le monde arabo-islamique en est venu à constituer une sorte de frontière Sud/Sud-Est de ce monde, et s’est donc trouvé en position particulièrement adéquate pour figurer l’opposition des régions et populations pauvres face à la richesse du Nord-Ouest. L’Islam est ainsi aujourd’hui (depuis l’effacement de la référence prioritaire au communisme comme modèle alternatif) la principale figure de l’opposition au monde de la richesse du Nord-Ouest, aux modes de vies qui l’expriment, et d’un projet de monde qui s’y oppose. Cette alternative s’exprime en termes principalement religieux, parce qu’en terme sociaux ou économiques cela lui serait impossible : il faudrait combattre, avec la même fermeté, les capitalismes florissants du « Sud » ainsi que les bourgeoisies enrichies qui en tiennent les rênes et en contrôlent les rouages. La référence à l’Islam permet de poser une alternative au monde nord-occidental, sans questionner la nature capitaliste profonde de l’accumulation des richesses ni rechercher un mode non-capitaliste de développement de la planète. Mais quoiqu’on en pense et quoi qu’on veuille, l’Islam est devenu la figure principale de l’opposition des pauvres de toute une partie du Sud-Est du monde à la domination d’un Nord-Ouest enrichi.

Cette opposition vaut aussi bien dans ceux des pays du Sud-Est où la référence religieuse islamique est répandue, que dans les zones du Nord-Ouest dont les populations sont déshéritées et plongées dans la pauvreté. Là, le recours à une certaine référence islamique (sur le mode paisible ou violent) exprime, à travers des traditions anciennes ou par choix (conversions), l’opposition au fonctionnement nord-occidental de l’accumulation des richesses[5]. C’est pourquoi l’Islam dans certains milieux d’immigration au Nord fonctionne comme recours contre une société dont les richesses (et les modes de vies) paraissent inaccessibles, et condamnables, et comme projet de monde alternatif par rapport à celui qui les porte et les justifie. Toute approche de ces questions suppose donc, à mes yeux, outre l’élémentaire respect indispensable envers cette immense culture, comme envers toute autre, de ne jamais oublier quelle signification le recours spirituel ou religieux peut prendre pour les pauvres et les déshérités de notre monde. C’est exactement ce qu’affirmait Marx, lorsqu’il écrivait que « la détresse religieuse est pour une part l’expression de la détresse réelle et pour une autre la protestation contre la détresse réelle. »[6]

La conséquence en est que les problèmes des « quartiers », des « banlieues », de la « laïcité », de « l’intégration » peuvent sans doute, et doivent, faire l’objet de politiques d’amélioration, mais qu’ils ne peuvent être compris en profondeur qu’en référence à la confrontation mondiale des pôles de richesses et des zones de pauvretés. Dans cette perspective, leur résolution profonde ne peut être que liée à une rénovation planétaire du partage des biens, à l’évolution concomitante des formes de vie, et à la citoyenneté (planétaire) qui permettrait d’en formuler le projet et d’engager sa réalisation.

*

[1] Après la révolution, Politique morale, Éd. Belin, coll. « Littérature et politique » (dirigée alors par Claude Lefort), 2003.

[2] C’est ce qu’Etienne Balibar a désigné, voilà déjà deux décennies au moins, comme « ethnicisation des rapports de classes » : en France, il est désormais plus que rare de voir de tâches de femme de ménage, d’éboueur, de caissière de supermarché, d’ouvrier spécialisé dans certains travaux (la liste pourrait être allongée) assumées par des Français de longue ascendance métropolitaine. On pourrait faire le même constat dans de grandes parties des USA pour certains métiers, de même qu’en Allemagne ou au Royaume-Uni. Le phénomène s’étend à des pays où l’immigration était traditionnellement moins nombreuse (qui sont souvent des pays d’anciennes émigrations : Italie, Pologne, etc.)

