14.12.14

Ce blog, et le « Journal » qui désormais en fait (battre) le cœur, déclenchent en moi un projet déraisonnable, qui m’exalte, et sur lequel il faut que je m’explique, un peu. Pas trop : décrire le projet pourrait prendre tant d’énergie qu’il en resterait peu pour le réaliser. Voici. Il s’agit d’utiliser ce véhicule (le « blog ») pour tenter de comprendre, de composer, de raconter ce qui agite une vie de travail, celle-ci, la « mienne », disons, depuis une quarantaine d’années à peu près. Cette vie a été pleine de défauts, d’incertitudes, cahotante et marquée de brusques virages, comme une vie. Mais une chose est à peu près certaine : elle s’est montrée, plutôt, productive. Sont venus au jour des livres, des articles, des spectacles, des événements, des cours, et quelques autres fabrications encore. De façon intime – et peut-être pas depuis si longtemps – je suis convaincu qu’une ou deux énergies fondamentales ont porté tout cela, s’exprimant dans une ou deux lignes de force (ou lignes de fuite, ou de faille), simples et constantes, et même, ma foi, assez droites – au sens géométrique, et peut-être aussi moral du mot. Or cette obstination n’apparaît pas. Tout au contraire : à première vue, le terrain semble faire apparaître une grande dispersion.

Lorsque paraît, en 2013, aux Etats-Unis, la traduction d’un livre de philosophie de l’histoire, About Europe, initialement publié en français en 2000, et reprenant lui-même une recherche menée depuis 1992, c’est évidemment une occasion de joie. Ce livre est salué, quelques mois plus tard, dans le Times Literary Supplement, ce qui me fournit l’occasion d’une belle invitation à la London School of Economics, au début 2014. Séquence proprement philosophique, ou philosophico-politique, dont un intellectuel peut à bon droit se réjouir. Un travail, déjà ancien, trouve de nouveaux lecteurs et un nouveau canal pour se faire connaître, dans une autre langue de surcroît. C’est bien. Au même moment, une œuvre littéraire et dramatique, Mai, juin, juillet, est montée par le Théâtre National Populaire au Festival d’Avignon. Assurément pour un auteur de théâtre vivant une grande satisfaction, une belle « reconnaissance ». Où est alors la question que j’en viens à poser ? Elle est simplement que les lecteurs de l’œuvre philosophique ignorent tout de l’écriture théâtrale, qui s’affaire pourtant à faire résonner des interrogations toutes proches : sur le statut présent de l’idée de révolution. Que les spectateurs du Festival d’Avignon, ou les lecteurs de la pièce, n’ont en général pas la moindre idée de ce que l’auteur développe ailleurs une recherche de philosophie historique, publiée et discutée au loin, dans une autre langue – où s’exprime néanmoins une pensée qui agite le travail de théâtre. Bien sûr, l’auteur n’est pas Sartre – et les spectateurs de Huis Clos n’ont pas tous lu L’Etre et le néant. Mais un grand nombre sait que Sartre dramaturge est aussi philosophe, et qu’un lien unit ses deux activités. Et sans doute les lecteurs de L’Etre et le néant, ou de la Critique de la raison dialectique, ont-ils lu, pour la plupart, Huis clos. Je ne questionne pas ici l’ampleur du succès : ma notoriété n’est pas comparable à celle des grands penseurs-écrivains. Je me soucie seulement de l’articulation interne de ces décennies de travail.

Du côté de l’édition, la philosophie n’est pas seule : presque simultanément, paraît aux Etats-Unis la traduction d’un ouvrage littéraire, récit intitulé Un sémite. Côté théâtre, l’écriture personnelle n’est pas toujours le centre : on donne à Chaillot, ou Genève, à Shanghai, ou au Festival d’Avignon encore, des réalisations de mise en scène, à partir de textes d’Artaud, de Barrault, d’Augustin, de Hugo, de Perec, de Spinoza. Cela fait quatre directions au moins : philosophie, littérature, mise en scène, écriture dramatique. Il y en a d’autres. Jamais, nulle part, l’articulation ou la com-position de ces différents travaux n’a été donnée à voir, encore moins à comprendre. C’est la place très singulière de ce blog : il est le premier lieu où ces lignes d’action ont commencé de se montrer côte à côte. Et le « Journal » est le premier espace où je peux, comme j’ai commencé de le faire, réfléchir à leurs intuitions communes, à la visée d’ensemble qui les porte. Ce qui le rend, désormais, central.

Je voudrais donc développer le blog – pour en faire un véritable instrument de recherche, de production, d’édition.

D’abord, je souhaite publier certains inédits, et republier des écrits devenus introuvables. Je vais ainsi rendre disponible sous peu, ici même, le texte de la pièce Le Règne blanc, que m’avait commandée Robert Gironès et qu’il a montée dans une production de Chaillot en mars 1975. Pour des raisons dont je m’explique assez soigneusement dans une préface, écrite ces derniers jours[1], cette pièce me paraît constituer une clé d’entrée dans tout le travail qui a suivi, et le fait qu’elle soit restée impubliée a peut-être rendu moins lisible le parcours ultérieur. De même, j’ai senti intensément l’été dernier, lors des représentations de Mai, juin, juillet, qu’il était absurde et dommageable, cette pièce étant jouée dans de si belles conditions, que les trois œuvres qui la précèdent et en éclairent la proposition esthétique soient aujourd’hui totalement inaccessibles : Le Printemps (1985), La Levée (1989) et Le Pas (1992). Je vais donc republier ces pièces ici, avec un appareil de préfaces et de notes qui permettent d’en resituer les tentatives, et qui proposent une réflexion sur ce qu’elles ont expérimenté. Mon but est que les œuvres récentes puissent être comprises dans le parcours artistique et éthique dont elles sont le résultat et la continuation.

En second lieu, je souhaite poursuivre, de façon aussi constante que possible, la rédaction du « Journal ». Il est le moyen neuf, et particulièrement approprié, pour proposer des éléments d’analyse sur les questions qui n’ont cessé d’agiter ce travail d’écriture et ce chemin d’existence : les voies d’une politique d’émancipation, le lien entre éthique et soulèvement, la part des arts dans la production du nouveau.

Troisièmement, je vais tenter de faire aboutir un énorme chantier d’écriture, littéraire et réflexive, qui est en cours depuis le printemps 2009. Plusieurs centaines de pages rédigées sont en cours de révision. Tout ceci suppose un rehaussement des moyens techniques du blog, permettant d’en améliorer le maniement, la lecture, l’usage qui s’y fait de supports divers (images, sons).

Cette entreprise n’est pas raisonnable. Elle est raisonnée. Tenter de donner à voir le fil qui lie ce que j’ai fait, poursuivre son explicitation, faire venir au jour une aventure de formes et de pensée : rien moins que l’approche, pas à pas, du sens d’une vie. C’est beaucoup. Mais cela me soulève.

8.11.14

(Post scriptum antéposé. J’ai une vive conscience du fait que la note ci-dessous mobilise trop de thèmes en trop peu de lignes, et que leur approche s’en trouve contractée, trop cursive, rapide, pas assez soigneuse dans ses arguments et sa progression. Je prie les lecteurs de bien vouloir la prendre comme proposition de matériau pour une pensée en marche, et à venir : le « Journal » exprime ici sa nature, recherche en cours(e), processus et chemin.)

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En pensant à l’histoire de France entre 1789 et 1968, on peut penser, pour de bonnes raisons, que les profondeurs du pays étaient animées durant cette longue période par un élan insurrectionnel : égalitaire, anti-autoritaire, révolté, progressiste[1]. Et on peut être tenté de poser sur la permanence de cette impulsion le nom de « peuple ». Le peuple, en France, aurait été animé de façon intime par cette dynamique obscure, étrangement constante. On constaterait alors un basculement considérable après les années 1970 : cette volonté sourde, à demi-consciente, d’insurrection et de progrès, se serait, sinon éteinte, au moins affaiblie, voire retournée par inversion de son sens. Le « peuple » d’aujourd’hui, contrariant ses sources, serait porté par un mouvement conservateur : dont la désaffiliation d’une partie du monde ouvrier à l’égard de la gauche, voire du communisme, et son déport vers le vote d’extrême-droite serait le signe le plus éloquent.

Or, cette image est trompeuse. Le « peuple » dont il s’agit là (révolutionnaire pendant tout le XIXème siècle et une partie du XXème, résistant pendant l’Occupation, gréviste en 36 ou 45) a été, durant cette longue séquence, comme « doublé », répliqué par un autre peuple, ou une autre image du peuple, porté à un élan tout à fait adverse. Contre-insurrection vendéenne ou chouanne, masses paysannes favorables au Second Empire, boulangisme, soutiens populaires au pétainisme : ce sont là quelques exemples de ces mobilisations actives d’un autre « peuple », ou d’une autre vision de ce qu’on pourrait désigner sous ce nom. Si le constat est valable, je voudrais en pointer trois conséquences.

Premièrement. De part et d’autre, on se dispute le nom du peuple, dont on prétend assumer la vérité, et dont l’autre bloc serait le dévoiement ou le travesti trompeurs. Cette rivalité mimétique est constante, comme prescrite dans le fonctionnement même du concept. Peuple – beaucoup l’ont dit – est moins le nom d’une réalité constatée que celui d’une revendication. Le peuple n’est pas un état, mais un vouloir. Ce qu’exprime à sa façon la méditation deleuzienne sur « le peuple qui manque » – quand le vouloir, ou l’élan, s’absente ou se tait. Les expressions de ce vouloir n’étant jamais exemptes d’un mouvement de balancier, chaque camp revendique un temps de l’alternance comme essence du peuple, et dénonce l’autre comme son fourvoiement. Et les deux se font face : c’est l’antifascisme qui est aux sources du Front Populaire, tout comme l’anti-bolchévisme avait nourri fascisme et nazisme à leur naissance. On voit bien, dans l’actualité mondiale, qu’il s’agit désormais – aux Etats-Unis ou dans les mondes arabes autant qu’en France – de comprendre la nature profonde et le sens de cette dualité, qui se retrouve en de multiples situations. L’opposition n’est pas seulement d’idées, de conceptions, mais, plus profondément, de pulsions pourrait-on dire. Une pulsion, une motion qui en appelle à l’ordre souverain, à l’autorité imposée, à la pérennité des normes, à la séduction dominatrice, fonde un « peuple » réactionnaire ou conservateur (disons-le ainsi, provisoirement, en attente de notions plus fines). Une pulsion égalitaire, émancipatrice, portée aux transformations, invocatrice d’une autorité consentie et amicale, s’incorpore en « peuple » révolutionnaire et instituant. Ces pulsions ne s’identifient pas aux opinions de droite et de gauche, même si elles établissent avec elles un certain rapport. Il a sans cesse existé, à droite, de fortes personnalités émancipatrices, et à gauche des appétences tyranniques. Ce qui n’empêche pas une prévalence des thèmes. Mais c’est en termes de pulsions, profondes, au moins autant qu’en termes d’opinions ou d’idées, que doit être abordée la réalité historique du double peuple[2]. Le lien entre ces affects pulsionnels et la collectivité supposée du peuple s’opère (ici encore, comme ailleurs), par le vecteur de l’identification. En m’attribuant imaginairement une certaine identité, je me tiens pour élément d’un peuple. Et cette identité n’est elle-même, en retour, que l’effet de mon affiliation. Le mot nation, qui s’enracine dans la naissance, opère souvent cette mise en rapport, par laquelle l’individu projette son assiette dans la substance collective.

Deuxièmement. Si l’on s’en tient à une image convenue du « peuple », celui-ci, dans la France contemporaine, semblerait avoir viré au conservatisme résolu – ou s’être évanoui. Cette vision (ou cette cécité) est fausse. Il existe un peuple insurrectionnel, progressif, changeur, insoumis. Mais il est composé d’éléments ou de strates qui nous paraissent hétéroclites : une partie des immigrés venus de pays pauvres, généralement du « Sud » du monde ; une part de la jeunesse, ou plutôt des jeunesses déviantes et dissidentes à l’égard des états de la vie présente ; une fraction des intellectuels, ou des nouveaux prolétariats de la culture, des sciences et des techniques ; un pan des mondes ouvrier, et paysan – les uns et les autres mobilisés sur des thèmes dits de société (sexualités, genres, morales), d’environnement (alimentation, santé, consommations), et par des pratiques narratives ou figuratives : musiques, arts des rues et d’ailleurs. Il faut produire le concept de ce nouveau peuple, un peu inédit, mais pas plus hétérogène que celui qui associait prolétariat ouvrier, sous-prolétariat au chômage, paysans travailleurs, intellectuels en mouvement, etc. S’il est composite, c’est un trait d’époque : il faudra faire avec. L’essentiel est que la nature de cet amalgame ne se comprend que dans une vue planétaire. C’est le mouvement mondial des migrations et des cultures qui permet de l’analyser, dans le face-à-face global entre les pôles de richesses concentrées et l’expansion des zones de misère. Il ne se conçoit pas sous une essence nationale – même si la nation est une modalité importante de l’entrée historique dans le monde[3]. Ce « peuple », ou peuple-monde si l’on veut, se connaît et se repère d’un bout à l’autre de la Terre.

Or, ici aussi – troisièmement –, on voit surgir une contre-image, un autre peuple : celui, disons, qui s’est rassemblé en France autour de la « Manif pour tous ». Majoritairement blanc, comportant peu d’immigrés, peu de pauvres mais beaucoup de membres de la petite bourgeoisie déclassée ou des classes moyennes se sentant mises en péril, et rassemblé par des thématiques inverses des précédentes. Or, la façon dont ce peuple converge pour s’opposer à l’autre donne à la réflexion une impulsion nouvelle. En effet, d’un côté, s’exprime le peuple de la Gay Pride – qui ne réunit pas seulement des supposés homosexuels, mais ceux qui marchent pour une « culture », gay bien sûr, et féministe, mais aussi musicale, « générationnelle », « sociétale » – et politique à ce titre. Face à lui, s’assemble le peuple religieux, traditionnaliste, conservateur au sens large, familialiste à l’ancienne – mais comprenant aussi des jeunes – etc. La symétrie de ces foules marcheuses peut faire penser au face-à-face entre rassemblements populaires pro et anti-communistes en Allemagne pré-nazie, ou encore à la divergence entre peuple insurgé (facultés, usines, rues) en mai 68, et peuple de la grande marche gaulliste remontant les Champs Elysées le 30 mai. Mais, dans cette dualité continuée, reproduite, advient du nouveau. C’est ce qui s’est imposé comme thème, de part et d’autre : le droit au mariage gay, et à ses conséquences pour la filiation, ou son refus. Cette élection thématique manifeste un nouage entre érotique et politique qui, sous cette forme, est inédit. Ma conviction est que ce lien n’est pas neuf en lui-même, au sens où il ne serait devenu actif qu’aujourd’hui, mais qu’il l’est en ceci que la relation politique/érotique, déterminante depuis longtemps, se manifeste désormais au grand jour. La façon dont la politique élit des questions à forte dimension érotique (« genre », éducation sexuelle, homosexualité) comme fixations de conflits aigus (en France, mais aussi en Ouganda, en Russie, en Amérique), ne fait que manifester une dynamique ancienne, qui restait voilée et désormais s’exhibe, partiellement au moins. En d’autres termes, je reste convaincu que l’opposition entre peuple progressif (sinon progressiste, comme on dit rock progressif) et peuple conservateur ne peut être comprise en profondeur que dans son lien avec des divergences pulsionnelles, ou intimes, qui l’ancrent dans des dispositions érotiques. Et qu’il en allait déjà ainsi, même dans des périodes ou situations où cet ancrage restait inapparent (Front populaire / fascisme – bien que quelques bons esprits y aient pensé avec acuité)[4]. Je ne veux assurément pas dire que les marcheurs d’un côté ou de l’autre s’opposent par des pratiques ou des désirs érotiques différents, ce qui serait stupide, mais que le lien imaginaire aux choix érotiques (les siens, et ceux des autres) se fixe sur des schémas, et se noue dans des émotions, qui tendent à s’opposer. Et que ce discord désormais s’exprime politiquement.

Il faudrait y travailler avec précision. Il est significatif que le mariage gay, par exemple, soit devenu affaire politique de première importance, et dans des pays si différents. Pourquoi, en dehors d’une réaction moraliste prévisible, ce thème a-t-il accédé au rang d’enjeu politique majeur ? J’y vois deux éclairages inverses. Tout d’abord, le mariage étant au soubassement de multiples rites sociaux, la mise en cause d’une de ses modalités structurantes (l’hétérosexualité) provoque un effet de déstabilisation et d’effroi. Marier deux hommes, ou deux femmes, c’est accorder à l’homosexualité une dignité symbolique extrême, sanctionnée, presque sanctifiée, par l’Etat. Bouleversement anthropologique de premier ordre, qui entérine le fait que l’homosexualité (et la sexualité en général) n’est pas une affaire privée, un droit domestique, mais peut recevoir une approbation publique, comme fondation d’une entité sociale de première importance : la famille. On comprend que cela provoque une onde sismique, de terreur. Mais, d’autre part, il ne faut pas négliger, pour le long terme (et comme inversement), le fait que cette dimension bouleversante se paie, en quelque sorte, d’une normalisation. On pouvait rêver, pour la validation de l’homosexualité, autre chose que son alignement sur la norme familialiste et son fondement, le mariage. Il faudra revenir sur la valeur de ce coût historiquement consenti. Je m’y essaie dans un travail en cours.

En tout cas, l’opposition entre les deux peuples se joue au point exact d’accrochage entre la frayeur anthropologique et les comportements politiques. Ici s’opposent deux dispositions adverses : l’une articule sa politique sur le désir de rester soi, de se penser comme humain au sens où on a appris à le qualifier, et de protéger cette identification à son image : homme, femme, père, mère, époux (voire fils ou fille). L’autre admet, de façon tendancielle, que l’histoire porte à une modification de ces critères, et ne s’effraie pas plus de voir deux hommes enlacés devant un maire que de concevoir une Noire ou un Arabe présidant aux destinées de la France, ou un Turc à l’avenir de l’Allemagne. (Encore faudra-t-il, on en est loin, qu’un juif puisse présider l’Egypte, et une Arabe l’Etat d’Israël). Ce qui montre l’accroche des déterminations évoquées : la position « de genre », ou de sexualité, étant nouée, malgré l’apparence, aux questions post-coloniales, et donc à la forme contemporaine du rapport Nord-Sud, c’est-à dire à la distribution des richesses et des misères dans la structure géopolitique du capitalisme : les deux peuples qui s’opposent sont aussi repérables par leurs proclamations érotiques, ou pulsionnelles, que dans leur coloration ethnique, ou géopolitique. Balibar avait parlé, voilà déjà longtemps, d’ethnicisation des rapports de classes – il faudrait peut-être désormais penser une ethno-érotisation de ces rapports. Ethnos et Eros étant, en l’occurrence, deux (parmi quelques autres) des faces d’une même affection dans la constitution du double peuple.

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Je voudrais faire place à un autre écho de cette question. Tout différent de celui que je viens d’approcher. En dehors de la détermination érotique, ou ethno-érotique, évoquée ci-dessus, la notion de peuple est peut-être, secrètement, liée à une dualité. Non pas un peuple, mais deux. Peuple, et contre-peuple. Pourquoi ? La notion de peuple n’est pas descriptive, mais donne voix à une invocation : appel au peuple, recours au peuple. Peuple toujours manquant, autant que désiré. Le peuple est cette communauté dont le mot désigne l’aspiration, la prescription, la constitution imaginaire et rêveuse. Non parce que la notion serait imprécise, aux contours incertains. Mais parce que sa fonction est cette constitution même, cette fondation projetée, cette action que Rousseau appelle « produire le peuple », « instituer le peuple ». Institution, production imaginaires – même si l’imaginaire a des effets réels – qui donne lieu à la formation d’un reste, d’un dépôt, constituant le socle de ce que d’autres (que la notion est supposée congédier ou combattre) produiront comme racine de peuple, source ou germe du peuple qui se lève pour contrer le premier. Le double peuple manifeste alors, de façon douloureuse et symptomale, le fait que le peuple uni est une opération fictionnée, dont l’application au réel ne peut que se révéler violente, négatrice, exclusive.

Ce processus de dualisation, si l’hypothèse est pertinente, pourrait éclairer le fait qu’en de multiples lieux, deux peuples se font face et se disputent l’idée d’un bien commun : terre, état, histoire ou fondement. Double peuple qui prétend à la priorité sur la Terre de Palestine, mais aussi sur Kiev, Sarajevo. Ou Paris (fabulation terrorisée du « grand remplacement »). Ou l’Algérie, ou l’Amérique. Double peuple de natifs, double régime d’ayants-droits. Et on le verra partout : le plus petit « peuple », installé dans sa maison, y trouvera des occupants plus anciens ou fraîchement débarqués, qui invalideront son identification homogène. Juifs d’Allemagne, Français d’Algérie, Arabes en France ou en Palestine, la question de la « légitimité » de leur histoire étant sans rapport avec l’interrogation sur le devenir vivant de leur présence, là. Ouvrir un devenir démocratique sur ces terres, ce serait alors délaisser un peu l’idée de peuple(s), de terre fondatrice, et en venir à l’hospitalité des histoires et des sites, par des terriens accueillis, et accueillants.

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22.11.14

(Du fait des répétitions du spectacle Aux corps prochains – Sur une pensée de Spinoza, qui occupent toutes mes journées – et toute ma tête –, la rédaction du « journal » reste un peu en suspens durant deux semaines. J’y reviens très bientôt.)

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[1] Voir dans ce « Journal » les notes du 15.08.14 (Démocratie / révolutions) et du 16.10.14 (De la France).

[2] Comme l’avaient approché plusieurs théoriciens de (ou autour de) l’école dite de Francfort.

[3] Cf. D.G., Après la Révolution, Belin, 2003, chap. II, pp. 32-57, « La venue au monde ».

[4] Th. W. Adorno, Etudes sur la personnalité autoritaire (1950), éd. Allia, 2007 ; W. Reich, Psychologie de masse du fascisme (1933), Payot 1977 ; ouvrages dont je ne partage pas les conclusions, mais le souci.

27.10.2014

 

Une petite remarque concernant la nature de ce qui est tenté ici (dans ce « Journal », sur ce blog), et qui peut-être se dégage peu à peu, au fil des entrées. Un ami, récemment, m’a demandé de caractériser ce que je fais. Essayons. Il me semble qu’une certaine position (ou pratique), d’écriture et de pensée, progressivement se précise, de façon négative. En quoi négative ? En ceci que, parfois, arrivent sous ma plume (c’est-à-dire sur mon clavier) des phrases ou des paragraphes, surgis naturellement, que je suis conduit à supprimer, par une sorte de réflexe, irraisonné sur le moment. Il peut s’agir de développements entiers. Pourquoi ces suppressions, et que me laissent-elles apparaître, comme traits de ce que je conserve ?

Je rature la plus grande part de ce qui prend une allure polémique. Pourtant, elle (la polémique) me vient spontanément. Sur le champ ou presque, je sens que ce n’est pas le ton, le style ici. Non que je condamne la polémique en général – il faudrait savoir laquelle – mais son intrusion infléchit, d’une façon qui me déplaît, ce que je tente dans ces pages. J’y vois deux raisons. D’abord, j’essaie de ne pas me couper, a priori, de lecteurs qui pourraient apprécier, ou approuver, ce que la polémique attaque. Je ne m’interdis certes pas de manifester mes désaccords, avec des énoncés, des manières, des pensées. Au contraire : j’essaie évidemment de construire une alternative à des orientations que je rencontre et désapprouve. Mais je ne veux pas leur faire la guerre : polemos désigne le conflit armé. Je souhaite débattre, marquer une différence, ouvrir si possible une autre voie. Pourquoi ? Parce que je voudrais, potentiellement au moins, ou a priori, me situer comme parlant à tous. Non pas du point de vue du nombre : ce blog est une petite expérience, menée avec des moyens artisanaux. Mais du point de vue de l’adresse : personne, serait-il ou elle le plus opposé à ce que je dis, et à ce que je signifie, n’est à mes yeux exclu a priori  de l’espace de l’interlocution. Bien sûr, la communication se coupe sans doute, par le jeu de références (Marx), de manières d’être, de parti-pris (l’anti-racisme résolu, ou d’autres). Mais j’aimerais ne pas trancher moi-même la coupure, et laisser, toujours et pour ce qui me concerne, la voie ouverte à l’échange avec quiconque. Sous son allure naïve, cette hypothèse est à mes yeux une position, éthique et politique, de première importance. Je vois bien qu’elle peut paraître d’un simplisme extrême. Peut-être me fera-t-on le crédit de concevoir que je n’ignore pas les objections, l’apparent ridicule de cet irénisme, et que la chose est un peu moins niaise qu’elle n’en a l’air. Nous y reviendrons, assurément.

La seconde raison à ce refus de la polémique est symétrique de celle-ci. Je ne souhaite, en aucune façon, renforcer – a priori, là encore – l’effet d’identification avec des lecteurs qui se retrouveraient, par le fait de la polémique, en accord présupposé avec ce que je propose. Evidemment je suis content si certains m’approuvent, entendent résonner leurs préoccupations dans ce que j’écris, éprouvent de l’intérêt pour telle ou telle hypothèse. Bien sûr. Lorsque des visiteurs du site m’écrivent pour manifester leur contentement, j’en suis très touché. Mais je voudrais éviter que cela fonctionne par identification a priori à une sorte de camp dans un conflit. Untel écrit des propos que je déplore. J’écris : Untel est un âne. Un lecteur pense qu’Untel est très déplaisant. Il se trouve satisfait que je l’attaque, avec méchanceté. Du coup, il se retrouve avec moi dans le camp qu’à la minute j’incarne. Et il est gratifié par cette identification commune. C’est ce processus que je voudrais éconduire – même si à l’évidence je n’y parviens pas toujours. Parce qu’il porte à ignorer l’argumentation, la marche de la pensée ou de la phrase, au profit de l’effet d’image et d’appartenance. Je souhaite me tenir à distance de cela – quand je le peux, si je le peux. J’aime beaucoup certains grands polémistes – Marx par exemple qui, comme on dit, souvent n’y allait pas de main morte. Ou Bernanos. Mais cette époque n’est plus la nôtre. Les temps ont changé. La dénonciation est devenue si fréquente que, de façon toute pratique, je crois ressentir que ce n’est plus de cela que nous avons besoin. (Bien sûr, écrivant ces lignes-ci, je parais dénoncer une certaine façon de faire, etc. Je sais, je sais. N’empêche.)