[3] Côtoiement renforcé par le fait que la richesse du « Nord » s’exporte, comme mode de vie, dans toutes les métropoles du « Sud ». Occidentalisation du monde, si l’on veut (c’est donc bien de Nord-Ouest qu’il faudrait parler) – ou devenir-monde comme occidentalisation.

[4] D.G., Hypothèses sur l’Europe, Circé, 2000. Trad. angl. par Christine Irizarry : About Europe, Philosophical Hypotheses, Stanford University Press, 2013.

[5] Il pourrait être assez simple de comprendre pourquoi, selon ce schéma, ce type d’opposition ne concerne que certaines populations et pas d’autres (les populations asiatiques, ou certain milieux africains par exemple), mais aussi comment et pourquoi des révoltes à étendards islamistes peuvent se lever contre des Etats comme la Russie, la Chine, voire l’Inde.

[6] Marx, Introduction à la Critique du droit politique hégélien (1843), in K. Marx, Écrits philosophiques, trad. Lucien Sève, Champs-Classiques, Flammarion, 2011.

29.12.14

Mon matérialisme est intransigeant, et pourtant je me réclame d’un certain héritage mystique. Pourquoi ?[1]

L’intransigeance, d’abord. Au point le plus radical de la conviction intime, je ne peux souscrire à l’affabulation religieuse[2]. Par cette formule, je désigne la production de récits, avec agents et actions, qui concernent un second monde venant, par-dessus ou par-dessous, doubler le réel consistant et concret que l’on peut appeler matière, ou nature. Nature est le nom qui de plus en plus me semble adéquat, pour des raisons que j’évoque ci-dessous. Et la relecture attentive de Spinoza n’y est sans doute pas pour rien, même si je ne me sens pas en affinité complète avec « lui » (avec ses livres), et même si le mot « nature » a résonné, depuis plusieurs années, par une autre voix (et dans une autre langue)[3]. Je ne suis jamais parvenu – malgré, je dois le dire, de sincères efforts – à reconnaître aucune teneur substantielle à une strate du réel qui serait là, présente, intentionnelle et animée, et par essence sensoriellement imperceptible. Même si certaines fables qui l’invoquent peuvent être belles, et même si, par ailleurs, l’investigation scientifique fait appel à des modèles de plus en plus complexes, devant desquels l’imagination figurative se voit frappée d’impuissance, je reste certain, d’une certitude questionneuse et pourtant à peu près inébranlable, que le réel consiste dans son unité matérielle, ou naturelle.

Simultanément, je ne me sens aucune appétence à l’égard des innombrables récits où la transcendance se voit dotée d’une figure anthropomorphe. Que cette figuration soit franche ou biaisée. Les dieux de certaines religions peuvent m’interroger, me « toucher ». La transcendance peut se loger au centre de mes questions, je le dirai dans un instant. Mais le divin figuré, de façon massive ou plus complexe (comme dans l’élaboration théologique de la Trinité) me paraît toujours, à la fin, relever d’un transfert de la figure humaine, et ce dès qu’on en parle dans la forme grammaticale du sujet associé à un verbe d’action. Peu importe alors qu’on précise que « Dieu » n’est pas un homme, qu’il n’a pas forme humaine, qu’il est irreprésentable, infigurable, inimaginable, si l’on s’autorise à dire aussitôt qu’il fait ou dit ceci ou cela : la figure est dans la syntaxe. Le diable (la figuration idolâtrique), comme dans les détails, loge dans la grammaire : dans la structure des phrases.

Ne parvenant pas à créditer la fable ontologico-religieuse, ni le récit anthropomorphique, je ne me sens, on le comprend, porté à aucune adhésion quand l’une à l’autre se couple : lorsqu’un individu humain se voit accorder une réalité substantiellement transcendante, par priorité ou privilège, une éternité divine, une immortalité par apanage. Ainsi, quoique j’aime profondément quelque chose qui me parvient de celui qu’on appelle le Christ (par les textes, et la tradition qui les porte), toute vénération de sa divinité suréminente me reste étrangère. C’est commun, après Rousseau, Renan, Nietzsche et quelques autres – et après que l’idée classique du divin n’a cessé de s’affaiblir, de s’émousser, de s’éclipser, en Occident au moins, depuis des siècles.

Il y a une certaine utilité à le dire à nouveau. Sous une forme un peu nouvelle, les affabulations religieuses semblent avoir connu un regain. Je ne parle pas des supposés « retours du religieux », dont la critique pertinente a été faite, mais de certains usages stylistiques et de leurs effets. On voit rôder une tendance à la littéralisation des figures religieuses, sous des plumes qui pourraient paraître averties. J’en prends deux exemples : ces dernières années, on a de plus en plus souvent parlé des anges. Rien de bien méchant, si on reconnaît à ces figures leur nature de tropes, de métaphores (dans la langue) ou d’allégories (dans les images). Or, souvent par l’usage du style indirect libre – qui peut laisser un peu indécis le statut exact du discours, entre la parole du narrateur ou celles des personnages qu’il convoque – la frontière se brouille entre le figural et l’effectif. Cela vaut pour les anges, assurément. J’aurais même, pour ma part, tendance à penser que cela peut valoir aussi pour un usage immodéré et addictif des spectres et des fantômes. Je crois connaître un peu, et comprendre dans une certaine mesure, la fonction et la portée de ce que Derrida a voulu faire avec les revenants et les survivants. Mais il me semble que, chez certains de ses lecteurs et par moments chez lui, le recours à la fantomatique a pu être teinté d’équivoque, par imprudence, ou par le goût de prendre le style à la lettre. Deuxième exemple : la mort de Dieu. Que Dieu soit mort, c’est une belle formule, frappante. Mais je n’y souscris qu’à la condition de préciser qu’il n’a jamais existé, et que donc ce qui est mort, c’est sa figure, son image – sans omettre, assurément, que figures et images ont une portée concrète, effective, une action dans le réel. Or, la proclamation de la mort de Dieu, apparente profession d’athéisme, conduit dans plus d’un discours à sembler concéder qu’il a bel et bien vécu, et que donc il a fait ceci ou cela. A cet usage d’écriture et de pensée, je résiste des quatre fers. Et j’y vois aujourd’hui une forte nécessité.

Le corrélat de cette réserve, pour l’appeler ainsi, est une foncière hostilité aux pratiques rituelles. Si l’on donne au mot « rite » un sens très élargi, j’y participe comme chacun : repas de fêtes, dimanches en familles, petites cérémonies affectueuses. Mais si l’on prend le terme dans son usage strict, j’incline envers ce qu’il désigne à une grande sévérité : car le rite, par sa structure répétitive et par la dépendance qu’elle engendre, est une pragmatique de capture dans la croyance. Aujourd’hui en tout cas, quand la croyance se retire (sous l’effet de l’histoire, du sens, de la pensée), le rite et son regain sont un moyen de redonner aux articles de foi une prégnance qui leur échappe. Je vois de timides pratiquants à la foi défaillante s’agripper à des pratiques de culte. Et de bons athées sacrifier à plus d’un geste rituel, par complaisance, affection ou affectation anthropologique et de « culture ». Le rite est le refuge des pensées mortes, la survivance des idoles.

Ma conviction, déjà formulée par beaucoup d’autres, est que cette désaffection se trouve partagée par un nombre immense d’individus humains, principalement en Occident – mais avec ce correctif de première importance que l’Occidentalisation s’étend aujourd’hui jusqu’aux limites du monde, et la désaffection avec elle. Le regain d’intérêt pour les fables religieuses, la foi censément reviviscente à leur égard, est une marque de la résistance à l’occidentalisation du monde, signe substitutif dont le véritable objet ne porte ni sur la foi en tant que telle, ni sur les fables qui l’affichent à défaut de la nourrir, mais sur les contenus scientifiques, techniques, juridiques, moraux (en n’oubliant pas que ce mot vise d’abord les mœurs), et politiques, de la modernité comme forme occidentale de vie – ou de l’Occident comme nom donné, à plus ou moins bon escient, aux formes de vies modernes.