Il existe une autre position d’écriture, voisine de la précédente, que je voudrais esquiver aussi, contourner, éviter si possible. C’est l’attitude qui consiste à présupposer que tout le monde, jusqu’au moment où je m’exprime, s’est trompé sur la même question. Il est naturel, et légitime, lorsqu’on manifeste une opinion ou une idée, de la formuler par différence, d’essayer de la distinguer d’autres points de vue très proches. C’est une opération salutaire de la pensée. Mais elle ne doit pas conduire à jeter complaisamment l’opprobre sur tous les points de vue antérieurs, en se considérant, par ce fait même, comme meilleur, ou ailleurs. Surtout, c’est là le point principal, cette éthique de la pensée doit mener à reconnaître ses dettes, aussi souvent qu’on le peut. D’autres ont pensé avant nous, des choses toutes proches ou lointaines, qui nous ont aidés à dégager ou à construire nos réflexions. Il faut le dire. Le dire en général, en essayant de ne pas se parer d’une originalité fictive, ou bien, mieux encore, en désignant nommément ceux ou celles grâce à qui on a pu tenter de penser ce que l’on avance. L’ingratitude m’afflige – en particulier la mienne, lorsqu’elle se glisse, plus d’une fois, dans mes oublis ou mes appropriations indues. Du coup, si je résume : éviter les formules blessantes, le plaisir de peiner. Eviter l’auto-valorisation, tenter de caractériser ce qu’on doit. Ne pas oublier que la pensée critique, comme l’a écrit Derrida (dans Spectres de Marx[1]) est toujours auto-critique, et qu’il n’est pas de critique qui vaille si elle ne tente de se produire (aussi, sans autoflagellation ni narcissisme sacrificiel) comme critique de soi.

Enfin, il s’agit, et c’est bien le plus difficile, de tenter de pratiquer une pensée positive. Je l’ai écrit ailleurs : le temps de la violence critique me semble aujourd’hui, paradoxalement, derrière nous[2][2]. Mais comment ? – peut-on dire, il y a tant de choses à critiquer, à mettre en cause. Le monde va si mal. Assurément, c’est un sentiment partagé, que bien des fois j’éprouve, comme tous. Mais devant les douleurs et les rages, il me semble nécessaire d’explorer trois hypothèses, simultanément. 1) La dénonciation de l’état du monde comme désastre est si commune qu’il faut tenter de déceler, dans ce qui existe, plutôt les forces constructives, les signes d’avenir positif, que rajouter une voix au lamento général. Les médias du capitalisme ont fait d’un certain catastrophisme leur tonalité majeure : c’est incontestable, non ? Il n’y a plus beaucoup de chantres de l’ordre existant pour prétendre que tout va bien, n’est-ce pas ? Alors, tentons de débusquer, sous ce spectacle, les forces vivantes qui travaillent. Cela me paraît une responsabilité majeure du moment. 2) Lorsque la critique s’avère nécessaire, et elle l’est souvent, il lui faut peut-être explorer la voie d’une certaine non-violence critique. Au sens où, à certains moments, Gandhi ou d’autres militants non-violents ont tenté de la mettre en œuvre. Cela signifie : souhaiter que la violence si brutale de l’état du monde ne nous domine pas sans partage, au point de nous forcer à la reproduire dans notre critique. Et plutôt : tenter de nous laver, de nous dégager de cette violence que l’ordre capitaliste nous impose, non pas en prétendant la retourner contre lui, mais au contraire en inventant, à chaque pas, des protocoles concrets de critique de la violence et d’émancipation par rapport à elle. Condition, à mes yeux, de la production du nouveau. 3) Du coup, l’injonction à entendre serait : prendre le risque de l’élaboration positive. La tâche principale n’est plus de montrer l’impuissance ou la crise : cela s’étale, sans cesse, partout. Il faut, d’une part bien sûr, tenter d’en approfondir l’analyse, au delà des lieux communs ou des évidences trop simples. Et surtout, notre responsabilité est maintenant de tenter d’imaginer, de penser, de construire, des hypothèses pour une vie commune qui pourrait s’élaborer positivement, pour les visées d’un bien partagé. La critique des illusions dangereuses – soit, c’est fait maintenant. C’est un acquis – et parfois un cliché. Il est devenu nécessaire de se demander, à nouveau, comment pourrait s’organiser une vie planétaire bénéfique. Au niveau global comme au plan local : de la plus petite initiative à la vue la plus large.

Délaisser le négatif. Ce que je n’ai pas fait ici, polémiquant contre la polémique. Mais, bon, c’est une sorte de parenthèse.

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PS. A ces différentes exigences, on pourrait ajouter le choix d’une certaine inactualité – avec une résonance nietzschéenne dans ce terme. C’est-à-dire : le parti-pris de ne pas répondre aux convocations de l’actualité supposée, surtout dans son filtrage par les grands médias capitalistes. Si une crise se présente, avec son urgence réelle ou proclamée, refuser de se joindre aux clameurs d’un instant, et tenter de n’y venir que lorsqu’elle s’est, en apparence au moins, un peu éloignée, en faisant preuve de fidélité à son interpellation.

[1] J. Derrida, Spectres de Marx, Galilée 1993, p. 145.

[2] D.G., Après la Révolution, Belin, 2003, p. 88.

16.10.14

Je reprends une indication fugitive, formulée plus tôt dans ce journal, le 16 août dernier, à propos de la France. Mon impression se creuse, et rejoint d’autres intuitions anciennes. Il semble bien qu’en plus d’une crise de confiance qui affecte toute l’Europe, voire l’Occident, une démoralisation touche spécifiquement ce pays-ci, avec une violence particulière. Je suggère cette hypothèse : l’effondrement du crédit que les Français font à la France pourrait être un effet secondaire de la crise, supposée ou réelle, de l’idée de Révolution. Car la Révolution – française, et ses suites – a été, pendant deux siècles, un socle de la pensée que les Français ont partagée quant à leur nation. Le schème révolutionnaire a joué comme principe constructeur de l’autoréférence française. La France bâtissait son idée d’elle-même autour de l’élan de la Révolution, avec ses affects connexes : hymne, drapeau, devise, etc. Et surtout, avec toute la puissante littérature dont le déploiement, relayé par l’école de la République, s’est constitué comme commentaire historique de la secousse survenue à partir de 1789, avec ses multiples répliques (1830, 1848, 1870, 1936, 1945, 1968)[1]. La France s’est pensée comme pays de la Révolution. Avec une sorte de francocentrisme, auquel on a reproché d’ignorer d’autres événements : révolution anglaise, ou américaine, antérieures. Pour toutes sortes de raisons, bonnes ou mauvaises, l’appui que l’école et la conscience commune ont donné à l’idée française s’est ainsi conjoint avec la valeur-révolution. Du coup, la crise de l’idée révolutionnaire a eu pour corrélat la mise en crise d’un modèle français, d’une forme du rapport à soi de la France. Lorsque le Figaro-Magazine a pu arborer, en 1989 (à l’occasion du bicentenaire) en tête d’un de ses numéros ce slogan-programme : « Pour en finir avec la Révolution française », il fixait comme but de liquider deux siècles d’histoire française, et de fierté de la France à l’égard d’elle-même. Cette passion liquidatrice emportait évidemment, dans son flux, quelques prémisses qui avaient rendu la Révolution possible : Voltaire, Rousseau, Diderot, les Lumières honnies : bref le XVIIIème siècle, en grande partie. Donc, non pas deux mais trois siècles d’histoire de la France à mettre à la poubelle. On ne s’étonnera pas que si, comme il semble à certains égards, ce programme est devenu sinon victorieux, du moins hégémonique, se trouve mise au panier, avec toute une époque de la France, une bonne part de la confiance qu’elle pouvait s’accorder : devise, hymne, drapeau, et aussi littérature (Michelet, Quinet, Renan, Hugo, voire avant eux Beaumarchais ou Marivaux, prodromes révolutionnaires), l’école de la République et ses valeurs, une part de l’aventure coloniale (j’y viens ci-dessous), l’opposition à la contre-révolution européenne (Valmy, une certaine thématique de la Grande Guerre comme combat contre le despotisme, l’alliance républicaine contre le nazisme, le programme du CNR), etc. Ces éléments n’assument pas la totalité de l’histoire de France, et ne l’épuisent pas, mais ils ont, pour une bonne part, construit la forme principale de ce qui était reconnu comme son sens.

Leur héritage ne se confine pas à la pensée dite de gauche, ni aux discours les plus progressistes. En effet, un deuxième plan de sensibilité morale vient s’articuler à ce premier constat. L’idée de la France s’est, depuis longtemps (dès avant la Révolution française), nouée à une certaine visée de l’universel. La France s’est considérée comme porteuse d’une valeur d’universalité – et a souvent voulu penser que cette charge la définissait en propre. De façon toute différente, en Allemagne la question allemande, l’Allemagne comme question, la compréhension de la Germanité, ont été des vecteurs actifs de l’invention littéraire, artistique, philosophique. Le mot « allemand » y est extrêmement présent dans les œuvres d’arts ou de pensée : l’ « Adresse à la noblesse chrétienne de la nation allemande » de Luther, les « Discours à la nation allemande » de Fichte, le « Requiem allemand » de Brahms, « Hitler, un film d’Allemagne » de Syberberg, témoignent parmi des dizaines d’autres de cette insistance lexicale[2]. La « question allemande » peut avoir son analogue dans la pensée russe, et en bien d’autres espaces, européens ou pas, de déploiement de ce romantisme national. Ces proclamations se sont souvent élevées contre une abstraction attribuée à l’universalisme français. Car on trouve moins de référence à la « question française », en tant que française et sous ce nom, dans la littérature d’expression francophone[3]. L’espace mental de la France y est valorisé, quand il l’est, non pour sa spécification située, mais pour sa connexion particulière avec l’émancipation la plus générale – explicite ou implicite. Ce qu’exprime, bien au-delà de la gauche, la célèbre phrase prononcée par de Gaulle, qui sert de bannière au mémorial de Colombey : « Il y a un pacte, vingt fois séculaire, entre la grandeur de la France et la liberté du monde »[4]. La France n’est donc pas « grande » pour elle-même, mais comme championne de la liberté de tous. Le cinéma français des années 20 à 40 (par exemple le « réalisme poétique ») ou celui qui a suivi (comme la « nouvelle vague »), s’ils expriment une singularité française, sont très peu habités par une thématisation explicite de la France, comme telle et sous ce nom. La référence nationale y est beaucoup moins présente, insistante, que dans les littératures ou filmographies allemande, italienne, russe, américaine[5]. Parce que la spécificité française s’exprime, subjectivement à ces époques, dans la mise en jeu d’un certain rationalisme universalisant. C’est cette confusion qui a rendu possible la thématique universaliste de la colonisation, avec ses effectuations autoritaires, franco-centristes, dominatrices. Dans la mesure où une conception (fraternelle, généreuse, ouverte) de l’universel se voit suspectée aujourd’hui, le modèle de la valeur française ne peut que souffrir d’une profonde désorientation.

Sommes nous alors dans une crise provisoire de l’idée française ? Ou, au contraire, vivons-nous la fin d’une époque, et le modèle franco-révolutionnaire est-il en bout de course ? A un seul moment, durant deux ou trois siècles, ce « pacte » (selon l’expression de de Gaulle) aura fait l’objet d’une attaque systématique : pendant la période pétainiste, avec toutes ses dimensions étatiques, institutionnelles, culturelles. Le pétainisme a bien été une entreprise cohérente et organisée « pour en finir avec la Révolution française », c’est-à-dire, du coup, avec ce qu’on peut bien appeler « une certaine idée de la France » – dont les tenants, la Résistance l’a montré, se répartissaient sur un spectre large, allant d’un certain nationalisme « classique » (de Gaulle, christianisme social, rationalisme gréco-latin) jusqu’à une gauche révolutionnaire laïque et internationale. C’est cet ensemble, et cette alliance, dont la destruction est aujourd’hui entreprise. Et si la crise de l’idée française, et de son schème d’avenir, ne se comprend que dans son lien avec le refoulement, idéologique, culturel, éthique, de la Révolution, on peut penser que la France ne relancera sa dynamique morale et sa confiance qu’en renouant le fil intellectuel, historique, artistique, avec sa tradition et son inspiration révolutionnaires.

*

[1] Cf., dans ce « Journal », la note « Démocratie / révolutions » du 15 août 2014.

[2] Ou thématique, même quand le mot « allemand » y figure moins : par exemple Les Ailes du désir (titre français pour Der Himmel über Berlin, « Le ciel au-dessus de Berlin »), de Wenders.