 

Si donc ma résistance à tout cela, à cette résistance elle-même et aux schémas qui la représentent, est aussi vive que je tente ici de le dire, que vient faire, dans cette économie spirituelle, l’attachement à un héritage et à des traditions mystiques ?

Eh bien, mon « mysticisme » concerne le fait que le réel fait excès sur lui-même, qu’il ne cesse de se déborder. Oui, le réel est bien la seule instance à quoi il faille en dernier recours faire appel. Mais si le réel consiste, il ne se tient cependant pas en lui-même comme dans sa contenance, sa continence. Le réel se dépasse sans cesse, s’ouvre, se fend, s’exorbite. Ce que je ne peux nommer autrement que « transcendance ». J’ai souvent remarqué qu’étymologiquement, la transcendance ne désigne pas l’impact dans les choses d’un dehors qui leur tombe dessus, mais un processus d’ascension, de croissance ou de transcroissance – comme disaient les trotskystes à propos de la révolution – qui fait que la donnée réelle, l’effectivité, excède son propre statut et sa finitude. Le réel s’outrepasse, il n’a besoin d’aucune main extérieure pour l’aider. Il est en excès sur soi, par soi, toujours depuis soi mais se débordant et fracturant ses limites. La transcendance est l’excès sur soi de ce qui est – une auto-transcendance, selon le concept que proposait Hans Jonas. On peut nommer là, comme Deleuze, un parti-pris de l’immanence, assurément – si l’on veut dire qu’aucun dehors ne vient secourir un dedans qui défaille – mais d’une immanence en excès, en outrance. Immanence qui comprend ce qui l’outrepasse : le virtuel, le temps, la pensée, et au bout du compte, bien sûr, l’affabulation elle-même, qui la figure et l’imagine secourue par une puissance externe.

La puissance la plus radicale, exorbitante, la plus vive de ce que j’appelle ici transcendance – et dont on n’oubliera pas, donc, que c’est toujours à penser comme excès par soi sur soi du réel, depuis sa puissance propre, et jamais comme irruption en lui d’un autre monde qui le double – la force la plus tranchante de ce réel en expansion, c’est la production du nouveau. Dont Paola Marrati, lisant Bergson à travers Deleuze, m’a appris combien il importe de ne pas le penser comme effectuation d’un possible qui le précède, car dans ce cas il n’est que l’actualisation d’un ancien qui lui préexiste, mais comme avènement effectif de ce qui précédemment n’avait pas de lieu. La transcendance la plus vive, c’est le nouveau. C’est ce que signifiait sans doute Karl Barth (dont je ne suis aucunement la ligne théologique) lorsqu’il affirmait (je contracte ici, de mémoire, la résonance qu’a eue pour moi la Petite dogmatique[4]) : Pâques veut dire : il y a du nouveau. Cette affirmation ébouriffante figure comme en exergue implicite de ma Trilogie de Pâques (Le Printemps, 1985, puis La Levée, 1989, et enfin explicitement en incipit de son troisième temps Le Pas, 1992). C’est en ce sens que je suis sensible à une certaine écriture du mysticisme : lorsque le mystère qui la porte n’est pas tiré vers et par la provenance, (vers l’arrière, vers le fantasme de l’origine transcendante qui s’actualise en se déployant et contient tout le devenir dans son noyau), mais comme le mystère du devenir lui-même, dans sa puissance d’invention et de production. La transcendance du devenir et comme devenir : voilà le dernier mot de mon « mysticisme ». Et il faut cette pointe mystique : car un certain matérialisme de l’immanence confinée, contenue dans sa finitude ou sa plénitude homogène, est impuissant à laisser s’ouvrir cette puissance d’excès et d’avènement. Le réel est infini : mais il n’est in-fini qu’à raison de son in-achèvement, et donc de ce qui lui fait outrer sans cesse tout ce qui dé-finit et dé-termine son statut de réalité.

En fin de compte, ce mysticisme s’exprime dans une foi en la puissance de la néguentropie : par quoi la puissance physique de l’univers ne s’affaisse pas sur elle-même, mais s’étend par une expansion qui pourtant n’appelle aucun dehors. Expansion sans dehors : ce que la logique platonicienne, si puissante pourtant, ne pouvait pas concevoir. Et à laquelle on pourrait donner, comme faisait Diderot à propos de la matière censément inerte, le nom de vie. Mais nul n’est besoin, à mes yeux, d’imaginer la vie pré-formée dans le non-vivant (comme toujours, il faut éviter de répondre à l’appel de l’origine, de reconduire vers l’origine la fondation du nouveau). La vie arrive, advient en un (ou plus d’un ?) point de l’univers, en un ou plusieurs points de son devenir, comme ce qui, en lui, devient. La vie arrive. Comme, en elle et après elle, à travers elle, la conscience (et l’inconscient), la pensée, l’aptitude à la figuration. Transcendance de l’humain, de ce que nous appelons humain – qui appelle une transcendance sur l’humain, tel que nous nous le figurons ou le déterminons en une phase de son histoire. L’humain est advenu – et quelque devenir imprévisible saisit l’humain, voilà la transcendance que la mystique, soigneusement filtrée de ses figurations et fables régressives, peut nous enseigner à entendre.

Ce que je désigne ici comme transcendance –  expansion, excès (de la vie, pour le dire en termes présents) – connaît une marque sûre et irrécusable : c’est la joie. Qui habite et infuse, à mes yeux, trois actions principales qui nous emportent : l’action morale (et donc politique), l’acte moral illuminant le devenir comme son imprévisibilité totale, son non-intéressement, son dépassement de tout ce qui le clôt et le conditionne, l’acte moral, joie intrinsèque et pure ; l’acte esthétique, puissance de désignation de ce qui transfigure le réel et montre sa capacité d’excès ; l’acte érotique, surgissement de la vie et du devenir dans l’exultation du corps et de son âme[5]. A l’égard de ces trois puissances : puissance éthique, puissance artiste, puissance physique d’aimer, je me vois quelque peu pris de mysticisme, on l’aura compris. Et sans le moindre regret.

C’est pourquoi, ce qui désigne peut-être le mieux le nœud de jonction de ce matérialisme et de la mystique où il s’exprime, ce pourrait être le mot de nature, ou son équivalent grec de physique. « Nature » exprime la force de ce qui naît, sa capacité de naissance – et que la naissance est bien la meilleure vision possible de cette puissance par quoi le réel s’excède et se dépasse, chemin conduisant d’un grain de joie érotique jusqu’à l’émergence d’une personne corporelle et morale, dans sa force et sa beauté. « Physique » le dit aussi, où s’exprime la force de la physis comme éclosion. Fleur du corps.