[3] Si ce n’est, a contrario, par exemple dans le Discours sur l’universalité de la langue française, de Rivarol – où la langue française est bien l’objet d’un éloge, mais pour sa supposée capacité d’universalisme.

[4] Discours à la réunion des Français de Grande-Bretagne, Kingsway Hall, 1.03.41. Cf. D.G., Hypothèses sur l’Europe, Circé 2000, p. 181.

[5] J’ai déjà fait remarquer, dans les Hypothèses sur l’Europe, que les mots « France » ou « Français » ne figurent pas dans la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 (sauf dans l’expression placée en préambule : les représentants de la nation française, constitués en Assemblée nationale, etc.) Cf. Hypothèses sur l’Europe, p. 146.

12.10.14

 

Une de mes amies me dit que, bien qu’incroyante, il lui paraît important « par les temps qui courent, d’affirmer sa judéité ». Je crois comprendre de quoi elle parle, même si, par ces mêmes temps, je me sens plutôt porté à interroger ce qu’il en est de notre – et donc de mon – humanité. Pourtant je me demande ce que signifie pour moi cette injonction (affirmer sa judéité). Ou bien : ce qu’il en est de mon lien à la (ou une) condition juive, même si je ne suis pas religieux (elle ne l’est pas non plus). Cette question, je la traduis en l’interrogation que voici : de quoi ai-je hérité, quant au judaïsme ? Et en quoi suis-je, ou tenté-je d’être, fidèle à cet héritage ? (Il faudra, pour m’expliquer en profondeur sur ce point, que je témoigne un jour de mon histoire avec les autres religions, et en particulier avec le christianisme. Je le ferai. Mais prenons les choses dans leur ordre d’apparition.)

Dans mon enfance, la question du rapport au judaïsme était posée par mon père. Ma maman était plus discrète. Pour mon père, le lien se faisait surtout par son ascendance maternelle. Ses parents avaient divorcé avec dureté, et il était resté très proche de sa mère, avec qui il avait vécu, enfant, après la séparation parentale. Cette mère – ma grand-mère, que j’ai bien connue et beaucoup aimée – était très religieuse. Je n’ai su que plus tard que cette piété lui était revenue de façon tardive, après une jeunesse mouvementée. Fille de rabbin, elle vouait à la mémoire de son père une dévotion, qui avait marqué mon père aussi. Le rabbin (mon arrière-grand-père donc, si l’on me suit) était un ancêtre très présent, par les photos et les récits, dont le souvenir faisait l’objet d’un quasi-culte familial.

Mon père (je l’ai raconté ailleurs[1]) s’était arraché à cette ambiance pieuse en entrant à l’Ecole Normale d’Instituteurs, puis au Parti communiste. Il s’était écarté de la dimension religieuse de son héritage, professant un athéisme strict, et une critique de toutes les confessions, placées sur le même plan : judaïsme, christianisme, islam. Mais il en respectait les porteurs. Je n’ai jamais entendu, dans la demeure familiale, de propos haineux ou méprisants à l’égard des ministres des cultes. Il considérait simplement que l’émancipation de l’humanité impliquerait l’abandon de ces croyances et pratiques anciennes, assimilées, dans la bonne tradition des Lumières (reçue avec sa formation d’enseignant laïc), à des superstitions. Que gardait-il, dans ce cadre, de sa formation juive, qui avait été, contexte rabbinique oblige, vigoureuse et précise ? Et que m’en a-t-il transmis – dont j’hérite ?

D’abord, une fierté. Mon père n’admettait pas qu’on se cache d’être juif, ou qu’on s’en excuse – attitude peut-être plus répandue alors qu’aujourd’hui. Il était très hostile à la pratique du changement de patronyme, qui avait touché certains de nos proches. Cela lui paraissait un reniement inadmissible. Je me suis fait durement savonner un jour où, rapportant ce que j’avais entendu d’un oncle, j’avais cru devoir m’émerveiller de la facilité avec laquelle notre nom pourrait être transformé pour acquérir une vraie consonance française. J’ai passé un sale quart d’heure. De manière générale, dans l’après-coup du nazisme et des Camps, tout affaiblissement de notre « être juif » était vu comme manque de respect pour les morts, les combattants, les martyrs. J’ai déjà évoqué, dans le livre cité ci-dessus, la complexité de cette allégeance, lorsqu’elle s’est croisée avec la question de la circoncision, par exemple. Puisque, bien qu’appelés à ne recevoir aucune (absolument aucune) éducation religieuse, nous avons été circoncis[2].

J’ai gardé de mon père le sens de cette fierté juive (encore faut-il bien préciser, « par les temps qui courent », à quoi elle s’applique), et le refus instinctif de tout ce qui peut s’apparenter à un reniement. Ainsi, j’ai un peu bataillé, lors de sa première parution en revue, pour maintenir le titre de l’ouvrage qui je lui ai consacré (Un sémite), un peu « réducteur », me disait-on. On serait surpris, aujourd’hui, de connaître les termes (et surtout les protagonistes) de ce débat. Sic transit. La complexité est ailleurs. Dans l’« être juif », ce n’est pas le mot juif qui me laisse perplexe. C’est l’être. J’ai le même doute, pour l’appeler ainsi, à l’égard de quelques autres emplois où il se trouve pris. Le judaïsme, comme d’autres marqueurs d’être, me semble être une pratique : l’assignation à l’être neutralise, selon moi, cette valeur active, la déshistorise, pour l’écraser dans une essence ou une identité (même si on fait effort, comme beaucoup en ce siècle, pour ne pas oublier qu’« être » est un verbe) [3]. De mon « être juif », je n’admets donc aucun déni, face à quelque anti-judaïsme que ce soit. Mais l’expression ne me semble pas exprimer de façon exacte ma vision de la condition partagée. Juif, oui, sans aucun doute. Mais être, cela reste en question.

Poursuivons. Dans le souvenir de mon père, et de nombre des miens, j’associe le judaïsme à une forme de joie. Mon père avait, et montrait, ce qui m’apparaît comme un habitus juif : joyeux. De quoi s’agit-il ? D’un goût de la vie, d’une préférence incessante pour la vie et le vivant plutôt que la mort et le morbide, dont j’ai appris bien plus tard, grâce à Elie Wiesel et Daniel Emilfork, le lien avec l’injonction mosaïque : choisir la vie[4]. Evidemment, cette prescription n’est en rien l’apanage du judaïsme : une telle prétention à l’exclusivité serait ridicule, voire ignoble. Je dis simplement qu’elle m’est parvenue dans ce contexte, associée à cet héritage. Quelque chose comme : « nous, juifs, voulons toujours la vie et le vivant. Ne nous occupons pas de la mort, ce n’est pas notre affaire.[5] » Cette joie s’exprime, selon l’idée que j’en ai, par un vif goût du rire. J’aime quelque chose comme un rire juif, une joie de rire et un rire de joie, beaucoup vus dans mon entourage d’enfance. Je regimbe chaque fois que je vois défendre les juifs et le judaïsme en arborant mine sombre et comportement de grincheux. Bien sûr, la situation présente est, par certains de ses aspects, difficile. Mais, précisément : un des affects juifs reconnaissables pourrait être, même par temps couvert, de ne céder en rien sur la joie, et un certain sens du rire.[6]

Par delà ces préalables quasi-affectifs, et pour continuer de caractériser l’héritage juif à quoi je me sens, ou me veux, fidèle, je voudrais évoquer trois thèmes inégalement convenus : la loi, l’éthique, l’Etat. De façon classique, j’ai appris, enfant, que le judaïsme avait apporté au monde (je ne dis pas que je souscris à cette affirmation, trop exclusiviste à mes yeux, mais je l’ai reçue, et quelque chose de sa résonance se propage dans ma vie et ma pensée) le sens de la loi. Bien que mon père fût très réticent à tout enseignement biblique, il m’a relaté, et diversement commenté, le récit concernant Moïse et les Tables. Dans son athéisme, et son laïcisme, il traduisait cela en : le judaïsme accorde une priorité au sens de la loi – de la prescription juste, de l’injonction ou de la norme fondatrice – sur toute autre valeur. Pour lui, le divin je signifiait rien d’autre que : la loi vaut, par-dessus tout. Mais qu’est-ce que la loi ? En quel sens faut-il l’entendre ? Cette primauté a-t-elle pour conséquence un comportement soumis ? Au regard de quelle législation : républicaine ? religieuse ? subjective ? En vérité, il était assez légaliste (en bon instituteur républicain), mais néanmoins, comme communiste, convaincu que certaines lois injustes devaient être combattues. Quant à la loi religieuse, et en particulier ses prescriptions tatillonnes, il s’en moquait – au double sens du mot : il en riait, et il les ignorait avec indifférence. Restait donc la loi des lois, qui régit et commande toutes les autres : la loi morale. Ce qui fait jonction avec le second point, central, de l’héritage. Pour lui le judaïsme signifiait une priorité sans faille de l’impératif éthique. Ce qui ne conduisait certes pas à sanctifier le judaïsme pratique, effectif, qui bien souvent se caractérisait, à ses yeux, par un immoralisme inacceptable. Il s’agissait donc de faire comparaître, devant le jugement d’une sorte de judaïsme transcendantal, les compromissions ou vilénies dont s’accommodait trop aisément une part du judaïsme concret. Le judaïsme de fait dérogeait à la vocation d’un judaïsme primordial, apriorique. On peut reconnaître là une certaine dimension du prophétisme, lequel n’a cessé de fustiger les juifs au nom de leur infidélité à la vocation judaïque. Ce sens du judaïsme m’apparaît comme une valeur critique encore actuelle. C’est pourquoi je ne peux m’empêcher de reconnaître une sorte de filiation remontant à des juifs d’exception, d’autant plus fidèles, à mes yeux, à ce judaïsme transcendantal qu’ils ont dû rompre avec le judaïsme de fait : Spinoza bien sûr, mais aussi Marx assurément, et peut-être Freud, Bergson, Simone Weil, Husserl, à travers toutes sortes d’errements que je ne peux approuver. Et, dans une autre lignée, Buber, Benjamin, Derrida, Judith Butler. Ça fait du monde.

L’éthique, donc. Malgré des dimensions insupportables, je ne peux m’empêcher de trouver sans cesse une joie à lire Lévinas. Pas tout Lévinas, pas tout le temps. Mais dans Lévinas (et dans la lignée lévinassienne chez Derrida), une impulsion philosophique par laquelle je ne peux m’empêcher d’être touché. Pas son machisme, exaspérant. Pas sa condamnation de Spinoza. Pas sa politique, plus d’une fois suspecte (ce que n’est jamais, à ma connaissance, celle de Derrida). Mais tout ce qui dans Lévinas converge vers sa critique de l’ontologie : de l’être, de l’essence. Au nom d’une archi-éthique : une visée du bien au-delà de l’être, d’un bien qui outre et précède toute visée d’essence. Même si elle n’est pas exempte de revirements (« être juif »), la critique lévinassienne de l’ontologie me paraît une contribution déterminante à une remise en question de ce primat de l’être par quoi la pensée contemporaine s’est laissé à nouveau saisir, dans plusieurs de ses variantes et modalités. Peut-être faut-il s’exiler d’une pensée de l’être, comme Derrida l’a plus d’une fois fait entrevoir, au profit d’une éthique du transport, de la mue, du soulèvement. Il faudra y revenir[7].

Reste l’Etat. Mon père, puisqu’il s’agit encore de lui – il faudra que je m’explique sur cette insistance – reconnaissait au judaïsme une vertu d’exception : l’absence d’Etat. C’était peu après la création d’Israël, qui à cet égard lui paraissait une sorte d’anomalie par rapport au cœur de la vocation juive. Pour lui, la force du judaïsme tenait à sa capacité, extraordinaire, de s’être maintenu sans Etat. Singularité qu’il lui reconnaissait volontiers, alors qu’il s’appliquait par ailleurs à considérer toutes les religions sur un même plan. A la différence du christianisme (religion d’Etat, en de si nombreux espaces), ou de l’Islam, ou d’autres, le judaïsme avait manifesté son étonnante aptitude à se perpétuer, et à se transmettre, hors de toute structure étatique. Ce qui faisait son admiration : parce que le cœur de cette obstination par laquelle le judaïsme s’était maintenu tenait alors à l’idée, la pensée, la loi, l’éthique, la morale, ou encore le livre. Le judaïsme révélait cette puissance interne d’une communauté fondée sur le sens, pas sur le fait ou la force. C’était son éminence, sa valeur d’exemple. Et en ce sens – c’est à cela que je voudrais en venir – son judaïsme annonçait ou préfigurait son communisme : l’extinction de l’Etat, c’est bien ce que le communisme cherche à rendre possible. Le but de la révolution était d’abolir l’Etat. Il me disait beaucoup qu’au regard des fins, communisme et anarchisme étaient identiques. Seul le sens de la voie différait. Du coup, le judaïsme manifestait une sorte d’anticipation, d’utopie en acte : comme communauté sans Etat, il était un communisme réalisé avant l’heure, un communisme de l’annonce. Là encore, le judaïsme de fait n’avait rien d’utopique, et mon père était bien placé pour voir ce que le fait juif comportait, par bien de ses aspects, de décevant ou de passéiste : de cela, il s’était détaché en quittant la piété juive pour adhérer passionnément à la République, à la laïcité, à la Révolution. Mais ce détachement valait comme fidélité : pour mieux accomplir ce que lui avait appris son enfance juive, il était devenu républicain et communiste. En ce sens, la haine fasciste voyait clair : oui, en un certain point, judaïsme et communisme buvaient bien à la même source.