*

Une sorte de post-scriptum. Cette résistance à toute figuration et affabulation figurative de la transcendance se relie, bien sûr, à une tradition de l’iconoclasme : biblique, musulmane, protestante et autres. Je ne peux m’empêcher d’y être très sensible – comme l’était Kant, par exemple[6]. Et pourtant, il faut y apporter deux infléchissements : d’une part, certaines images sont aptes à faire signe vers ce qui dépasse le visible et le transcende. Pas toutes : il y va d’une éthique spirituelle de l’image, d’un filtre, d’une répugnance sélective envers les idoles – plus nombreuses ou finaudes qu’elles ne le paraissent à première, et sans doute même à seconde vue. D’autre part, en se fixant sur l’idolâtrie figurative (plastique, visuelle) la plupart de ces traditions iconoclastes laissent filer la figuration syntaxique : la représentation figurative du transcendant comme de quelqu’un, par le seul jeu de la grammaire des noms et pronoms. Or, aujourd’hui, c’est bien la grammaire qui offre sa meilleure revanche à l’idolâtrie. C’est la phrase idolâtrique qui ne cesse de servir le transcendant sur le plat de la figure. L’idolâtrie la plus active, dans nos contrées, c’est l’idolâtrie pro-nominale, la substantialisation par substantivation. Bien peu de discours visant le transcendant (lesquels ? où ?) y échappent.

P.S. 2. Une question, très complexe, s’ajoute à ce que je viens d’écrire. C’est celle du sens. En effet, on peut objecter à l’exaltation du devenir l’idée que, parmi ce qui arrive, rien n’exclut a priori l’irruption de catastrophes, et donc d’un devenir intrinsèquement négatif – au regard au moins des observateurs ou des protagonistes que nous sommes. Le nouveau, dit-on souvent, et depuis quelques décennies en particulier, n’est pas nécessairement le souhaitable. Il y a du nouveau désastreux. La formation des dictatures abominables du XXème siècle paraît bien avoir été nouvelle, comme l’entreprise d’extermination des juifs d’Europe et le bombardement nucléaire d’Hiroshima ou Nagasaki. Ce que j’ai écrit plus haut du nouveau comme transcendance suppose donc qu’on trie dans la nouveauté, et qu’on reconnaisse ainsi au devenir (s’il est vu comme transcendant) un certain sens. On doit alors reconnaître différents sens possibles dans ce qui se produit : et « le nouveau », entendu comme je l’ai proposé, serait ce qui advient en un sens déterminé, ou en une pluralité de sens, ouverte mais affectée de positivité. Il y a des événements à contre-sens.

Cette question est difficile. Je l’ai déjà approchée[7]. La solution paresseuse est de décréter que rien n’a de sens, que le non-sens est général, que tout est hasardeux et absurde. Comme s’il n’y avait de différence que relative entre la naissance et la mort d’un enfant. A l’opposé, je suis pour ma part persuadé que, depuis le big-bang ou quelque chose de cet ordre, jusqu’à l’émergence de la vie et de l’humain (pour l’instant), un processus advient qu’on ne peut lire que comme sensé. Comment alors ne pas céder à la tentation de voir ce sens attribué par une grande instance ordonnatrice, ou un grand dessein – à qui, du coup, il faudra demander des comptes à propos des non-sens et des désastres ? A mes yeux, la solution a été explorée par Nancy[8], je la reprends en la modifiant à mon gré. Le sens (du devenir, pour le dire dans les termes qui me conviennent) n’est pas à lire depuis une position d’extériorité, comme s’il était attribué, et donc déchiffrable, de l’extérieur. Le sens est à même le devenir. Il habite le devenir, se confond avec lui. Le sens, c’est le devenir – et le devenir, c’est le sens. N’est donc pas ici vu sur le même plan tout ce qui se produit, qui advient, qui arrive. Ou plutôt : il y a du sens, et du contre-sens. Il y a du retour, de la régression, de la torsion en boucle du devenir par lesquels il se nie et se replie sur soi, et à rebours de soi. C’est ce que j’ai longuement tenté de modéliser dans les Hypothèses sur l’Europe[9]. Le devenir, au sens ici proposé, n’est pas à comprendre comme progression univoque et simple, mais comme succession de mouvements et de retraits, d’effets et de contre-effets. Ce qui revient à dire que les dictatures du XXème siècle, l’extermination des juifs, les dévastations de Hiroshima et Nagasaki ne se comprennent pas en elles-mêmes, ne trouvent pas leur sens dans leur déploiement propre, mais doivent être analysées comme de violents replis, tentant d’annuler les émancipations antérieures, de réduire à rien le devenir, de revenir sur le devenir. En ce sens, le devenir est bien le sens même, et de tels désastres sont en effets insensés : non pas en tant qu’absurdités hasardeuses et purs non-sens, mais comme entreprises visant à l’annihilation du sens, la destruction du sens du sens.