Joie de vivre et de rire, éthique intransigeante, répugnance à la force et à l’Etat : tels seraient mes points d’ancrage dans un héritage juif. Mais on voit que, du même coup, cet enracinement alimente une puissance de refus : partout où des juifs, au nom du judaïsme, manquent au respect et au goût de la vie, propagent la tristesse ou la haine, enfreignent l’exigence éthique de défense des persécutés, cèdent à la valorisation de l’Etat et de ses attributs (armée, police, bureaucratie), tout ce qui me vient de mon père et de sa fierté juive se hérisse et se cabre.

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[1] Cf. D.G., Un sémite, Ed. Circé, 2003, trad. angl. par Ann et William Smock (A Semite, A Memoir of Algeria) Columbia University Press, 2014.

[2] Cf. Un sémite, ouvr. cit., pp. 20-22, 37, 42-43.

[3] Sur quelques uns de ces marqueurs d’être et leur critique, un travail est en préparation, à paraître un jour (j’espère).

[4] J’ai joué, à l’automne 1974, dans une pièce d’Elie Wiesel, Zalmen ou la folie de Dieu (Ed. du Seuil, 1968), mise en scène par Daniel Emilfork (Théâtre de la Nouvelle Comédie, devenu depuis La Pépinière Théâtre). Cette pièce contient la formulation suivante : « Dieu exige de l’homme, non pas de vivre, mais de choisir la vie » (p. 58), qui se réfère à l’exhortation de Moïse arrivé aux confins de la terre où il n’entrera pas. Cf. Deutéronome, 30, 19. Cette injonction, et son commentaire lumineux par Daniel Emilfork, m’ont beaucoup éclairé sur le point que j’évoque. Emilfork était aussi, à sa façon et entre deux orages, un homme profondément joyeux.

[5] On peut penser évidemment à Spinoza : « L’homme libre ne pense à rien moins qu’à la mort, et sa sagesse est une méditation non de la mort, mais de la vie » (Ethique, IV, proposition 67). Et, a contrario, tout aussi évidemment à l’être-pour-la mort heideggérien.

[6] Ce qui a sans doute un certain rapport au topos de l’humour juif. Mais je préfère la référence au rire – l’humour, comme on sait, pouvant verser dans la noirceur. Pour la joie, le rire, à nouveau : aucune exclusivité. La joie dont je parle, et son sens du rire, sont liées à une certaine tonalité, par exemple méditerranéenne (entre autres), perceptible chez de nombreux Arabes ou sud-Européens, mais ailleurs aussi (Afrique, ou dans bien d’autres lieux). On la trouve (de façon inattendue au regard des clichés) chez Artaud, selon qui « il y a dans le rire une idée pure, une idée bienfaisante et pure des forces éternelles de la vie » (Mexico, 18 mars 1936, in Messages révolutionnaires, Folio-Gallimard). Hors donc tout apanage judaïque, je redis simplement, comme plus haut, qu’un goût de vivre, un sens de la joie (de vivre), une propension au rire, me sont parvenus, dans mon histoire personnelle, comme liées à l’héritage juif. (Pour le rire, il faudrait ajouter, comme Ferré : « ça dépend de quel rire » (in Le Chien). D’un certain rire, méchant et aigre, je m’écarte résolument).

[7] Si je puis dire. Parce que la critique de l’ontologie est aussi une critique du retour. Cf. Lévinas, « La trace de l’autre » (1963), in En découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger, Vrin 2001, pp. 264-268.  Et aussi D.G., Hypothèses sur l’Europe, pp. 291 et suiv.

11.10.14

 

Cette nuit, un rêve, que voici. J’essaie de le rapporter dans sa sécheresse, et dans ce qui apparaît, comme pour tout rêve relaté, à tous les coups, comme son inanité, surtout après quelques heures (c’était au milieu de la nuit. Entre deux sommeils, j’ai pensé en faire une nouvelle note, avec le titre qu’ici je lui donne. Je me suis rendormi, ai donc rêvé encore sans doute, et je crains que le souvenir soit maintenant moins aigu).

Je suis invité à participer à un débat. Je devrai m’asseoir à une table, rectangulaire, longue, au côté des autres intervenants, face au public dans une sorte d’amphi. Mais je n’ai pas encore atteint la salle. J’y vais. On m’accompagne. C’est à Paris IV. Un peu en retard, je serai le dernier arrivé. C’est une faute, on m’attend. À la différence de ceux qui sont déjà là, je ne suis pas tout à fait philosophe, pas tout à fait légitime (à mes propres yeux, peut-être aux leurs). Je devrai me mettre en bout de table, sur le bord (presque de profil, les autres seront de face). Je me demande par quel angle je vais aborder mon intervention, qui n’est pas prête. Je vais manquer de préparation, et donc d’assurance. Je ne vais pas être assez philosophe. Mon discours risque d’être faible, alors que je sais (dans le rêve) que je suis capable d’être à la hauteur. Je réfléchis, je me demande comment faire, tout en marchant vers la salle, cependant que quelqu’un à mon côté m’accompagne, mandaté par les organisateurs. Je ne vois pas son visage, mais il est là, sur le côté.

C’est très mal organisé. Les gens attendent, l’heure passe. Est-ce qu’ils s’impatientent ? Il faut traverser beaucoup de salles intermédiaires pour arriver au lieu prévu. De l’une à l’autre, on descend, chacune en contrebas de la précédente. Il y a beaucoup de monde. Peut-être qu’avec ce retard ils commencent à partir, à se raréfier. Je marche, traverse les lieux intermédiaires. Je n’arrive pas à rejoindre la salle de la table. Sur le chemin, je trouve ma fille, à qui je fais appel devant la difficulté. Elle est attentive, et veut m’aider. Elle me dit : « Mais Papa, Derrida !… », parce qu’elle a pensé que je lui demandais sa contribution au débat : soit de venir à la table avec moi, soit d’intervenir d’une façon ou d’une autre, et me signifie par cette exclamation que ce n’est pas dans son ordre de préoccupations. Je réponds : « Mais pas du tout ! Je ne te demande pas cela ! » Puis j’aperçois sa mère, en conversation avec quelqu’un d’autre. Je la vois de dos.

Est-ce que j’arrive au but ? Si j’arrive y suis-je seul, devant une salle presque vide ? Les autres déjà partis ? En tout cas on me jette dans un bus, un véhicule bondé, on m’y fourre, la réunion va se tenir ailleurs. C’est un bus jaune, qui me rappelle certaines voitures de la Poste. Je ne me souviens pas de cet ailleurs. Je ne sais plus si j’y parviens. Je n’en retiens aucune image, aucune séquence. Quelque chose n’a pas eu lieu, comme c’était prévu. Le débat, en tout cas, ne se fait pas.

Je retourne vers le premier site. Seul, me semble-t-il, cette fois. C’est archi-plein, salles combles. Je ne vois pas la table, je ne m’en préoccupe pas. Je ne vois que les travées, qui seules m’importent (quelque chose des gradins de l’amphi Richelieu). Je ne m’occupe que de ceci : j’ai perdu mon imper (bleu) et surtout une sorte de portefeuille, qui contient mes papiers. Ce portefeuille, que je ne trouve pas, mais que je me remémore, est un peu épais, plein de papiers fourrés au milieu, un peu comme mes facturettes de carte bleue quand je suis en voyage et ne peux pas les ranger chez moi. Mais ce n’est pas cela : ce sont mes papiers, et parmi eux un papier particulièrement important, que je ne dois pas perdre. En plus de l’imper et du portefeuille, j’ai aussi égaré une clé, ma clé, avec un manchon noir et un corps de métal long, plat et dur, comme la clé de la voiture de location que je viens d’utiliser à Amiens (un peu aussi comme la clé de mon domicile, dont la serrure a été changée il y a quelques jours). J’ai perdu ma clé, mon portefeuille, mon imper bleu. Il me les faut. Je les cherche dans les travées, je les demande à ceux qui sont assis dans le public. Le projet d’intervention a disparu. Je ne m’en soucie plus (et même cette disparition n’existe pas formellement dans le rêve, je la déduis). Je ne me soucie que de chercher mes papiers.

Quelqu’un, de l’auditoire, me les glisse. Je les retrouve, je les ai. L’imper, le portefeuille, avec les papiers dedans, dont on aperçoit les bords. Celui qui compte, au milieu, y est. Je le sais, je n’ai pas besoin de vérifier. Je crois me souvenir que j’enfile l’imper. Les papiers sont dans ma poche. Je sors de l’amphi.

Voici ce qui m’importe ici, et qui occasionne cette note. Je me réveille. C’est la pleine nuit. A ce moment, je me trouve dans une sorte de paix, de joie sereine, qui m’est communiquée par le rêve – lequel pourtant a des aspects de cauchemar. Je me réveille heureux. Pourquoi ? Parce que cela finit bien, évidemment (je retrouve mes papiers, mes affaires, je sors.) Mais aussi parce que je reçois, du rêve, une sorte d’injonction, comme  un conseil : ne cherche pas à faire semblant d’être l’un des leurs, d’être comme eux, parmi eux. Cherche tes papiers. Trouve.

Ca me fait du bien. Je suis d’accord, je pense : mais oui, je vais tenter de vivre comme ça.

Alors me vient le titre de cette note : Éthique du rêve. Et je me dis : le rêve n’est pas seulement une expression (de forces, de tendances). Il ne traduit pas seulement un état. Il tient un discours, et même, en la circonstance, un discours qui fait entendre une prescription, un appel. L’appel ne vient de rien d’autre que de ce qui se joue dans le théâtre de mes pensées, mes affects, ma vie, consciente et inconsciente, évidemment. Mais une part de ce discours se formule en injonction, et me désigne une route, une voie. C’est une parole éthique. Elle peut être réduite au silence dans la vie éveillée, et se faire entendre depuis le rêve.

La parole qui me parvient m’apaise et me rend heureux. Il arrive bien sûr, et souvent, qu’elle produise de tout autres effets. Ici c’est une parole amicale. Une injonction, oui, mais pas un ordre dur et autoritaire. Plutôt un conseil d’ami, venu du fond de moi (et d’un au-delà de moi au fond de moi). Si c’était un cauchemar, je me dirais plutôt : le rêve m’alerte, sur une menace – menace « interne », bien sûr, de comportement, de conduite, menace éthique. Mais ici le caractère amical se mesure à ce que cela me fait du bien, m’apaise, me rend en accord avec moi-même. Ce que je sens, comme physiquement, au réveil.

Et je pense : il faut penser depuis Freud, même pour aller ailleurs que là où il est parvenu. L’inconscient, ou ce qu’il a tenté de pointer sous ce nom, est encore une des richesses de notre devenir. A condition de l’entendre au-delà des seules interprétations freudiennes.

*

Plus loin, je discuterai l’injonction entendue ce matin. Pour ne pas la formuler seulement en termes d’autonomie. (Sois autonome, vis par toi-même, etc.) Ce concept – autonomie – et l’« auto » qui le construit, me laissent très insatisfait. Je voudrais penser une émancipation (pour l’appeler ainsi, provisoirement) qui ne se fonde pas dans ce repli sur « soi », sur le « soi ». J’y viendrai.

27.09.14

1. L’un des signes les plus sûrs de l’affaiblissement de la pensée émancipatrice est la faveur de catégories empruntées à Carl Schmitt[1]. Celui-ci construit « la notion de politique » à partir de l’opposition entre amis et ennemis[2]. Toute politique serait toujours bâtie sur ce fondement, et en ce sens, la politique s’établirait nécessairement dans l’horizon de la guerre, puisque c’est dans la guerre que la différence entre amitié et hostilité devient la plus nette. On pourrait dire, en décalant la célèbre formule de Clausewitz, que pour Schmitt la politique est toujours l’anticipation de la guerre avec d’autres moyens.

Or, il est possible de penser – même si c’est très difficile à soutenir dans le contexte intellectuel du moment – que, tout au contraire, une pensée émancipatrice vise une sorte d’universalisation de l’amitié. Il n’y a d’émancipation possible que si tous les humains, pour ne parler que d’eux, sont envisagés, au moins potentiellement, dans une visée amicale. L’émancipation, c’est bien cela : vouloir penser tout humain comme un ami. (Ici le « comme » est essentiel, je fais signe par là vers la théorisation qu’en élabore, infatigablement, l’ami Michel Deguy. « Comme », opérateur poétique par excellence, désigne alors le mot amitié comme un analogue décalé, un transfert bancal, pour comprendre toute relation humaine – dans une perspective d’émancipation.) En ce sens, ne le cachons pas, la perspective émancipatrice, ainsi entendue, laisse résonner en elle la parole d’un juif de Palestine : « Aimez vos ennemis »[3]. C’est l’anti-Schmitt absolu. La distinction entre amis et ennemis s’en trouve brouillée, puisque le geste d’amitié (aimer) se porte sur les ennemis eux-mêmes. Apparaît dans cette proposition la visée d’émancipation la plus radicale, non pas renvoyée au futur d’un temps où l’inimitié aura disparu, mais au contraire pratiquée au présent, au cœur du conflit et de l’hostilité, comme acte d’amitié. (Cette parole est encore devant nous. Oui, « nous » : supposés marxistes, révolutionnaires, combattants. Cette parole est au-devant de nous, elle éclaire quelque chose de notre chemin si obscur.) Ainsi entendu, le projet d’émancipation demande une pensée amicale pour l’ennemi – serait-il le moins aimable. Amitié envers le bourreau. Envers l’assassin. Pensée d’amitié pour le pire. Donnez-lui le nom que vous voulez.

Il ne s’agit pas de se gratifier, de se rehausser par l’idée d’une générosité superbe et sans bornes. Mais de penser que ce dont il faut s’émanciper, c’est, au bout, de l’inimitié, de l’hostilité comme telle, ou, pour le dire autrement, de la guerre, en tant que catégorie transcendantale. Assurément, sur ce chemin, il y a des conflits, où il faut entrer avec fermeté. Il y a des combats, donc des adversaires. Mais la victoire, intensément voulue, n’est pas voulue comme écrasement, suppression de l’antagoniste. Elle n’est voulue, en quelque sorte, que si elle se nie elle-même comme victoire, si elle est victoire aussi sur la victoire, si elle n’abolit l’adversaire qu’en abolissant le vainqueur aussi bien. C’est, par un certain versant de sa pensée, ce que dit Marx. La victoire du prolétariat n’est pas seulement la victoire d’une classe sur l’autre : elle est la suppression de toutes les classes, et donc du vainqueur autant que des vaincus. « Si le prolétariat emporte la victoire, cela ne fait absolument pas de lui le côté absolu de la société, car il ne l’emporte qu’en s’abolissant lui-même et son contraire. »[4] Le prolétariat n’est le sujet positif de la lutte des classes, et de l’avènement du communisme, qu’en tant qu’il affirme la négation (en acte) de toute division de classes, et donc en tant que sa victoire libère l’humanité entière, intégralement, c’est-à-dire tous les individus humains – même l’individu capitaliste, l’individu patron. La victoire du prolétariat libère le patron.

2. Evidemment, dans les faits, les choses ne se sont pas passées ainsi, en particulier dans les régimes qui se réclamaient du marxisme. J’y viens. Pour l’instant, je vais au bout de ma ligne, en disant que cette idée (d’une libération intégrale de l’humanité entière, de tous les individus humains) est le point qui signe l’hétérogénéité radicale avec le nazisme. Le nazisme, même dans ses développement les plus fumeux ou les plus mensongers, même par idéologie trompeuse, n’a jamais prétendu libérer les juifs. Le nazisme a toujours voulu les neutraliser, les vaincre, puis les anéantir. Pas plus qu’on n’a entendu, que je sache, Hitler souhaiter la disparition de l’Allemagne, comme Marx celle du prolétariat. Le marxisme, au moins en idée, a prétendu que la victoire du prolétariat représentait une victoire de cette phase historique sur elle-même, et que donc même l’individu capitaliste s’épanouirait dans la disparition de son rôle, lequel « nous donne à voir le capitaliste asservi au rapport capitaliste tout autant que le travailleur au pôle opposé »[5]. A cet égard, et en ce point précis, qui n’est pas de détail mais qui à mes yeux conditionne l’interprétation du siècle passé, l’hétérogénéité entre marxisme et nazisme est totale.

Comment comprendre, alors, que les régimes politiques et sociaux qui se sont réclamés de Marx aient mené des entreprises de liquidation des adversaires, dont la brutalité et la cruauté ne sont que trop semblables à celles conduites par les régimes fascistes ? Oui, le marxisme étatique a procédé aux meurtres de masses, à une échelle colossale. Et cela, depuis les années 20 jusqu’aux années 70 du XXème siècle, au moins. Je note, à titre de petite digression (qui à mes yeux n’en est pas une, même si sa portée en ce point peut sembler limitée) que la férocité sans frein des régimes dits communistes s’est exercée, en particulier (pas seulement bien sûr, ni même principalement, mais tout de même de façon très déterminée) sur des marxistes, et en particulier sur tous ceux qui, très nombreux, dénonçaient avec une énergie et une lucidité aiguës la transformation dictatoriale des révolutions. Je ne vois pas que le fait ait un équivalent strict pour le nazisme. Bien sûr, il a eu ses dissidents. Mais ceux-ci, même liquidés violemment comme Röhm et les SA en 34, n’ont pas été systématiquement persécutés tout au long de l’histoire du régime, et surtout ils ne l’ont pas été pour avoir dénoncé sa forme dictatoriale, ses massacres et sa violence répressive. Alors que les marxistes dissidents l’ont fait, pendant plus de cinquante ans, et l’ont payé très cher. Mais l’essentiel n’est pas là.

3. Voici mon hypothèse : la transformation dictatoriale du communisme est sa fascisation. Et même, à partir d’un certain moment, sa nazification. Non par une simple analogie dans l’ignoble, mais par un processus précis et déterminé de contamination. Je pense que le stalinisme, en particulier, ne se comprend pas si on n’analyse pas la pénétration du fascisme et du nazisme dans le projet révolutionnaire soviétique. À deux niveaux principaux, au moins : d’abord, comme socialisme national (qui n’est que le double inversé du national-socialisme) ; ensuite, comme liquidation de toute la composante de démocratie radicale, proprement soviétique ou conseilliste, anti-étatique, qui était présente dans la Révolution russe et les révolutions européennes, au profit d’une captation de tout le processus par la dictature de l’Etat-parti nationaliste. On peut gloser longuement sur les causes de cette mutation. Mais le fait me paraît certain. Le stalinisme est l’expression d’une certaine victoire du fascisme au sein de l’état soviétique.

Or, cette assertion ne prend sa portée que si on la met en rapport avec cette autre. Le fascisme, et le nazisme, j’en suis convaincu, ont été des contre-effets de l’effroi provoqué dans certaines couches dirigeantes du capitalisme européen par la victoire de la révolution russe, une forme de réaction contre les risques de sa généralisation sur le continent, et au-delà. Le nazisme en particulier (mais le fascisme aussi) est une réponse à l’expansion du bolchevisme. Or cette réponse inclut l’assimilation d’une part des idées et pratiques des bolcheviks : intégration de la thématique « socialiste », critique apparente du capitalisme, formation d’un parti d’élite et de masse, mobilisation sociale « totale », etc. De sorte que fascisme et nazisme imitent, pour le combattre, certains traits du mouvement communiste, lequel à son tour, à partir d’un moment-charnière, s’incorpore une part de la dynamique fasciste et nazie. Ainsi, « communisme » et nazisme sont en quelque sorte pris dans un intense processus de duplication mimétique, frères ennemis unis dans une lutte à mort et dans une sorte d’accouplement monstrueux, mimétique et incestueux à la fois[6].

Cela signifie-t-il qu’il y avait « de l’amitié », au sens où je l’entendais au début de cette note, entre communistes et nazis ? Certainement pas : c’est tout le contraire. Le mimétisme est la duplication des haines. C’est la haine qui se propage et s’exalte en lui. La férocité de leur conflit exprimait, en la masquant aussi totalement au regard, la duplicité de leur constitution. C’est l’amitié au contraire qui est foyer de lucidité, de clairvoyance. C’est le refus de la haine qui éclaire.

Ce qu’en aucune façon Carl Schmitt ne permet d’entrevoir. Schmitt était nazi. Sa thématique de l’ami et de l’ennemi interdit de comprendre, dans ce cas, l’union profonde des ennemis, la coextensivité de l’inimitié avec la communauté de naissance et de développement. Pour ma part, dans la vision rétrospective de ce conflit (qui est aussi notre actualité) je me situe, sans la moindre équivoque, du côté du communisme – c’est-à-dire dans une visée d’émancipation universelle, aspirant à la libération de tous les êtres humains, pour ne parler que d’eux. Mais cette prise de parti ne devrait pas m’empêcher de garder l’œil le plus clair possible sur deux éléments de pensée. D’une part, le fait que le conflit contamine toujours les combattants, qui sont pris dans un processus mimétique – et que l’émancipation doit s’affranchir de ce mimétisme au moins autant que des autres formes d’asservissement. D’autre part, la conviction difficile que l’émancipation concerne tous les humains, donc les ennemis aussi. Tant que je garderai ce cap, je risque moins de me laisser happer par le mimétisme de la haine. Il s’agit d’un a priori d’amitié : faire preuve d’amitié (de désir de compréhension « affectueuse », du sentiment d’une certaine fraternité transcendantale), même à l’égard de Schmitt, que tout me porte à exécrer. De Céline, Drieu, Brasillach. Et de leurs continuateurs, sous toutes les latitudes. Non pour mollir, émousser la division, affaiblir la volonté. Peut-être même cette détermination, amicale, forme-t-elle le cœur (émotion et courage) de ce qui permet une fermeté d’âme et de pensée. En tout cas (je m’en expliquerai aussi) : désormais.

Amitié transcendantale envers tous les humains – pour ne rien dire de quelques autres. Sans aucune exception. Cela me paraît une condition intraitable de la pensée émancipatrice, – désormais. Désormais n’est plus hier.

*

[1] Juriste allemand, 1888-1985.

[2] C. Schmitt, La notion de politique (1933), Champs-Flammarion 1992.

[3] Evangile de Matthieu, 5, 44.

[4] La Sainte Famille, trad. Lucien Sève, in K. Marx, Ecrits philosophiques, Champs-Flammarion, p. 169.

[5] Le Capital, chapitre VI, trad. Lucien Sève, dans K. Marx, Ecrits philosophiques, Champs-Flammarion, p. 314.

[6] Cf. D.G., Hypothèses sur l’Europe, Circé, 2000, p. 182-188. Trad. Ch. Irizarry, About Europe, Philosophical Hypotheses, Stanford University Press, 2013, pp. 114-118.

19.09.15

En relisant divers textes des « classiques » du marxisme, ou de quelques continuateurs déjà anciens, et en comparant leur situation à la nôtre, deux fortes différences apparaissent.

1) Le point de départ, pour ces auteurs, n’est pas un changement souhaitable de l’état des choses, ou la vision d’un avenir désiré. Ils observent ce qui se manifeste sous leurs yeux. Ils sont animés par une passion du réel, au moins tel qu’ils le voient et le comprennent. Et cela (ce qu’ils voient, sur quoi ils se fondent) présente des caractéristiques frappantes pour un lecteur d’aujourd’hui.

Premier constat : ils se trouvent dans un monde agité par une tendance révolutionnaire. En France, je l’ai déjà rappelé, une onde insurrectionnelle n’a cessé de secouer la société depuis 1789, en 1830, 1848 (pour s’en tenir aux moments principaux, il y en a d’autres), 1870, et encore au XXème siècle en 1936, 1944, jusqu’en 1968. Cette vague, ou série de vagues, agite de nombreux autres pays d’Europe et du monde, pour déboucher, après 1900, sur les révolutions russe (1905, 1917), chinoise (1927, 1949), cubaine (1959), et d’autres. C’est un monde entré « dans l’ère des révolutions » – pour reprendre l’expression de Rousseau, qui n’en était pas encore le témoin, mais l’annonçait avec une étonnante clairvoyance. Il en résulte qu’en faisant le portrait de bouleversements à venir, et de leurs conditions ou modalités souhaitables, il ne décrivent pas ce qu’on appellerait aujourd’hui une « utopie » – ils ne font (à leurs propres yeux) que tirer des leçons d’événements multiples, et en déduire ce qui leur paraît nécessaire et possible.

Deuxièmement, nombre de ces révolutions sont victorieuses. Sans que les régimes qu’elles instaurent correspondent exactement aux souhaits de leurs initiateurs, elles abattent les pouvoirs en place, les remplacent par des structures modifiées, où souvent les leaders révolutionnaires assument, au moins pour un temps, des rôles dirigeants. Là encore, les révolutionnaires n’apparaissent en rien comme des utopistes, encore moins des rêveurs : plongés dans un réel qui, en partie, confirme leurs vues, ils prennent une part active à la réalisation de leurs objectifs, jusque dans des gouvernements.

Enfin, ces révolutions, dans certaines de leurs phases, engagent des couches populaires clairement identifiables. Les révolutions du XIXème siècle mobilisent d’innombrables militants ou combattants ouvriers. Ceux-ci n’ont pas l’exclusivité de l’action : y participent des individus, des groupes, des foules issus d’autres milieux : artisans, petit peuple urbain, intellectuels, paysans dans certains cas. Mais les ouvriers y sont présents et actifs. Ils s’organisent dans des mouvements structurés. De sorte que, lorsqu’ils évoquent « le prolétariat », les penseurs du marxisme ne font aucunement référence à une chimère. Il s’agit d’une classe ouvrière réelle, concrète, qui montre de fortes dispositions au soulèvement, et qui n’attend pas le marxisme ni les marxistes pour s’en rendre compte. Les différents courants marxistes en viennent à imprégner le mouvement ouvrier, mais celui-ci les précède et les déborde. En tout cas, l’expression « mouvement ouvrier » ne recouvre pas une fable : les ouvriers sont actifs, organisés, et souvent jusqu’à l’insurrection.