Ma « mystique » concerne alors la joie du devenir (pré-humain, humain, outre l’humain), et l’appréhension du fait qu’il a, ou plutôt qu’il est, un sens. Ce qui est, en effet, un mystère – même (et peut-être surtout) si l’on refuse d’en laisser arraisonner l’énigme par une affabulation qui la capture et la réduit.

*

[1] Que lecteurs et lectrices veuillent bien me pardonner de m’exprimer ici, un peu plus qu’ailleurs, en première personne. La matière est si incertaine et délicate que le fait de formuler des généralités impersonnelles peut aisément prendre une allure d’arrogance, ou d’infatuation autoritaire.

[2] Comme je l’ai déjà indiqué un peu plus tôt dans ce journal, je projette de relater ici, sans trop tarder, l’histoire de mes attirances, qui par moments furent très fortes, envers certaines religions : investigation de l’héritage judaïque, proximité affective avec l’Islam, imprégnation livresque assez durable d’écrits bouddhistes, et surtout dialogue approfondi avec le christianisme, en particulier dans son orientation réformée. Tout ceci a commencé très tôt (dès mon adolescence), et n’a jamais vraiment cessé. Ce que j’évoque aujourd’hui est donc le point d’achoppement sur lequel cette pulsion a toujours fini par buter, m’empêchant irrévocablement, au bout du compte, de me trouver à ma place dans les dispositifs religieux.

[3] Je veux parler ici de la personne de Renzo Marrati, aujourd’hui dans sa quatre-vingt quinzième année, catholique, extrêmement discret en matière de spiritualité, et qui fait un usage précis et mesuré du mot « nature » pour désigner le principe qui fait tenir et vivre les choses. La proximité de cet homme, que j’admire profondément et qui s’exprime en italien, m’a conduit à méditer depuis vingt ans, assez assidûment, sur le sens de ce terme, dans sa bouche et désormais dans la mienne.

[4] K. Barth, Esquisse d’une dogmatique, Cerf-Labor et Fides 1984, p. 195.

[5] « Il faut bien que le corps exulte », J. Brel, « La Chanson des vieux amants ».

[6] « Sans doute n’y a-t-il pas de passage plus sublime dans le Livre de loi des Juifs que ce commandement : “Tu ne te feras pas d’idole, ni aucune image de ce qui est dans le cieux en haut, ou de ce qui est sur la terre en bas, ou de ce qui est dans les eaux sous la terre.” Seul ce commandement peut expliquer l’enthousiasme que ressentait, dans sa période florissante le peuple juif pour sa religion lorsqu’il se comparait à d’autres peuples, ou l’orgueil qu’inspire la religion mahométane. » E. Kant, Critique de la faculté de juger, « Remarque sur l’exposition des jugements esthétiques réfléchissants », Ak. 274, éd. Alquié, Folio-Gallimard 1989-2004, p. 220. La référence biblique renvoie à Exode, XX, 4.

[7] D.G., Hypothèses sur l’Europe (1994), Circé, 2000, pp. 335 et suiv. Trad. angl. About Europe, Philosophical Hypotheses, (tr. Christine Irizarry), Stanford University Press 2013, pp. 216 sq. Aussi « Deux sens de l’un », in Livraison et délivrance, Belin 2009, pp. 229 et suiv.

[8] J.-L. Nancy, Le Sens du monde, Galilée 1993.

[9] Op. cit. pp. 23-27, 86-89 et passim. (Trad. angl. pp 7-10, 48-50, etc.)