Notre situation est profondément différente. Dans les dernières décennies – en tout cas après 1968, date-charnière – les mouvements révolutionnaires ont paru se raréfier, leurs victoires sont devenues plus douteuses et, c’est peut-être le point le plus décisif, on ne sait pas caractériser les forces qui les portent et qu’ils expriment. Un des essors les plus neufs, observés durant ces dernières décennies aura été ce qu’on a appelé les « printemps arabes ». Mouvements d’une nouveauté profonde, mais dont le sort a été incertain, et le reste. Plus tôt, une composante révolutionnaire entrait sans doute dans les soulèvements qui ont mis à bas les régimes post-staliniens, ou qui ont échoué à le faire (en Chine en 1989). Mais la régression vers le capitalisme a, pour l’instant, pris le dessus. Et on pourrait s’arrêter à de multiples autres insurrections qui ont secoué divers points de la planète. Aucune tendance claire ne s’en dégage : ni sur leur nature, leurs objectifs, leurs convergences éventuelles, ni donc, en aucune façon, sur leur avenir.

Du coup, « nous » (qui est-ce ?), qui tentons de concevoir un autre futur que le seul autodéploiement du capitalisme dans son cynisme et ses ravages, avons beaucoup de mal à porter sur le réel le même regard, passionnément observateur, que nos devanciers. Le réalisme semble équivaloir au cynisme : réalistes se disent les discours qui consentent à l’ordre, ou au désordre, des choses. Il « nous » faut pourtant un réalisme aussi intraitable – et sans doute plus – que celui des idéologies de l’état de fait, plus réaliste parce que prenant en compte plus d’aspects, plus multiples et contradictoires, de ce qui est, et de ce qui devient. Et qui nous permette de scruter la vie des vivants, afin de déceler quelles sont les forces qui portent à une autre régie du réel. Il y en a : puisque « nous » sommes là, avec notre insatisfaction et notre désir. « Nous » ne sommes pas le fruit d’un hasard ou d’une erreur : nous exprimons, à notre manière, des tensions du réel, et des possibles. Il faut apprendre à les lire.

2) Seconde différence, considérable. Les « classiques » du marxisme se réfèrent à un corpus théorique, constitué ou en voie de constitution, qui leur paraît clair et « scientifique ». On a beaucoup critiqué, à juste titre, cette qualification. Mais, sans l’exonérer de ses illusions et méfaits, il n’est pas interdit de penser qu’elle désignait aussi le fait de décrire des phénomènes effectifs, de les analyser de façon rationnelle et non magique, d’en chercher une interprétation cohérente, en aspirant à une véridicité partageable, contrôlable, pour tenter de sortir de l’approximation, du pathos, ou de l’impuissance.

Ces interprétations théoriques étaient, pour la plupart, centrées autour de la conception du « prolétariat » comme agent le plus actif du devenir historique. Bien sûr, cette conception n’aurait pas été possible sans les insurrections ouvrières que j’évoquais plus haut. Or, à nos yeux, la classe ouvrière se dérobe, dans sa réalité (consistante ou en déclin ?), son élan (émancipateur ou rétrograde ?), sa « culture » (devenue nationaliste ?) Et si elle fait défaut au cœur du projet révolutionnaire, nous ne savons rien des forces neuves qui pourraient porter la ressource d’un avenir positif[1]. Pour en sortir, je crois qu’on pourrait, prudemment, se poser la question comme suit. Pourquoi y avait-il un mouvement ouvrier, si vivace ? Par la convergence de deux éléments, semble-t-il. D’abord, un sentiment d’injustice. Les ouvriers se rebellaient parce qu’ils trouvaient leur situation (leur pauvreté, leur misère) injuste. La pauvreté, comme donnée brute, quantitative, n’a jamais suffi à provoquer des soulèvements. Des époques entières ont vu des populations plongées dans une profonde misère sans qu’éclatent d’authentiques insurrections. On ne s’insurge pas contre les intempéries, contre la pénurie pensée comme naturelle – contre les Dieux. L’abattement, l’apathie peuvent régner. L’insurrection suppose que la gestion des pouvoirs est désastreuse, ou la pénurie aggravée par des profiteurs. Elle suppose un pan du réel qui n’est pas admissible. Les ouvriers soulevés avec une telle fréquence pendant plus d’un siècle ont considéré que leur pauvreté côtoyait d’insignes richesses, ou qu’elle était indûment produite. Ce qui la rendait inacceptable. Deuxièmement : la misère ouvrière a été vue comme injuste, donc comme motif de soulèvement, parce qu’elle accompagnait la forte croissance de nouvelles richesses, due au progrès technique et à la mécanisation – et à laquelle était liée la constitution de la classe ouvrière elle-même. Le choc entre progrès technique, impétueux (comme on disait), et pauvreté ouvrière, devenait motif de colère parce qu’il s’inscrivait au cœur de la condition prolétarienne. Perception formalisée par le marxisme, selon lequel le capitalisme était condamné, de l’intérieur, par la contradiction entre forces productives et rapports sociaux.

Qu’en est-il, alors, de notre situation ? Le sentiment d’injustice ne s’y est pas atténué. Il s’est plutôt accentué, approfondi. L’analyse en est complexe : il existe sans doute des formes de résignation (si l’on voit le capitalisme comme nature des choses, rendant inévitable que certains humains soient infiniment mieux dotés que d’autres), voire de légitimation, lorsqu’on se résout à croire que l’injustice est normale, et sanctionne la différences des talents, des parcours, des « risques », etc. Mais cette soumission, souvent aggravée dans des limites nationales, se joint à un fort sentiment d’injustice, au plan planétaire. La richesse des zones riches, où la vie semble libre et aisée, universellement perceptible (par la circulation et la synchronie des images) devient un élément d’attraction intense pour les habitants des zones pauvres (ou soumises, cela va ensemble, à l’oppression et l’horreur guerrière). Un pays riche m’attire, si je pense : c’est pour moi aussi. Ou : aucune raison ne justifie que d’autres en profitent, et que j’en sois exclu. Ou : ce n’est pas acceptable, pas juste.

Que cela suffise à constituer la source d’un mouvement fort, étendu, pour un changement de principe organisateur, je me garderais bien de l’assurer. Mais je vois là, dans ce sentiment d’injustice, une limite que le capitalisme ne parviendra pas à franchir. « Objective », si l’on veut, même si elle est tissée de subjectivité. Les « idées », comme disait Marx, peuvent devenir des forces matérielles. Parce que je ne vois pas comment le capitalisme parviendrait à une répartition des richesses moins révoltante – l’injustice est au principe de son principe. Celle qui conduit certains humains à se trouver propriétaires, et donc décisionnaires, des moyens de production, de distribution et d’échange – et d’autres à s’en trouver dépossédés. La limite, indestructible, sur laquelle vient buter le capitalisme, sa borne objective, me paraît donc être, très paradoxalement, de nature morale. Ce qui peut assurément sembler d’un subjectivisme effréné aux yeux d’un marxisme plus convenu. Mais c’est ainsi : je ne vois pas comment le capitalisme pourrait résoudre, ou faire oublier, l’injustice radicale sur laquelle il repose. Elle se voit sans cesse plus crûment. La possibilité d’un mouvement visant à le dépasser trouve peut-être là son fondement : dans la perception par les humains du fait que l’aisance d’un côté, l’horreur de l’autre, ne sont pas acceptables, et que donc, à certains égards, ça ne peut pas durer.

 

Apparemment donc, nous ne voyons qu’injustice, et donc rébellion morale, intérieure, intime même, là où les grands anciens pouvaient observer des insurrections en marche. Nous nous trouvons plutôt dans la situation des hommes de pensée qui, à l’époque dite des Lumières, annonçaient l’échec d’un système de vie qui paraissait intangible depuis des siècles, et sans fin. Je cite, à nouveau, ces lignes célèbres de Rousseau : « Vous vous fiez à l’ordre actuel de la société sans songer que cet ordre est sujet à des révolutions inévitables, et qu’il vous est impossible de prévoir ni de prévenir celle qui peut regarder vos enfants. Le grand devient petit, le riche devient pauvre, le monarque devient sujet : les coups du sort sont-ils si rares que vous puissiez compter d’en être exempt ? Nous approchons de l’état de crise et du siècle des révolutions. »[2] C’est écrit en 1762 : je ne cesse de méditer cette date. Dans la France de Louis XV, où la monarchie peut sembler éternelle – elle dure depuis huit siècles, si on se fie (comme elle) au principe dynastique. Et Rousseau ajoute, en note : « Je tiens pour impossible que les grandes monarchies de l’Europe aient encore longtemps à durer : toutes ont brillé, et tout état qui brille est sur son déclin ». Tout état qui brille est sur son déclin. Ne peut-on le concevoir aussi de l’état du capitalisme, ou même de l’Etat du capital ?

*

[1] Je ne souscris pas à ce tableau unilatéral et, à bien des égards, fondé sur des clichés – même s’il inclut des noyaux de réalités qu’il ne faut pas esquiver. Mais on doit y joindre une lecture des nouvelles formes de la condition ouvrière, ainsi qu’une appréciation, plus profonde, des rapports de classes à l’échelle mondiale, et donc du nouveau prolétariat des pays du « Sud » – comme de grandes métropoles du « Nord ».

[2] Je souligne. Rousseau, Emile ou de l’éducation, Livre III. Par ex. GF-Flammarion 2009 (1966), p. 252. Ou Éd. du Seuil, « L’intégrale », vol. 3, 1971, p. 138.

16.09.14

Une question se pose à moi, en vue de la poursuite de ce blog. Comment faire un usage digne du « je » ? Il me semble – la fréquence un peu ralentie de mes « notes » en est peut-être un signe – que je devrais m’y engager, au moins par moments, de façon plus personnelle. Mais je crains l’écriture complaisante, narcissique. Alors je me demande : pourquoi ? Quel est le risque ? Comment faire ?

Pourquoi. Qu’est-ce qui m’amène à considérer ce changement (relatif) comme nécessaire ? Une pression intérieure, un sentiment. Comment les décrire ? Ils jouent d’abord dans la venue des sujets. Les questions se présentent, dans une sorte de brouillard, souvent par rebond d’analyses précédentes, le plus fréquemment en groupe. Plusieurs idées se frôlent, divergent, flottent quelques jours. Et puis, l’une insiste plus que les autres, se fait sa place, surnage. Or, cette idée, que je n’ai donc pas « choisie » au sens volontaire du mot, assez souvent depuis quelques semaines fait émerger un thème, une préoccupation, une séquence narrative où je suis personnellement impliqué. Je n’ai cédé à cette impulsion qu’une fois : lorsque j’ai rendu compte de mon mois de juillet en Avignon. Mais si je refuse cette suggestion intime, qui procède par élection, ou sélection, cela revient à rejeter une idée qui s’était pourtant imposée, en douceur. Il me semble que c’est dommage, et infidèle à une certaine loyauté à l’égard du processus. La nécessité m’apparaît aussi de façon plus réfléchie. En politique – pour prendre un exemple apparemment rétif, puisqu’on y attend plutôt un discours général – notre époque a désormais du mal à entendre des convictions assurées, si l’énonciateur reste hors de sa parole. Une certitude impersonnelle devient inaudible. La probité appelle une signature. C’est que la vérité change. Elle semblait s’exprimer, de préférence, dans un discours « objectif » – formulé du point de vue de l’objet. Cela ne tient plus. Déjà en littérature, la chose était mouvante : de Proust et Céline jusqu’à Michon (pour parler des grands), le « je » s’est fait sa place jusque dans le roman, pourtant habitué à des regards plus neutres. Voici que même en philosophie, le ton s’altère : Augustin était l’avant-coureur, mais de Descartes à Nietzsche, jusqu’à tant d’autres aujourd’hui, les penseurs les plus capables de déployer l’impeccable logique de l’argumentation prennent le risque de l’engagement personnel, narratif, incorporé. Sur un mode de plus en plus physique. Assurément, cette évolution peut donner lieu au pire : mais aucune invention, quel qu’en soit le domaine, n’évite sous-produits et contrefaçons. C’est la vérité qui change : elle n’est plus la congruence froide d’une idée avec les choses, mais le processus d’une enquête située : la vérité, c’est le chemin.

Quel est le risque ? Evidemment, la complaisance arrogante, la glorification de soi. Les protestations ne servent à rien. De véhémentes proclamations de modestie cachent mal un orgueil d’acier. Il ne s’agit pas de nier l’ego, ni ses prétentions. C’est la condition commune : nous aimons notre image. Même son rejet exprime un dépit. Elle est la matière même du moi[1], cette figure où nous cherchons, sur la face du lac, le reflet avantageux. Donc, le danger, en introduisant le « je », est de glisser en fraude les mirages égotiques. Mon papa, dont la culture était fruste, ne cessait de nous prescrire que « le moi est haïssable ». Mais la haine est de trop – ici comme ailleurs. Haïr le moi est lui faire trop d’honneur, lui ménager le recours du martyre. Il s’agit plutôt d’attention (porter attention, faire attention) : à cultiver le moi, on risque de ne pas faire jouer l’agent d’une action, le sujet d’un verbe, l’opérateur d’un ouvrage, mais d’apprêter la bonne figure, l’appareil du cliché, la pose. Il faut faire attention. Comment dire « je », sans solliciter, plus ou moins habilement, l’ad-miration envers mon portrait, mes vertus, mes qualités ? A mes yeux, c’est affaire de style. Le style est une morale, une éthique du discours. Dans ces domaines, il est raisonnable de ne prétendre à aucune grandeur. Il vaut mieux, disait Lacoue-Labarthe, viser une sobriété. Ainsi, la critique du moi ne doit pas brider l’engagement du je. Car l’engagement aussi est une règle éthique. C’est un principe de responsabilité. Etre responsable de ses paroles, de ses actes, c’est pouvoir en répondre. Et pour répondre, il faut pouvoir dire – comme Lévinas décrivant la présence à une (in)vocation – : « Me voici. »

Comment faire. Je tente une proposition, une hypothèse. Il s’agirait de distinguer la mise en gloire (de la majesté du moi) de la mise en scène (de l’activité du Je). Or, pour glorifier le moi, il existe deux sortes de procédures : l’une visible, l’autre cachée. Le moi peut être magnifié comme image majestueuse, dans les atours (positifs ou négatifs) de la souveraineté : royauté couronnée, ou maudite. Le moi est alors présenté dans sa valeur, ses couleurs, son cadre, ses mouvements, comme une picturalité figée, un schème corporel admirable – et je le redis, l’admiration, au moins chez les Modernes, peut se laisser fasciner autant par la bassesse que par l’éminence. Mais il est une autre façon de célébrer le moi (qui écrit) : c’est au contraire en absenter toute vision, et lui donner la place du démiurge, du créateur soufflant tout ce qui est dit, qui ne paraît jamais dans son dire. Le moi souverain (de l’écriture) est alors cette instance du dieu caché, qui fait agir sans se faire voir, et contrôle tout le discours depuis l’antre de son silence. Je pressens que ces deux gloires sont couplées, comme le Fils avec le Père. L’exposition du moi est théophanique : je me montre dans ma royauté (fût-elle souffrante, sacrificielle) pour incarner mon identité avec le principe incorporel de tout. A l’opposé, travaille la mise en scène (du Je, personne, ou « acteur »[2]). En effet, si l’auteur (du discours) entre, joue à vue, au lieu de tout actionner du dehors, si donc il est lui-même mis en scène, il devient une fonction, parmi d’autres, de ce qui est donné à voir. Le créateur est une fonction de la création, en elle. Pris dans l’espace, situé, le « je » n’est plus le point de vue de l’ombre, mais un corps, livré au jeu, entre les autres. Dans les dialogues de Diderot, souvent un personnage, parmi ses égaux, se voit, en cours de route, appelé « Moi », ou « Monsieur Diderot ». Figure pas plus admirable que ses comparses, qui à l’occasion se montre un peu ridicule. C’est le moment de dire que cette présence de l’auteur sur scène est un trait remarquable de la comédie : Molière bien sûr, les farceurs, aussi Chaplin et les burlesques, Woody Allen, Bernhard, Fo, Benigni, Moretti (beaucoup d’Italiens dans la comédie) – dont la figure n’est jamais en gloire, quoique très centrale en scène. Motif de ce qu’on peut chercher dans la mise en scène du « je » : sa présence mal fagotée, maladroite, trébuchante – qui fait sourire. Ni triomphale, ni martyrisée : finement espiègle.

Mais c’est un objectif très haut : stylistique, éthique. Autre chose est d’y parvenir.

[1] Je me réfère aux suggestions de la note précédente, du 9 septembre.

[2] « Personne » évoque ici le « personnage », le masque autant que l’absent, tout comme « acteur », dans la langue classique, désigne le comédien autant que le rôle.

Cet article a été republié, avec une introduction de Béatrice Viard, dans Les Cahiers de Présence d’Esprit, (dir. B. Viard, 16ème cahier, 2015).

 

9.09.14

Il est possible, me semble-t-il, d’opposer deux conceptions de l’identité. La première est celle de l’identité-racine. L’identité y est comprise comme réalité profonde, soubassement. Cette profondeur peut être celle d’un sol, ou d’une intériorité subjective. Dans les deux cas, il y a quelque chose, à la fois au fond et au-dessous de moi, qui me définit et me fonde. Je suis cela même, avant de le savoir ou d’en prendre conscience. C’est l’identité-socle, ou fondation, toujours exprimée en termes souterrains. La seconde conception est celle de l’identité-image. L’identité est alors plutôt au-devant de moi, elle me fait face. Elle est ce que je vois, et où je me reconnais, en pouvant dire : cette image, c’est moi. La vision en a été caractérisée, en termes forts, par Lacan dans son célèbre texte : « Le stade du miroir »[1]. C’est dans l’image reflétée que je me reconnais, et c’est d’elle que je peux dire : celui-ci qui m’apparaît et me mime, c’est moi-même. L’identité ainsi entendue est toujours devant, elle est, dit Lacan, spéculaire. C’est à cette conception que je me réfère, elle me paraît la plus pertinente. Mais l’opposition repose néanmoins sur trois paradoxes, que je voudrais tenter de situer.

Premièrement, « identité » veut dire : caractère de ce qui est identique, donc de ce qui est le même. Or, l’identité ne s’affirme que de façon comparative. Penser son identité suppose toujours qu’on déclare : je suis le même que moi. Comme le montrait Hegel, pour dire A = A, il faut paradoxalement poser deux fois le A dans la relation d’identité, et y ajouter l’opérateur, le signe « égale ». Donc l’identité – qui devrait être ce par quoi une chose colle à elle-même, sans aucun écart – ne s’énonce que dans la position d’un écartement (la proposition, le doublement) qui permet l’identification. Par exemple, de façon plus concrète, l’identité désigne ce qui persiste dans les changements. Je pense à mon enfance, je n’ai plus le même corps, les mêmes capacités, n’accomplis plus les mêmes performances ; l’identité me permet de dire que, malgré le temps qui a passé, à travers toutes ces modifications, je suis bien moi, celui qui a été enfant. C’est ce qui m’arrive en regardant une photo ancienne, et en éprouvant cette sensation étrange : je suis là, devant moi, à la fois méconnaissable et reconnaissable. Mais l’idée selon laquelle je suis le même écrase le jeu subtil de ces différences dans l’identité supposée. L’identification gèle ce processus complexe dans une simple mêmeté. Elle le subsume dans une invariance, une essence fixe. En vérité, cette opération est imaginaire. Elle construit, au-devant du jeu des différences et des continuités, une forme-idée censément unique. Elle annule le mouvement de la vie dans l’idée-image. C’est l’identité narcissique, l’identité en reflet. Car cette comparaison, qui fonde l’affirmation identitaire, ne peut avoir lieu que devant des objets posés comme images, dans un statut devenu image, imaginé. Du coup il faut compliquer un peu l’opposition posée plus haut : car l’identité-racine se révèle être, en tant qu’identité, une formation imaginaire. Le désir de fondation et de racines, lorsqu’il s’exprime en termes d’identité, se fourvoie et se montre infidèle à ce qu’il veut assumer. Ce qui me fonde et me porte se perd dans la revendication de mêmeté. Les racines, en raison même de leur vie profonde, n’ont pas besoin de la reconnaissance que suppose l’identification. Elles sont trop internes : la reconnaissance suppose le regard extérieur. (On peut ajouter ceci : la fondation doit être construite, creusée. La racine doit prendre racine, s’enfoncer dans le sol. La fondation et l’enracinement ne me précèdent pas dans une antériorité immobile : ils sont les fruits d’événements concrets, produits par une histoire. Rien donc, d’une essence fixe.) Ainsi, lorsque je dis que la seconde vision (de l’identité) paraît plus pertinente, ce n’est pas par indifférence à la fondation. La fondation m’importe et je l’aime : le terreau, la provenance, l’histoire, et même le transport qu’on appelle tradition. Mais tout ceci n’a aucun besoin de s’enfermer dans la catégorie, fixe et rigide, du même. Ce sont des données trop vivantes pour cela. C’est la notion d’identité qui transmue la fondation en image.

Deuxièmement. Cette conception de l’identité comme image peut être mise en relation avec les analyses de l’identité mimétique, telles qu’on les trouvait dans la première période du travail de René Girard, ou aussi dans Rousseau. On sait que Rousseau différenciait l’amour de soi et l’amour-propre. L’amour de soi, selon lui, est ce goût sain et salutaire qu’on éprouve pour soi-même : pour ses désirs, sa santé, son développement, en un mot sa vie. C’est le sentiment de soi qui porte à se protéger et se réjouir, sentiment affirmatif et intrinsèque. L’amour-propre, au contraire, est le souci de soi-même qui ne s’alimente que de la comparaison avec les autres : c’est le principe de la jalousie, de la concurrence – et c’est l’idée de moi qui se construit dans cette confrontation. En elle, je ne me pose que par différence et par rivalité. Cette analyse rejoint évidemment la « rivalité mimétique » de Girard, si fortement introduite dans ses premiers livres, notion qui ancre les conflits et les concurrences dans la compétition imitative. On peut relier ces deux conceptions, celle de Rousseau et celle de Girard, à l’idée de l’identité spéculaire, de l’identité-image[2]. En effet, pour me comparer aux autres, il faut que j’établisse une image de moi sur le même plan que la leur, que je dispose d’un reflet de ma personne qui puisse être juxtaposé et confronté à la vision que j’ai de leur conformation. Toute rivalité demande, comme son aliment, que je me voie en image dans une équivalence avec des existants extérieurs : pour cela il me faut une identité externe, imaginaire. Ainsi, en tant qu’image (spéculaire) l’identité se noue étroitement à la possibilité même des rivalités, et donc des conflits.

Troisièmement. Ces deux vues de l’identité peuvent être rapprochées de deux interprétations du sujet. Mais sans superposition exacte, au contraire, de façon déplacée.  D’une part, on peut voir le sujet comme substance : en s’attachant à la valeur du sub de subjectum qui pose le sujet comme réalité sub-stantielle établie sous les attributs et les actes, comme hypo-keimenon. Le sujet est alors ce que je suis au-dessous de moi-même, le substrat qui soutient mes actions et mes comportements, le « supposé sujet », comme le nommait fortement Jean-Luc Nancy[3]. Le sujet représente là une fondation originaire de l’activité de la personne, une continuité ou une priorité par laquelle je suis moi-même à travers mes actes : une identité. Dans cette conception, on le voit, se lient intimement la vision « fondationnelle » et l’image identitaire. Mais, de façon toute différente, on peut définir le sujet à partir de son sens grammatical. C’est le sujet du verbe, et ainsi pensé il n’existe que par ses actions, sujet des actes et du faire. Dans un tel mouvement, le sujet n’est rien par lui-même, mais tout par ce qu’il fait. Même « être » est pensé comme verbe, comme action, comme acte d’être. S’affranchir de l’identité-image, ce n’est donc pas, nécessairement, ignorer la catégorie du sujet. On peut se référer à un idée plus active, moins substantielle (substantive) que la position ordinaire, à un « je » qui ne se pose que dans le mouvement qui le met en action[4]. Car ces deux visions se référent, assez commodément, à la différence entre le je et le moi. « Je » n’existe que devant le verbe qu’il actionne. C’est le sujet grammatical, dans son plein exercice. « Moi » au contraire est bien le cas objet, le pronom substantivé et dé-verbalisé : le « je » vu comme objet, c’est-à-dire devant le regard, et donc comme image.[5]

Dans une telle logique, la guerre des identités n’est donc jamais la guerre des êtres, mais toujours celle des images. Images rivalitaires, qui n’existent que dans leur comparaison mimétique, comme conflit des fixations imaginaires.

*

[1] Voir Thomas Dommange : « Le miroir identitaire », Lignes n° 18 janvier 1993. Il faut lire, ou relire, cet article très remarquable. Et, bien sûr, J. Lacan, « Le stade du miroir comme formateur de la fonction du Je » (1949), dans Ecrits, Ed. du Seuil, 1966.

[2] Mais ni Girard, ni même Rousseau bien sûr, ne le font eux-mêmes directement. Le rapprochement est proposé ici.

[3] J.-L. Nancy, « Un sujet ? », in Homme et sujet (dir. D. Weil), L’Harmattan, 1992. Ce texte était la transcription d’une conférence donnée par Nancy à la Faculté de Psychologie de Strasbourg, et intitulée « Le supposé sujet ». Une partie de ces réflexions a été reprise dans Le Sens du monde, Galilée, 1993.

[4] Certains, comme Ricœur, et parfois Nancy, ont mis en relation cette position avec la différence entre « identité » (trait du moi) et « ipséité », trait du « je », ou peut-être du « soi ». Cf. P. Ricœur, Soi-même comme un autre, Seuil, 1990.

[5] On n’est pas tenu, bien sûr, de se vouloir indéfiniment tributaire de cette structure de l’opposition sujet-objet. Mais, dans ce contexte, elle peut avoir, provisoirement au moins, son usage.